Ch. 14 Le goût du désert (Luxya)
Ce fut l'action brûlante du soleil sur ma peau rougie qui me réveilla. J'ouvris lentement les yeux, toujours dans cette sensation de brouillard. Cette sensation était inexplicable. J'avais l'impression d'être empaquetée dans du chewing-gum, j'avais l'impression que mon cerveau lui-même était du chewing-gum qu'on étirait avec la langue. Je portai une main sur mon front pour atténuer cette désagréable sensation, puis je pris appui sur le sol avec ma main pour me redresser. Je devais avoir une sale mine, entre les bleus, les quelques croutes de sang séché que je sentais en passant mes doigts sur mon visage, la poussière et tout le reste. Je tournai la tête vers Démétrios, affalé, dormant la bouche ouverte, la langue presque sortie de sa cavité buccale. Ses yeux étaient clos et il roupillait comme une masse, me laissant à penser que la journée de la veille avait du être chaotique pour lui. Ses cheveux noirs et sa barbe devaient lui tenir chaud, et j'avais envie de l'embêter.
Je me levai doucement, considérablement ralentie, alors que lui ne bougeait même pas d'un poil, pris dans mes mains une grosse quantité d'eau. Je ne saurais pas dire ce qu'il s'est passé mais j'ai basculé en avant, m'affalant comme un Limonde dans le lit du fleuve. Le grand « SPLOCH ! » me fracassa les oreilles, tout comme l'avant de mon corps qui s'écrasa platement au contact de l'eau. J'essayai de remonter avec mes bras, et à peine eus-je tant bien que mal réussi à expulser ma tête hors de l'eau que Démétrios sauta dedans comme un fou, me saisit violemment pour me tirer et me posa comme une poupée de chiffon sur le sol. Il respirait bruyamment, la moitié du corps dans le fleuve, expirant et inspirant comme un Grotichon.
- Bon sang, je sais pas ce que je vais faire de toi ! dit-il en s'essuyant le front. Merci pour la douche. Tu comptais faire quoi, boire de l'eau ? Tu pouvais pas me réveiller au lieu de déclencher l'alarme de type B ?
- « L'alarme de type B » ? répétai-je, surprise.
Il se releva et sauta sur place pour faire tomber le surplus d'eau qui coulait de ses cheveux et de sa chemise.
- Ouais, l'alarme « Ambre va encore crever ».
- Et c'est quoi le type A ?
Il me regarda avec un double haussement de sourcil et un sourire en coin.
- L'alarme « Ambre va me faire grimper au septième ciel » ! Bon elle existe pas encore, mais qui sait...
Je grognai, incapable de lui répondre quoi que ce soit. Comme il disait, elle n'existait pas, et n'était pas prête d'exister.
- Je voulais juste te réveiller en te jetant de l'eau sur la figure, balançai-je, méprisante.
- ... OK SYMPA.
Par souci d'intimité, et connaissant ses goûts pervers, je me retournai et cachai mon débardeur avec mes bras, m'enlaçant toute seule, forever alone. Dans mon dos, je sentais qu'il cherchait quelque chose. Son POKÉMON, peut-être. Hippopotas était quand même vachement mignon, faut l'avouer. Je l'avais seulement entrevu à cause de mon état de zombie de la veille, mais le moment où il m'avait reniflé resterait gravé dans ma tête. Ça faisait du bien de découvrir un gentil Pokémon. À cause de Tennessee, Dem n'avait pas pu se permettre de pouvoir partir à sa recherche. J'étais contente pour lui qu'il l'ait retrouvé, il en avait besoin. Ten et Linda... On avait été cassés en deux. Comme de vulgaires bouts de bois. J'espérais qu'ils pensaient à nous. Parce que connaissant la froideur et l'attitude dédaigneuse de Ten, ainsi que la solitude effroyable de Linda, j'avais comme l'impression qu'ils nous avaient déjà oubliés. Dans tous les cas, moi je pensais à eux, et j'étais bien décidée à les retrouver coûte que coûte.
- Faut qu'on retrouve les deux autres gusses ! signala le brun aux yeux ambre pétillants tout en fouillant un petit tas de sable rebondi.
- J'étais justement en train d'y penser.
- Je sais, tu serrais le poing comme quand t'as envie de frapper l'autre enfoiré.
Ah ? Je souris, amusée de voir qu'il commençait à me connaître. Oui c'est vrai, j'éprouvais sans doute une certaine colère envers lui. J'étais en colère de me dire qu'il n'a pas sauté dans le fleuve pour venir nous sauver, et j'étais surtout en colère de très bien savoir que son caractère avait du l'amener à poursuivre le chemin de la Route 66 sans même essayer de nous chercher. C'était Ten, la survie avant tout. Et connaissant Linda, elle n'avait même pas du essayer de l'en empêcher, trop peureuse qu'elle est. J'en avais marre d'eux, et puis tant mieux si on ne les retrouvait pas, parce que je préférais largement continuer ma route qu'avec le mec en chemise qui me servait d'ami. Je secouai la tête, pour me chasser toutes ces pensées méchantes envers des gens que j'apprécie.
- J'ai l'impression que le sérum agit sur ma tête là... dis-je en portant ma main sur mon crâne. Je pense à des trucs mal.
- Tu penses à des trucs cochons ?
- ... T'es lourd, soupirai-je.
Il me tendit la Baie Oran, que je repoussai d'un revers de main en répondant que je n'avais pas faim. Il haussa les épaules, acquiesça, puis la donna à Hippopotas qui sortit la tête pile à ce moment-là. Le « Ppopotame » comme aurait dit un des enfants dont je m'occupais il y a encore quelques semaines, affichait une mine heureuse.
- Ah ! Tu te pointes seulement pour manger toi ! s'exclama Dem avec son plus grand sourire, tout en lui jetant la baie dans la gueule.
Il déterra ensuite la baie Rabuta, qui était vachement grosse à mon étonnement. Il porta son index et son pouce à son menton et fronça les sourcils. Il devait chercher un moyen de la couper en deux.
- Je veux que tu manges un peu, grommela-t-il en me voyant l'observer.
- Ben mange la moitié, et je finirai, on est pas à un centimètre près... Ce truc doit bien faire vingt centimètres.
Ni une, ni deux, il ne se fit pas prier et engouffra sa mâchoire dans cette baie non seulement dégueulasse, mais en plus poilue, et me regarda tout en mastiquant la bouche pleine.
- On dirait un Qwilfish... remarquai-je en esquissant l'ombre d'un sourire.
Il s'empressa de finir sa bouchée pour éliminer cette image, tout en continuant de m'observer, avec les yeux un peu plissés, d'un air concentré. Après trois quatre bouchées, il me la donna en hochant la tête, m'encourageant à manger. Près de l'eau, l'écoulement du liquide cristallin émettait un son semblable à une mélodie. Ça me détendait un peu, et c'était tant mieux. Cette baie était purement infecte, mais je continuai de la manger en écoutant le bruissement de l'eau. Au moins, elle m'hydratait un peu, parce qu'il faisait une chaleur incroyable. Le soleil tapait, et je savais que j'avais choppé un coup. Comme Démétrios avait rabattu sa cravate sur les yeux pendant la nuit, il avait rougi qu'en bas du visage. C'était plutôt amusant, pensai-je en avalant mon dernier, j'insiste, dégueulasse morceau de baie dégueulasse. J'aspirais pourtant le jus qui coulait sur mes doigts, même si c'était amer, parce que ça me donnait l'impression de manger à ma faim. Il suffisait de fermer les yeux et d'imaginer que c'était quelque chose de bon. En parlant de bon, ça me faisait penser à ce super Aligatueur que j'avais tué MOI mais qui allait être mangé par les deux autres.
- Faudrait se remettre en route, plus ils s'éloignent, moins on aura de chances de les rattraper.
- Félicitations monsieur le stratège, j'admire ton sens de la logique, dis-je en tentant de me relever.
Il se leva plus vite que moi, prit mes deux mains et me tira. À peine levée, je trébuchai sur lui et il soupira en me retenant.
- Oulala, j'ai pas envie de me taper une morte-vivante toute la journée hein ! ricana-t-il.
Je grimaçai, triste, parce que je savais très bien ce qu'il allait m'arriver. Je m'accrochai à lui pendant que je parlais.
- Tu vas être obligé. Je peux rien faire avant un petit moment je pense. Après je vais être comme ces pauvres Pokémon, c'est-à-dire soumise et plus puissante...
Démétrios me fit un clin d'œil et me rassura.
- Promis, j'essaierai de pas en profiter !
- T'auras intérêt, puisqu'après je finirai comme dans l'état où ils sont aujourd'hui.
Il sursauta, toujours en me tenant, et eut un bref mouvement de recul.
- Comme dans l'était où ils sont aujourd'hui... pour toujours ?
- Je sais pas... Jusque là, leur folie a l'air de tenir.
- Attends, attends, attends ! paniqua-t-il. Tu as reçu qu'une seule piqûre, alors que eux ont été piqués tous les jours pendant des années ! Donc pas de soucis !
Sa remarque était intelligente, et j'espérais que ce soit vrai. Parce que je voulais pas devenir folle et surpuissante pour finir tuée par un de mes co-équipiers. Je me sentais condamnée. Pas en sécurité. Déjà pour maintenant, parce que Démétrios n'est pas « un assassin » blablabla, mais pour après. Je me sentais mal, avais envie de rester plantée là, recroquevillée sur moi-même. Mais il continuait de me tenir pendant que dans ma tête, un schéma de panique s'enclenchait. J'allai chercher doucement l'arc dans mon dos, puis mon carquois. Mon carquois...
- J'AI PERDU MON CARQUOIS !!! réussis-je à hurler dans ses oreilles, alarmée.
- Okay okay ! Calme-toi ! cria-t-il à son tour. Il faudrait qu'on évite d'alerter les Pokémon alentours s'il y en a !
Il observa autour de lui, et repris à moitié autant agacé, en essayant de chuchoter (bruyamment) pour appuyer ce qu'il venait de dire.
- Je sais, je te rappelle m'être occupé de toi hier !
- Ça veut dire qu'il me reste plus qu'une flèche ? me lamentai-je toujours aussi fort.
Il pencha la tête sur le côté, les lèvres plissées, hésitant entre s'énerver ou compatir.
- Non Ambre désolé mais, zéro, nada... Tu sais compter ?
Je marmonnai dans ma barbe que oui, que je savais, tout en plongeant ma main dans mon jean. Dem écarquilla les yeux, curieux, puis je sortis une flèche logée le long de ma jambe droite.
- Elle est là la dernière, crétin, dis-je avant de la remettre en place. C'est toujours mieux que ton satané stylo.
- Mais... Mais ça doit faire mal la pointe de la flèche sur le mollet ! paniqua-t-il.
Oui ça fait mal, mais bon, il valait mieux ça que de ne plus avoir d'arme du tout. La preuve, j'avais bien fait, puisque j'avais perdu mes autres flèches.
Après avoir rangé le coin, ou autrement dit, avoir demandé à Hippopotas de passer derrière nous pour enlever les traces de nos pattes, récupéré de l'eau du fleuve pas bonne mais qu'on sait jamais dans la gourde de mon acolyte, et avancé de plusieurs kilomètres, Démétrios s'arrêta.
- En fait, on est censés aller où ? Jusqu'au pont pété et reprendre notre route de là-bas ?
- T'as une meilleure idée ? demandai-je, dans le brouillard, énervée de devoir marcher pieds nus.
- Ben il suffit d'escalader là, dit-il en me montrant de l'index la terre escarpée de notre côté du fleuve, qui menait vers le cœur de la forêt desséchée, pour couper et les rejoindre, non ?
- Si tu te sens de trouver ton chemin et de pas tomber sur des Pokémon...
De toute façon, je servais à rien, et j'avais aucune idée de où on devait aller, j'avais aucune idée de où on était, et la seule chose que je voulais, c'était retrouver cette FOUTUE Route 66.
- Ton ami peut pas nous aider là ?
J'avais dit ça en donnant un coup de la tête vers Hippopotas qui marchait lourdement, et qui soudainement se retourna quand il comprit que je parlais de lui. Il ouvrit grand ses yeux, aussi sa gueule en laissant échapper un cri tout mignon. Je haussai un sourcil, dubitative, puis pris ça pour un oui. J'eus bien fait, puisque c'est ce que ça voulait dire, il connaissait le chemin. Encore heureux pour un Pokémon aux narines extra-ouvertes qui devait super bien sentir l'odeur de sa précédente pérégrination. Il s'enfouit sous le sable épais et solide, provoquant un bruit sourd et désagréable, qui ne semblait pas gêner celui qui devait me tenir par la taille. Hippo réapparut en haut de la cascade de terre orangée, du genre « Eh les potes, dépêchez-vous de monter, j'ai pas que ça à faire ! », avant de comprendre qu'on était pas des Pokémon Sol, et qu'on savait PAS comment faire. Si j'avais toutes mes capacités, j'aurais grimpé sans problème, mais en tant que Ramoloss défraîchi accompagné d'un gars pas souple, on allait avoir un peu de mal. Y avait quelques grosses pierres ça et là plantées dans le mur, et on avait pas le choix : fallait monter vite vite pour rattraper les deux autres lâches. Démétrios regardait la pente avec des yeux emplis de tristesse, comme si la fin du monde arrivait.
- Tu te sens de jouer au Vigoroth ? demandai-je.
- Mais mais mais... Y a au moins quinze mètres là non ?
J'écarquillai les yeux, dépassée qu'il ose rechigner.
- Je te rappelle que c'est toi qui voulais monter... On sera bien obligés tu sais, on est tombés d'un pont à la base.
Il se voulut preux chevalier servant et m'expliqua qu'il me portait, et ne pouvait donc pas monter. J'étais soudainement agacée, pour je ne sais quelle raison, et le repoussai avec toujours ce mal de tête horrible, et cette douleur au diaphragme à cause de la seringue plantée. Je tanguai sur deux trois mètres, puis m'élançai vers le mur. Je pris une pierre, puis l'autre.
- Si t'es même pas foutu de tuer, tu pourrais au moins grimper ! C'est trop te demander, monsieur l'innocent ? dis-je en prenant mon courage à deux mains.
- Au moins je peux mater de là où je suis ! sourit-il, la main en visière.
- La ferme !
Je m'arrêtai, le regardai faire. Il épousseta ses vêtements en parlant tout seul et disant « Alors... Ça... C'est bon, ça aussi... », resserra la sangle de sa gourde toute moche lentement, et en faisant bien attention que le bouchon soit bien vissé. Il tira un peu sur le collier que formait sa cravate sous prétexte qu'il faisait « chaud, madame ». Puis il s'agenouilla sur une jambe, défit ses lacets et les refit, en vérifiant que le double nœud était bien fait, que ça allait tenir, puis changea de jambe. Il se releva ensuite, et secoua ses cheveux.
- BON TU TE BOUGES OUI, JE VAIS PAS TENIR TOUTE LA JOURNÉE MOI !
- Ça va, ça va !
Démétrios posa sa main sur une pierre, rechigna comme un gamin. Il souffla sur sa paume toute abîmée et rougie, puis me lança un regard noir, alors que j'étais déjà bien plus haut que lui, qui me glaça presque le sang. Je crus voir Tennessee, sauf que le gaillard en bas le faisait certainement pour jouer.
- Je te signale que si ma paume est comme ça, c'est parce que TU es tombée dans l'eau et que J'AI du te sauver.
- Oh oui, monsieur n'est pas tombé dedans non plus ! grognai-je, dépassée.
Je continuai de grimper, car je sentais mes petites poussées de forces retomber. Je suis donc allée plus vite, et j'étais à peu près à neuf mètres quand j'ai cru que j'allais tourner de l'œil. Je posai mes pieds sur un roc solide, et je me tenais ainsi parfaitement debout, tout mon poids sur la roche. J'expulsais tout mon souffle pour reprendre une quantité d'air suffisante, et répétais l'opération plusieurs fois de suite. Mes yeux me brûlaient. Je me sentais comme un Pokémon. Utilisée, abusée, forcée, manipulée. Au cours des premières piqûres de leur traitement, ils devaient tellement souffrir. C'était un coup à se taper la tête contre le mur de terre. Un bruit assourdissant tonna dans mes oreilles, je pris ma tête violemment entre mes mains et grinçai des dents. Un tremblement de terre, ou alors j'hallucinai. En totale panique, je basculai la tête vers le bas pour chercher du regard celui qui m'avait sauvée plusieurs fois. Il n'était plus là.
- DEM ? hurlai-je alors que mon cœur battait encore plus vite, apeurée.
Un écho me parvint très doucement.
- Ouais, continue de monter j'arrive !
Ouais, sympa. J'avais très bien compris son manège. Pour la première fois depuis mon réveil, non depuis même notre rencontre entre humains, j'ai eu l'envie de jouer. Je m'agrippai à chaque petit bout solide qui me permettait de me hisser jusqu'en haut pour être la plus rapide. Ce sérum avait un effet très étrange. Tantôt cassée en deux, j'avais à cet instant un élan bien plus puissant qu'habituellement. Je parvins à arriver en haut au même moment où Démétrios sortit du tunnel qu'Hippopotas lui avait creusé. Y avait du favoritisme dans l'air, et le favoritisme, c'est mal.
- C'est de la TRICHE ! grommelai-je en appuyant mes deux mains pour réussir à atteindre le sol avec mes pieds.
- C'était de la triche que tu te sois évanouie hier aussi ! dit-il en prenant mes mains et en me tirant pour m'aider.
Le Pokémon apparut derrière mon compagnon, tout content. Ç'avait beau être un bébé, il semblait déjà plutôt malin. C'était plaisant de revoir un peu de chaleur relationnelle ici. Il était grand temps désormais de le suivre pour se barrer d'ici. On avait des amis à retrouver, s'ils n'étaient pas déjà morts vu l'un des bras cassés qu'il y avait parmi les deux. Je savais que Démétrios aussi voulait les retrouver. Notre quatuor marchait bien, on avait chacun nos défauts et qualités. Si on se faisait repérer plus facilement, on se battait plus facilement. Peut-être nous manquaient-ils un peu aussi...
= =
La fin d'après-midi touchait presque le voile du soir. Il faisait toujours extrêmement chaud, le ciel n'était parsemé d'aucun nuage, mais ce dernier tirait désormais vers des couleurs orangées. Dem ne cessait de contempler le plafond coloré qui nous dominait, toujours en faisant attention de bien suivre notre guide touristique attitré, Hippo. J'étais près de lui, je l'avais été toute l'après-midi, et je ne m'étais jamais sentie si seule. On ne parlait pas beaucoup, évitant ainsi de crier notre présence au cas où il y aurait des habitants Pokémonesque. Du coup, j'étais totalement perdue dans mes pensées, partagées entre Pia et Kostas, les deux enfants dont je m'occupais, mes parents que j'avais si froidement laissés, ainsi que mes deux Pokémon, dont je revoyais l'image de leur pendaison dans ma propre maison. On traversait une forêt d'arbres morts, vieillis, d'une couleur blanc cassé zébré de maronnasse. Les branches étaient friables, aucune trace d'eau dans les environs ne pouvait nous réconforter, mais bien heureusement, la gourde de Démétrios nous suffisait bien pour le moment. Et par chance supplémentaire, Hippopotas n'avait pas besoin d'eau. C'est pas avec moi qu'il en aurait eu de toute façon.
Je ne me sentais plus faible comme ce matin, ni embrumée comme hier soir. Mes yeux se tenaient ouverts sans résistance, et mes jambes ne se dérobaient pas, j'avançai normalement, parfois même avec un excès de zèle quand une force étrange m'envahissait. Le processus de puissance s'enclenchait, et c'était quelque chose de bizarrement agréable. Je continuai d'y réfléchir, la tête baissée vers le sol craquelé, quand j'entendis un 'boum' juste derrière moi. C'était Démétrios qui s'était ramassé.
- Tu veux que je te porte ? demandai-je ironiquement.
- Non, j'ai trébuché sur un truc.
Je le vis se décaler pour voir sur quoi il était tombé. Il recula rapidement sur les fesses quand il vit le corps séché d'un Insécateur plutôt petit.
- Faut vraiment être aveugle pour pas le voir.
- JE REGARDAIS LE CIEL EUKAY.
Je secouai la tête, amusée. Toujours est-il que c'était quand même THE aubaine. Je m'avançai vers la carcasse, me baissai, et sous les yeux étonnés du gars encore assis à côté, j'arrachai ses deux pattes avant de brandir fièrement les deux lames encore intactes. Il me regarda avec une expression de dégoût.
- Tu es parfois étrange comme nana. T'aurais pas des délires SM ?
Je soupirai, les yeux vers le ciel, et repris ma route en claquant mes pieds nus sur le sol chaud. Il se releva prestement, me rattrapa en courant. Mes pieds supportaient tant bien que mal la chaleur, et j'avais hâte que la nuit se pointe pour les soulager. J'avais beau avoir l'habitude de marcher sur des sols escarpés, autant d'heures pieds nus, c'était dur. On sentait qu'à mesure qu'on suivait les traces d'Hippo, on montait un peu en altitude. Je craignais le moment où on allait devoir descendre de cette cascade de roche cramoisie sur laquelle on était, et qui j'espérais, allait nous ramener rapidement auprès de nos chers copains. On continuait de marcher, moi avec mes deux lames réunies dans ma main gauche, Démétrios en tenant sa gourde fermement, et en observant Hippo se dandinant comme un habitué du coin. Plus je le regardais, plus je devenais timide. Il n'était pas comme Tennessee. Il n'inspirait pas la crainte, le défi, l'orgueil. Il était tout le contraire. Il avait pris soin de moi, et même s'il faisait mine de s'en plaindre, je voyais très bien ses pommettes rougir un peu quand il regardait mon visage assailli par le sang et la fatigue. Il était plus grand que moi, mieux bâti que Ten mais ne s'en était jamais vanté, plus innocent que Linda. Il voulait nous faire rire, il voulait nous faire oublier ce qu'on vivait tous. Il nous faisait tous passer avant lui, et il la fermait toujours, sauf quand il devait défendre les Pokémon. Avant, j'aurais appelé ça de la soumission.
Maintenant, c'était de l'humilité.
- À quoi tu penses ? cassa-t-il en voyant que je le dévisageais tout en marchant.
- À toi. On parle jamais de toi.
Il sourit, avec un air charmeur, croisa ses mains derrière la tête, admirant les environs comme s'ils étaient nouveaux alors que c'était le même foutu paysage maussade et moche depuis des heures.
- Oh tu sais, moi... C'est qui Disthène ?
Je m'arrêtai.
- Tu te fous de moi, là ? grognai-je, ahurie.
- Parle-moi de lui, et je parlerai de moi !
- Mais on se fout de qui est Disthène, ça te regarde pas ! Je veux qu'on parle de toi !
Il s'arrêta lui aussi, quelques mètres devant moi, et essaya de prendre son air de gars intouchable en ricanant quand il se retourna vers moi.
- Aaaah, c'est lui le preux chevalier qui t'attendra à San Francisco ? C'est pour ça que tu cherches à tout prix à aller là-bas ?
- Tu dis n'importe quoi, Dem... poursuivis-je, surprise.
- Pourquoi tu veux pas me dire qui c'est ? déclara-t-il, plus sérieux. Depuis qu'on s'est rencontrés, t'as du balancer son nom trois ou quatre fois déjà...
Je ne répondis pas. J'avais pas envie. Ou peut-être que je voulais juste voir la suite.
- Oh, et puis pourquoi je te dis ça, ça sert absolument à rien ! grommela-t-il en regardant de l'autre côté rapidement. Toi la nana froide et intouchable qui me calcule même pas, qui serait capable de me transpercer la poitrine avec une flèche à la moindre remarque déplacée à ton égard...
Le silence de mort signifiant ma gêne dut être la raison de son arrêt immédiat. Ses yeux ambre figés dans ma direction, la bouche ouverte, respirant bruyamment, comme s'il venait de vider son sac, ses cheveux noirs en bataille, sa barbe aussi foncée, sa peau maintenant bronzée depuis le temps où on moisissait dans ce désert... Tout ce que je voyais me remuait l'estomac. C'était tellement... méchant. Je paraissais si distante et impolie que ça ? Quelque chose me donnait envie d'aller vers lui, de le rassurer, de lui dire de pas s'inquiéter parce qu'il avait raison, que c'était mon frère parti à l'armée. Mais sa manière de me dire ça fut tellement agressive que j'avais envie de l'énerver encore plus. Alors j'ai soufflé, avancé vers lui et je l'ai poussé pour continuer ma route. Je n'eus pas le temps de faire un pas de plus qu'il m'attrapa par l'épaule et baissa la tête. Il expira presque en tremblotant et se retourna vers moi.
- Tu sais que je suis fatigué... Je voulais pas te parler comme ça, excuse-moi.
Je mis ça après réflexion sur le compte de la fatigue. Je pensais connaître Démétrios, assez pour savoir qu'il n'aimait pas se prendre au sérieux. Et là, de voir son regard si triste, les paupières faiblissantes, sa main ancrée sur mon épaule, décidé à ne pas me lâcher, me stressait presque. Si y a bien une personne parmi nous quatre que je ne voulais pas voir se transformer en fantôme, c'était lui.
Après tout, on pouvait mourir d'un moment à un autre. Si on s'attachait à des personnes, autant en profiter, et essayer de créer un maximum de choses avec elles.
Alors je rangeai ma fierté, et après avoir regardé furtivement dans les yeux le grand brun qui n'avait toujours pas bougé, je le tirai vers moi d'une poigne puis me blottis contre lui, enfouis ma tête entre ses bras qui se refermèrent sur moi, indécis. On restait là, plantés dans le silence, alors que le décor naturel s'assombrissait à cause du soleil qui se préparait à dormir. Gêné et raide comme un piquet, Démétrios brisa la glace.
- ... Ben si j'avais su que te crier dessus t'amènerait dans mes bras, je t'aurais engueulé plus tôt. Vive le contact humain dans ces temps si peu chaleureux !
En guise de réponse, je lui donnai un petit coup de poing sur le torse. Les yeux fermés, ce fut bien la première fois que j'aurais aimé qu'un moment ne s'arrête pas. Ce fut pile à ce moment que j'eus le sentiment que le sol se déroba sous mes pieds. Il me rattrapa encore une fois – à crois qu'il faisait que ça le pauvre – et ricana.
- Fallait bien que ce sérum AB-6 nous troll pour casser ce moment. On va aller trouver un coin pour se reposer.
- Je ne suis pas fatiguée, le sérum a juste du m'affaiblir pour que je trébuche. Parce que dans l'idéal, ça serait bien qu'on marche de nuit, histoire de devancer Tennessee et Linda pour les rattraper.
Il réfléchit, acquiesça, mais clama quand même quelques heures de pause. Hippopotas semblait approuver la chose également, se posa sur les fesses. Après tout, là où on était, on avait une excellente visibilité due à l'étendue désertique uniquement alimentée des arbres sans feuilles. Deux troncs assez épais se juxtaposaient, et c'était l'endroit idéal pour s'adosser et souffler quelques heures, pour reprendre la route en meilleure forme. Je retirai enfin mon arc que je portais comme en bandoulière. Tenir debout était impossible, et nous nous laissâmes respectivement tomber contre la paroi effritée en coulant comme des gouttes de pluie. Des copeaux de bois pourris tombaient avec nous, une partie s'entremêlant dans mes cheveux. J'avais la grosse flemme de les enlever, donc nous nous contentâmes de boire. Pas trop non plus, histoire d'économiser le précieux liquide restant dans cette gourde finalement pas assez grosse pour deux.
Il y eut un petit blanc de quelques minutes, où chacun de nous reprenait son souffle, fermait les yeux pour éviter de se prendre en pleine face le soleil couchant. Je retirai la flèche logée le long de mon tibia, la posai sur mon arc à côté de moi, puis triturai mes deux lames d'Insecateur pendant ce temps.
- Il fait bon maintenant, dit Démétrios en se calant un peu mieux.
- Ouais, acquiesçai-je.
Je saisis une des deux lames, me mis face à lui, et la brandit entre nos deux faces, esquissant un sourire carnassier. Il se posa sur ses mains, reculant.
- Wow wow wow, quoi ? demanda-t-il.
- On va couper tout ça.
- Tout ça quoi ? répéta Démétrios.
Je fis un signe avec ma main englobant tout le bas de mon visage.
- Bah tes poils, là. On dirait Watson d'Unys.
- Non mais t'as pas d'eau, t'as pas de mousse, t'as rien, tu vas pas me couper que les poils avec ça ! paniqua-t-il en se tenant les joues.
- On va régler ça. Hippo !
Le Pokémon en attendant ma voix, vint près de nous. Il fut content de pouvoir se blottir près de ses deux compagnons. Quand il arriva, je lui présentai ma lame sous le museau. Il la renifla quelques secondes, me regarda, et me voyant hocher la tête en souriant, il y posa sa langue plusieurs secondes. Démétrios observa, écoeuré, mais silencieux.
- Tu n'as pas le choix, annonçai-je en retirant la lame doucement.
Les jambes croisées, je me rapprochai un peu plus et levai son menton, qui l'amena à regarder vers le ciel. Il soupira, déglutit, stressé, et chercha le sol avec sa main en grattant la terre sèche. Il ramassa un bâton et le cassa en de plus petits bouts. Il se tourna ensuite les pouces, soupira encore.
- T'imagines des Pokémon nous trouvent comme ç...
- OK ! Arrête de bouger ! grognai-je en donnant mon premier coup au niveau du cou.
Il abdiqua pendant que je passais le second.
- Ok ok, je vais te parler de moi.
J'étais plutôt satisfaite de le voir si coopératif, au moins il allait pour une fois parler utilement. Il articulait doucement pour me permettre de passer des coups facilement.
- J'ai jamais réellement été le centre d'attention. Certes mes parents étaient des chercheurs importants, qui au premier abord semblaient adorables, mais je me suis toujours senti hors de leur délire, pour ainsi dire. J'ai un peu appris à grandir seul, tu vois ?
Je ne voyais pas trop puisque ma famille m'a toujours entourée de manière à ce que je puisse être la plus heureuse possible. Mais je saisissais l'idée, et certaines choses s'expliquaient lorsque l'on s'attardait là-dessus. Ce caractère si ouvert et si attentionné envers les autres ne pouvait être le fruit d'une telle solitude étant plus jeune. Une fois le cou terminé, j'essuyai la lame dégueulasse sur le bas de mon jean déchiré, en bonne survivante négligée que j'étais, pour la retendre à Hippopotas afin qu'il l'humidifie à nouveau.
- Le jour même de mes onze ans, alors que je fêtais mon anniversaire avec mes parents, ils sont arrivés... On est devenus des esclaves pour eux et p...
Il me regarda, triste, les yeux plissés. Je voyais très bien qu'il n'avait rien envie de me dire, que c'était trop humiliant pour lui. D'un côté, ça me faisait un peu du mal de le forcer comme ça, mais de l'autre, je me disais que c'était pour son bien. On a beau dire, garder les choses pour soi, c'est pas si bon. Tennessee était persuadé qu'il n'avait « pas besoin de parler pour tenir », mais même lui, à un moment, finirait par se brûler les ailes à ne rien dire.
Démétrios serra le poing alors que je remettais la lame sur son visage, après avoir fait un clin d'œil au Pokémon qui se reposait près de nous pour le remercier.
- Mes parents et moi sommes devenus des esclaves pour ces Pokémon. J'ai vu mon Pokémon mourir sous mes yeux, mes parents n'ont pas survécu après toutes ces années non plus...
Je déglutis.
- Je suis désolée, formulai-je très maladroitement.
- Ne le sois pas, il t'est certainement arrivé la même chose qu'à moi.
Les derniers coups de lame s'achevèrent dans le silence, chacun replongé dans son passé, encore une fois. Tout se ramenait à ça de toute façon. Notre passé. Impossible de regarder l'avenir. Ou si on le regardait, on n'y voyait qu'une seule chose : le camp de ralliement, la fin de la Route 66.
- Voilà, tu es tout propre, souris-je en essuyant la lame cette fois contre l'arbre sur lequel Démétrios était encore adossé.
- Vraiment ? dit-il, surpris.
Il se caressa le visage, plusieurs fois, avec ses deux mains. Il avait l'air de penser que c'était encore rugueux. Et en effet, j'avais pas rasé à la perfection, étant donné les moyens du bord peu performants. Mais au moins, ça faisait un peu plus soigné, comme au départ. Déroutée, je me repositionnai contre l'arbre, afin d'avoir quelque part où m'appuyer. Je proposai à Démétrios de dormir quelques heures encore une fois. Je ne savais plus vraiment si j'avais réellement envie d'entendre une autre histoire de vie brisée à cause de cette guerre. Dem accepta et se mit dos à moi, tenta de se mettre en boule contre notre arbre. Il gigota plusieurs fois, essayant de trouver une position confortable. Hippopotas tournait un peu en rond, visiblement en difficulté à trouver le sommeil aussi, ce qui n'arrangeait pas mon compagnon perturbé par le bruit.
- Je compte les heures, tu en as trois possibles, alors tu ferais mieux de t'endormir maintenant.
- Oui maman, gnagna, grommela-t-il en tentant de faire du bout de sa cravate un oreiller.
Je le regardai, interloquée devant si peu de pragmatisme. Hippo avait enfin trouvé une place confortable près de nous, et ne tarda pas à définitivement poser sa tête sur le sol. Personnellement, j'avais bien compris que la drogue contenue dans le sérum commençait enfin à me transformer en machine, et que je n'étais pas prête de somnoler. Démétrios se retourna finalement vers moi, mécontent.
- J'arrive pas à dormir, dit-il en bougonnant.
Je lui souris ironiquement, les fossettes apparentes, pour lui faire comprendre que c'était pas mon problème. Les bras croisés, l'air était décidément agréable à cette-heure qui se voulait tardive.
- J'aimerais bien dormir sur toi.
- Ok.
J'écarquillai les yeux, choquée.
- EUH NON. Enfin, enfin !
Je reculai prestement sur les paumes de mes mains dans la terre sablonneuse. Démétrios pouffa puis se mit à rire.
- C'EST ÇA, MARRE-TOI ! criai-je dans le silence.
- Tu as dit oui, allez, prépare les jambes pour ma tête ! s'exclama-t-il en tapant dans ses mains.
- Rectification ! Le sérum a dit oui, je ne suis pas consentante !
- Assieds-toi et allonge tes jambes, ordonna-t-il sur un ton qui se voulait sec.
Je m'exécutai alors qu'une part de moi tentait de résister, en vain. J'avais cette sensation que des décharges électriques en moi tiraient mes jambes vers le bas, que tout se contrôlait sans que mon cerveau puisse décider quoi que ce soit. C'était terrifiant, et Démétrios le comprit en voyant mon regard certainement terrorisé. Il s'excusa rapidement, mais ne se fit pas prier pour poser sa tête sur mes cuisses, s'installant sur le côté. Il remua sa tête comme pour l'enfoncer dans un coussin. Sauf que mes cuisses, c'était pas un amas de plumes, donc difficile d'enfoncer sa tête dans mes os. Je restai toujours coi, vraiment hallucinée par le fait que je me transformais en machine. Et j'étais maintenant apeurée de me rendre compte que le sérum agissait plus vite que prévu, raccourcissant ainsi le temps qui séparait mon état actuel de celui où je deviendrai folle.
On devait trouver Tennessee et Linda au plus vite, avant que je ne devienne incontrôlable et que je tente, dans le pire des cas, de faire du mal à Démétrios. Il n'aurait pas le courage de me retenir, alors que Ten n'hésiterait pas à me mettre hors d'atteinte s'il le faut.
L'espace d'un instant, j'étais dans la peau d'un de ses Pokémon instrumentalisés. Et si ça m'était arrivé pendant des années, je crois bien que ça m'aurait pas dérangé de tuer toute l'espèce qui m'aurait fait subir ça, guerre ou pas. J'avais soudainement un peu moins de haine pour ceux qui avaient tués les gens que j'aimais. C'était dur de se dire qu'il fallait combattre des êtres vivants détruits de l'intérieur.
- Tu dois réaliser l'ampleur des dégâts que ça a eu sur les Pokémon... marmonna-t-il en faisant balader son doigt sur ma jambe, comme s'il dessinait.
- Oui, répondis-je en tapant son bras baladeur. Ils ne méritaient pas ça.
- Ça te fera peut-être prendre conscience que les tuer n'est pas une bonne idée.
Et c'est reparti ! Encore le sermon du Père Démétrios Eartison. Mon rire sarcastique l'alerta un peu. Peut-être se dit-il que ce n'était pas encore le bon moment de me sortir ça, et il avait raison s'il le pensait. Il releva la tête, puis la reposa en soufflant par le nez bruyamment.
- Je te rappelle mon grand que si je surveillai pas tes arrières, tu serais mort à l'heure qu'il est, le toisai-je du plus haut que je le pouvais.
- Oh mais tu peux surveiller mes arrières quand tu veux, Ambre. Je surveille bien les tiennes ! dit-il en se mettant sur le dos, son visage face au mien, avec un sourire charmeur.
Je plissai les yeux, agacée. Il était mignon à vouloir changer de sujet pour éviter qu'on se dispute. Je lui enfonçai brusquement ma main sur sa face, ce qui provoqua un « Clac ! » assez amusant.
- Dors.
= =
Je l'avais réveillé en pleine nuit. Démétrios avait dormi finalement plus de deux heures, peut-être quatre ou cinq. Il dormait si bien, en même temps. Il s'était frotté les deux yeux comme un bébé à son réveil, et s'était levé rapidement comprenant le danger de notre situation. Seuls, éloignés de notre équipe, sans nourriture ni quoi que ce soit garantissant notre survie, à part un arc, une seule flèche, et deux lames d'Insecateur mort. On marchait depuis des heures, avec toujours Hippopotas qui nous guidait à plusieurs mètres devant. Afin de ne pas se faire repérer, et peut-être pour aller plus vite, nous avions mis la communication en pause. Ça permettait aussi d'économiser notre salive, et de respirer plus facilement. Le soleil allait venir dans quelques heures, et j'espérais qu'on atteindrait la fin de cette falaise lorsque la lumière serait naissante, afin de pouvoir distinguer les deux points noirs que formeraient au loin Tennessee et Linda. Démétrios lui, baillait de temps en temps, mais se voulait protecteur. Il devait comprendre comment je me sentais suite à la découverte de l'agissement du sérum AB-6. Et peut-être n'avait-il pas envie de mourir entre mes mains. En tout cas, j'en avais pas envie, moi. Je limais mes lames entre elles pour les aiguiser, même s'il fallait admettre que ça faisait un peu de bruit.
- Je vois le bout là-bas ! s'exclama Dem en pointant l'horizon.
Effectivement, on voyait la fin de la falaise. On allait enfin pouvoir les retrouver. Je me demandais comment, mais on allait trouver, c'était obligé. Nous accélérâmes le pas. Pendant que j'y réfléchissais, un bruit suspect se fit entendre. Comme une hélice qui tournoyait bruyamment. Me retournant brusquement vers le cœur de la forêt asséchée où nous avions précédemment pris une pause, j'aperçus des Pokémon qui visiblement ne nous avaient pas encore vus. Mon sang se glaça, j'arrêtai soudainement de choquer mes lames entre elles, et tapotant discrètement Dem, je lui fis signe de regarder vers l'arrière. Mon teint blafard l'alerta, et il ne tarda pas non plus à virer de la même couleur. Je ne savais pas s'il fallait que j'encoche ma dernière flèche. Je réunis les deux lames dans ma main gauche puis allai pour prendre mon arc avec mon autre main qui dormait sur mon épaule. Mais Démétrios me fit signe de ne pas bouger.
- Au pire, chuchota-t-il, utilise d'abord les lames, c'est le moins efficace. On doit d'abord déterminer l'ennemi...
J'acquiesçai. On attendit sans bouger, Hippopotas s'étant caché sous terre par peur du danger. Quelques secondes suffirent. Nous avions réussi à reconnaître les bêtes en question après avoir plissé les yeux : trois Grodrive. Énormes, moches, des bombes ambulantes, tout simplement.
C'est là que Démétrios eut une idée bizarre. Il m'attrapa le bras et me colla contre lui, la respiration d'un coup plus flippante. Il colla ses lèvres contre mes cheveux et murmura.
- Si on crie, qu'on se met à courir pour rejoindre la fin de la falaise, tu arriveras à les faire exploser pour attirer l'attention de Ten et Linda ?
- Mais qui te dit qu'ils y seront ? demandai-je, paniquée.
- Rien, mais on a pas trop le choix, ils vont finir par nou...
Il écarquilla les yeux dans leur direction.
- ILS ARRIVENT ILS ARRIVENT ILS ARRIVENT COUUUUUUUUURS !
Je n'eus pas le temps de comprendre QUOI QUE CE SOIT, que Démétrios prit les jambes à son cou et s'enfuit comme une fille vers notre destination première, le gouffre de la falaise.
- ATTENDS MOIIIIIII ! criai-je en piquant un sprint vers lui.
Halètements, respirations bruyantes, on courait de toutes nos forces jusqu'à atteindre le trait délimitant notre hauteur à celle d'en bas. Nous arrivâmes assez près de la ligne, qui était en réalité la démarcation de notre terre, à celle se trouvant une trentaine de mètres plus bas. Et c'est à ces trente mètres plus bas que devaient se trouver Ten et Linda.
Nous avions pas mal d'avance pour vérifier si nos compagnons étaient là. Démétrios porta sa main en visière et chercha au loin, pressé, sur le sillon tracé dans la terre dessinant la Route 66, les deux points noirs humains. Il scruta l'endroit plusieurs secondes, avant de s'agiter. Je l'imitai, presque tremblante, quand il saisit mon bras et le remua dans tous les sens.
Ils étaient là. Sur le zigzag que formait la route, on les apercevait au loin, statiques. Mais un peu loin pour nous entendre, et un peu trop loin pour voir autre chose que deux points. Ils devaient dormir, puisque ces points ne bougeaient pas depuis qu'on les regardait. Mon cœur se mit à battre très vite, réconfortée de les avoir trouvés si facilement. On convint avec Démétrios d'hurler à trois, chose que nous fîmes. Mais ils ne nous entendaient pas.
- HEY HO ! TENNESSEE ! LINDA !
Les Grodrive arrivaient soudainement plus vite. Je vis dans le regard triste mais franc de Démétrios que c'était la meilleure façon d'attirer leur attention. Il devait être déterminé à les rejoindre pour m'autoriser (plutôt tolérer) à tuer d'un coup sec un Pokémon. Démétrios partit à quelques mètres se positionner en aimant, afin de distraire deux des trois, pour que je puisse au moins en avoir un sans trop de dégâts.
Ils étaient tout près, quand je brandis une de mes deux lames près de mon visage pour me préparer à viser. C'est là qu'un Grodrive s'éleva dans les airs, qu'un autre partit sur la droite, et un autre vers Démétrios. Eux aussi avaient visiblement leur plan d'action.
- Qu'est-ce que tu fais, vas-y Ambre ! hurla Démétrios en voyant le Grodrive arriver vers moi.
- Il faut qu'il soit le plus près possible de Ten et Linda ! répondis-je, ma lame collée contre ma joue pour ne pas la faire tomber.
Il s'éleva plus haut, était plus haut que moi, presque à ma hauteur. J'étais au bord de la ligne, je ne pouvais aller plus loin sans m'exploser le crâne trente mètres plus bas.
- ALLEZ, MAINTENANT FAIS-LE !
- Dem, barre-toi ! eus-je le temps de crier.
Je lançai ma lame à la manière d'un boomerang, obligée d'obéir à l'ordre qu'il m'avait donné. Elle perfora instantanément le Grodrive. Un bruit sourd, explosif, déchirant, entrecoupé d'une lumière éclatante, comme si le soleil était déjà à son apogée, me perça les tympans. Le choc me projeta vers le vide, mais j'eus le réflexe incroyable, dû certainement à l'effet du sérum AB-6, de me raccrocher fermement contre le bord. Je n'entendais plus rien, uniquement un sifflement persistant et horriblement fort raisonner dans ma tête. Je gémissais, priant en même temps que Démétrios aille bien, et que Ten et Linda aient entendu. Mais à mon avis, ils avaient entendu EASY.
Après plusieurs secondes suspendue dans le vide, à battre des jambes, les mains ancrées dans le sol sablonneux, probablement condamnée à être sourde pendant vingt bonnes minutes, je cherchais Démétrios du regard en faisant dépasser ma tête. J'essayai tant bien que mal de me redresser sur le sol, quand je vis qu'il n'y avait plus personne sur terre.
Impossible.
Je me relevai prestement grâce à mes capacités bien exploitées.
- DEM !
Je ne m'entendais même pas quand je criais. Je me retournai vers là où devaient être Tennessee et Linda, et les vis accourir de loin. Un très bon point d'accompli. Des larmes de joie commencèrent à couler, alors que je souriais, réjouie, quand j'aperçus en même temps, Démétrios dans le ciel, fermement retenu par un des deux Grodrive. Il l'avait attrapé quand j'étais tombée, et je ne pouvais plus tuer le Pokémon sans tuer mon ami avec.
Il devait hurler depuis une minute, et je ne l'avais pas entendu. Ils avaient leur stratégie aussi, ces enfoirés.