Une autre vie - Frédéric LernerLorsqu'elles revinrent de Jadielle en fin d'après-midi, Lilith paraissait littéralement transformée. Elle portait à présent un tailleur noir uni, d'une extrême élégance, ainsi que des escarpins à talons aiguilles, mais d'une hauteur mesurée. Ses cheveux étaient soigneusement coiffés en un chignon banane qui lui conférait un air mondain, contrairement à son allure de débauchée habituelle.
- Vous voyez, c'est quand même mieux ainsi, non ? constata timidement la jeune fille tandis qu'elle s'observait dans la porte vitrée du laboratoire.
- Parle pour toi. J'ai l'air d'une prude étriquée, là-dedans. Cela ne me va pas du tout. Même au niveau vestimentaire, je vais devoir te donner des leçons.
- Quel comble de la part d'une femme qui a passé le dernier millénaire complètement nue dans une autre dimension.
- La classe, cela ne se perd jamais, et ce sera la règle numéro un, alors tâche de la retenir.
- Il va y en avoir beaucoup ?
- Autant que j'en jugerai nécessaire.
Alors qu'elles continuaient de discuter sans pour autant pénétrer à l'intérieur, une adolescente, d'apparence guère plus jeune que Cassy, s'approcha timidement de l'entrée. Solidement bâtie, elle devait mesurer un bon mètre soixante-quinze. Vêtue d'un survêtement élimé et d'un T-shirt particulièrement laid, elle n'avait rien pour plaire, avec ses cheveux tirés vers l'arrière et son visage dénudé de beauté.
- Qui est-ce ? demanda presque aussitôt Lilith pendant que la nouvelle venue jetait de brefs coups d'oeil aux alentours.
- Oh, je l'ignore. Enfin, je sais que c'est la fille d'un scientifique qui passe régulièrement au laboratoire pour discuter avec le professeur Chen, mais je ne connais pas son nom. D'ailleurs, en toute franchise, il ne m'intéresse pas.
- En même temps, qui pourrait s'intéresser à cela ?
La démone étouffa un rire et sa disciple en fit de même. Jusqu'à présent, elle ne s'était encore jamais moquée de personne, mais le sentiment de supériorité que cela lui procurait semblait si agréable qu'elle ne le regretta pas.
Elle s'observa ensuite elle-même, comme pour marquer la comparaison. Elle aussi avait fait quelques emplettes. Elle arborait désormais un pantalon de toile à la coupe classique qui retombait sur ses nus-pieds sophistiqués ainsi qu'un chemisier presque transparent dont le premier bouton ouvert laissait transparaître la dentelle crème de son soutien-gorge. Ses cheveux récemment bouclés ornaient joliment son doux minois d'une cascade noire.
- Règle numéro deux. Quelle doit être ta première opinion lorsque tu as affaire à une fille pareille ?
- Elle ne fait physiquement pas le poids.
- Parfait. Et ensuite ?
- Ensuite ?
Lilith parut blasée durant quelques secondes, avant de se reprendre en hochant la tête. Elle sortit de son sac à main un poudrier qu'elle plaça à hauteur du visage de Cassy afin que celle-ci s'observe dans le miroir.
- Comment te trouves-tu ?
- Irrésistible.
- Alors c'est le moment de le lui faire comprendre. Profite de ta beauté, car contrairement à la mienne, elle ne durera pas. N'hésite pas à la montrer au monde, et tu verras qu'il t'appartiendra.
Tandis que la femme remettait l'objet à sa place initiale, les portes coulissèrent pour laisser passer un homme d'une quarantaine d'années, aux temps grisonnantes mais incroyablement séduisant pour quelqu'un de sa génération. Immédiatement, les babines de la démone s'étirèrent en un sourire carnassier. A côté d'elle, sa disciple soupira, s'imaginant déjà le pire.
- En fait, oublie la mioche. J'ai un meilleur objectif pour toi.
- Attendez... Ne me dites pas que vous voulez que je...
- Pourquoi pas ? Ce sera ta première mission. Et n'oublie pas que tu dois faire honneur à mon nom. Je veux que tu le séduises.
- Impossible. Il travaille en collaboration avec le professeur Chen. Il serait capable de l'avertir si je tente de lui faire des avances. En plus, je vous signale qu'il a le double de mon âge.
- Justement, ce sera deux fois plus simple. Quel homme ne rêverait pas d'avoir une femme qui a l'âge de sa fille mais qui est beaucoup plus attrayante ? Qui plus est, je te ferai remarquer que le but pour lui n'est pas de te dénoncer, mais de céder. Je me moque bien de comment tu vas y parvenir, l'important, c'est que tu réussisses. Je te laisse quinze jours.
- Je refuse, rétorqua Cassy en croisant les bras sur sa poitrine tandis que l'homme s'éloignait avec sa progéniture. Imaginez une seconde que Régis s'en aperçoive. Il ne me le pardonnerait jamais.
- Probablement pas, mais pour l'instant, il s'est installé chez... Comment l'appelles-tu, déjà ? Ah oui, l'autre abruti. Donc je doute que sa principale préoccupation soit de savoir qui tu mets dans ton lit. Il a bien trop à faire avec celui qui partage le sien.
Elle le releva pas. La reine des Succubes et des Incubes avait un don inné pour s'exprimer avec des paroles très crues qui glissaient pourtant dans l'air comme de l'eau de roche. Rien dans sa vulgarité sublimée ne parvenait à la choquer, alors qu'elle s'en serait autrefois outragée.
- Trois semaines.
- Deux, pas une de plus.
- Et si j'échoue ?
- Tu n'as pas intérêt.
- Oui, mais si c'est le cas ?
Une lueur malsaine illumina un instant les belles iris de Lilith dont la bouche se tordit en un rictus. Cassy déglutit à grand-peine. En voyant son air sournois, elle regrettait déjà d'avoir posé la question.
- Je te marquerai de mon initiale au fer blanc, ainsi tu sauras toujours de qui tu es la disciple, et cela te passera l'envie de déshonorer à nouveau mon nom à l'avenir par un nouvel échec.
- Vous êtes complètement perverse. Sadique, même.
- Je sais. Tu verras, cela s'apprend, aussi, avec le temps.
La démone lui adressa un sourire entendu avant de rentrer dans le laboratoire. La démarche féline, le bassin se déhanchant à chacun de ses pas, elle fit se lever le regard de tous les scientifiques présents à l'intérieur. La jeune fille y pénétra à sa suite, l'air affreusement gauche quant elle-même n'était que grâce dans chacun de ses mouvements toujours minutieusement calculés.
- Alors ? lança gaiment le professeur Chen tout en faisant descendre un Germignon de sa table d'examen. Est-ce que vous avez trouvé tout ce que vous désiriez ?
- Oui, merci. C'est bien ma chance d'avoir égaré ma valise dans le bateau qui m'a conduit à Kanto.
- Bah, vous la retrouverez, j'en suis certain. Ils vous contacteront probablement, au port de Carmin, sitôt qu'ils auraient mis la main dessus. Ah, Cassy, j'ai besoin de toi. Je crois que Typhlosion a attrapé un rhume. Rien de bien méchant, mais lorsque je repense à la façon dont tu as soigné le Magby de Régis, je ne doute pas un seul instant que tu sois en mesure de faire quelque chose pour lui.
- Je vais voir cela. Lili... Lily, vous... Tu n'as qu'à monter, ou alors va faire un tour dans le village. Tu risques de t'ennuyer, sinon.
L'intéressée acquiesça brièvement et se dirigea vers l'escalier, sous le regard admiratif des deux employés qui ne cessaient de la contempler béatement. Elle les ignora royalement en montant les marches qui conduisaient à l'étage.
Cassy passa par la porte de derrière pour rejoindre le parc où les pokémon pouvaient s'amuser ensemble. Elle ne s'attendait cependant pas à ce que Régis s'y trouve déjà, armé de sa trousse à pharmacie et d'un mètre enroulé autour de son cou.
- Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-elle en le voyant mesurer le tour de taille d'un Floravol.
- Une sorte de visite médicale. Un dresseur ne va pas tarder à venir rendre visite à ses compagnons, alors je dois m'assurer qu'ils sont tous en bonne santé. Après tout, c'est notre devoir de nous en occuper tant qu'ils sont en pension chez nous.
- Ah, je vois... Ton grand-père veut que je soigne le Typhlosion enrhumé. Tu ne saurais pas où il est, par hasard ?
- Cherche les flammes, il sera au bout. A chaque éternuement, tu ne peux pas le rater, à moins d'être aveugle.
- Merci.
- Cassy, je...
- Oui ?
- Non, rien. Laisse tomber.
Elle allait s'éloigner, mais elle s'immobilisa, le pied suspendu dans le vide, afin de déclarer sans le regarder :
- Tu te souviens ? C'est comme cela que tout a réellement commencé.
- Mais cela n'effacera pas ton glyphe, à présent.
- De toute façon, rien ne part jamais complètement. Rien ne disparait. On apprend juste à vivre avec, que ce soit une présence ou une absence, et on s'acclimate plus ou moins bien au changement en fonction des bouleversements qu'il entraîne avec lui.
- Pourquoi avoir coupé les ponts avec tout le monde ?
En l'entendant prononcer ces mots, la jeune fille décida malgré tout de se retourner. Cette fois, c'était lui qui ne la regardait plus, occupé à brosser avec soin la fourrure flamboyante du Caninos allongé à ses pieds.
- Je n'ai jamais voulu cela.
- Cesser de leur parler ?
- Non, faire partie de la Confrérie. Ce n'était pas mon choix.
- Qu'est-ce que tu veux, alors ?
- Je ne sais pas.
- On sait toujours, Cassy. Où crois-tu aller avec Lilith ?
- Aucune idée. Je verrai bien.
- Tu ne peux pas partir à l'aventure de la sorte, sans même savoir où tu mets les pieds.
- Je ne peux pas rester non plus.
- Pourquoi cela ?
- J'ai besoin de changer d'air et, pour une fois, de redevenir maître de mon destin sans rendre de compte ou avoir d'obligation envers personne. J'ai fait ce que j'avais à faire. A présent, je fais ce que moi je veux.