Entre infini et au-delà de Cyrlight

Elle a dit - Mylène Farmer


Cassy prit une profonde inspiration avant de pousser le lourd battant qui effleura le sol dans un bruit sourd. Elle franchit le seuil de la porte pour pénétrer à l'intérieur, et fut presque aussitôt engloutie par les ténèbres environnantes. Seules des flammes qui dansaient à hauteur régulières illuminaient les lieux. L'endroit était désert, aussi silencieux qu'un tombeau.

Elle avança doucement dans la pénombre, pas suffisamment épaisse cependant pour ne pas voir où elle posait les pieds. Lentement, elle remonta l'allée centrale, puis s'immobilisa en entendant quelqu'un qui marchait précipitamment dans son sillage. Elle se retourna aussitôt, sur ses gardes, pour voir une apparition presque fantomatique.

Un nuage de dentelle blanche effleura ses cuissardes lorsque l'autre s'arrêta devant elle, repoussant avec grâce une mèche de cheveux dorée qui retombait devant ses iris bleuté. La jeune fille lui adressa un sourire sincère, qui lui fut immédiatement rendue.

- Quelle joie de te revoir, Cassidy. Dis-moi, quel bon vent t'a porté jusqu'à moi aujourd'hui ? Es-tu hanté par de nouvelles questions ? Ou est-ce ta vengeance qui pèse désormais sur ton âme ?
- Rien de tout cela.
- Alors pourquoi es-tu venue ?
- Je ne sais pas.

Elle s'assit sur un banc en chêne massif, le regard rivé sur la statuette d'Arceus, tandis que Yohanna en faisait de même. Elles demeurèrent un moment sans parler, sans même s'accorder le moindre coup d'oeil. Finalement, l'adolescente se remit debout pour faire les cent pas sur le tapis pourpre.

- Je viens de tuer mon propre frère, de sauver le monde d'une destruction certaine tout en le livrant aux mains d'une armée de Gijinkas démoniaques et de libérer la plus grande alliée de Darkrai... Tout cela pour qu'au final, je sois incapable de penser à quoi que ce soit. Je n'arrive pas à prendre conscience de ce qui est fait, ni de ce que je dois faire à présent.
- Qui est-ce ?
- Quoi donc ?
- Cette femme liée au Malin que tu as évoqué à l'instant ?
- Oh, Lilith, mais cela n'a pas grande importance.
- La dévoreuse d'enfants ? coupa aussitôt la religieuse en perdant soudain sa tranquillité apparente.
- Je te demande pardon ? Qu'est-ce que tu as dit ?
- Tu parles bien de LA Lilith ? La reine des Succubes et des Incubes ?
- Oui. Tu la connais ?
- Pas vraiment, non, mais... J'ai appris des choses à son sujet, il y a longtemps. On dit qu'aux heures les plus sombres de la Création, elle errait de part le monde à la recherche des pécheresses pour dévorer leur nouveau-né de son appétit de démone.
- Où as-tu entendu cela ?
- C'est la mère supérieure qui m'a raconté cette histoire, juste après mon arrivée au couvent.
- Pourquoi donc ?
- Je... Je ne me rappelle plus. En tout cas, je suis certaine de ceci : Lilith est le cauchemar vivant de toutes les mères en devenir.
- Ce ne sont que des légendes.
- En es-tu sûre ? Après tout, elle existe, puisque tu l'as apparemment libérée.

Cassy s'arrêta un instant sur les deux saphirs scintillants qui l'observaient sans sourciller. Yohanna semblait avoir perdu le masque de sérénité recouvrant d'ordinaire son beau visage. Elle paraissait perturbée, comme si cette nouvelle venait de lui causer un choc émotionnel.

- Je la côtoie depuis un moment déjà, tenta de la rassurer la jeune fille. Crois-moi, je sais pourquoi elle est ici. Elle veut se venger d'Arceus, et souhaite également mettre fin à l'existence d'Eve, mais je doute qu'elle ait du temps à perdre avec l'espèce humaine.
- Comment peux-tu affirmer cela ?
- Les Hommes lui rappellent les erreurs qu'elle a pu elle aussi commettre par le passé.
- Comme trahir l'Alpha ?
- Non. Ecouter son coeur au lieu de sa raison. Tout ce qu'elle a fait dans sa vie, c'était par amour, mais Arceus en est dénué. Il n'a jamais pu comprendre ce qui l'a poussé à agir de la sorte, sauf que moi je le sais. Elle aimait passionnément, or lui n'a jamais pu se résoudre à l'accepter.
- Donc, un jour prochain, elle le tuera, c'est bien cela ?

L'adolescente se laissa tomber à genoux sur le sol en pierre pour être à hauteur de son interlocutrice. Doucement, elle retourna l'ourlet de son gant jusqu'à le faire glisser le long de son avant-bras pour dénuder ainsi son glyphe. Avec le temps, elle s'était finalement habituée à sa présence, ce qu'elle n'aurait pourtant jamais pu croire possible si on le lui avait dit un an auparavant.

- Le monde n'est pas tel que tu le vois, que tu le crois ou qu'on veut bien nous le montrer dans la Pokible. Il est infini.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? Et qu'est-ce que ce tatouage ?
- Il y a pratiquement un millénaire, un schisme a éclaté entre les pokémon légendaires. J'imagine que jusque là, je ne t'apprends rien. Il faut cependant que tu saches ceci : le vrai motif de l'affrontement entre Arceus et Giratina, c'était Lilith. Pour tenter de la combattre, il a mis au point une sorte de Confrérie, où un humain aux talents exceptionnels serait rattaché à chacune des créatures mythologiques. Ce qu'il ignorait, c'est que dix siècles plus tard, un nouveau groupe ferait son apparition pour tenter de rétablir l'ordre depuis trop longtemps disparu. Ce glyphe, c'est celui du dragon. J'ai été choisie pour le porter, et avec mes consoeurs, nous avons combattu pour maintenir vivante l'oeuvre d'Arceus.
- C'était donc cela, ton combat ?
- Exactement. Nous devions protéger les humains, car c'était là notre rôle.
- Et lui, dans tout cela ?
- Lilith nous a aidé à arrêter nos ennemis, ceux qui voulaient détruire la Terre, pendant qu'il n'a rien trouvé de mieux à faire que d'envoyer Latios, Apollon, Poséidon, Artikodin et Njörd pour nous tuer.
- Je ne... Je ne vois pas où tu veux en venir, interrompit Yohanna en portant une main à son crâne, comme victime d'un étourdissement.
- Si, tu le sais très bien. Il aurait été près à sacrifier le monde entier, les humains comme les pokémon, uniquement pour que Lilith ne revienne pas. Maintenant, à ton tour de m'expliquer pourquoi.
- C'est-à-dire ?
- Pourquoi tu fais semblant ? Tu détestes Arceus, cela se lit sur ton visage, et tu souffres en silence. D'ailleurs, pourquoi restes-tu ici, puisque tu n'as apparemment pas plus la foi que moi ?
- Il faut... Je dois expier mes fautes.
- Quelles fautes ? Ne peux-tu donc pas aller prêcher la bonne parole à un autre endroit, plutôt qu'ici où tu te laisses inconsciemment dominer par un être abject et égoïste ? Tu seras sans doute plus utile au monde dehors qu'à vivre recluse ici.
- Je n'ai nulle part où aller, et je ne connais pas d'autre lieu susceptible de m'accueillir.
- C'est ce que l'on appelle l'aventure.
- Mais je n'ai pas l'âme d'une aventurière. Tout ce que je désire, c'est un peu de solitude et surtout la paix.
- L'as-tu trouvée, au moins ?

Yohanna se leva à son tour dans un tourbillon de blancheur pour lui adresser un sourire radieux qui la rendait plus magnifique encore. D'une voix parfaitement mesurée, dont la nef renvoyée l'écho cristallin, elle annonça avec une certaine espièglerie, bien que cela ne se percevait pas vraiment :

- Tu as accompli ta vengeance, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Et maintenant, comment te sens-tu ?
- Je... Rien. Vide.
- Tu n'es pas plus heureuse ainsi.
- Pas vraiment, non.
- Pourtant tu viens d'accomplir ton objectif, donc tu devrais.
- Sans doute.
- Que vas-tu faire, à présent ?
- Retourner à Kanto.
- Tu en as envie ?
- Je n'en suis pas certaine...
- Alors pour y vas-tu ?

Pour la première depuis longtemps, Cassy baissa les yeux. Elle n'osait plus regarder la jeune fille en face. Celle-ci venait habilement de lui faire comprendre par cette série de rhétorique qu'elles se situaient finalement toutes deux au même point.

- Si je reste ici, c'est uniquement parce que je songe à quel point cela pourrait être pire ailleurs. Au moins, tant que je me trouve entre les murs du couvent, je sais qu'il ne m'arrivera rien. Parfois, l'ennui et la mélancolie deviennent si insupportables que je désirerais m'enfuir, mais non seulement je ne me sens pas capable d'être plus heureuse ailleurs, mais en plus je songe combien le monde extérieur est mauvais, tandis que là, je n'ai rien à craindre de lui.
- Et tu comptes vraiment y passer toute ta vie ?
- Quelle vie ? En avons-nous seulement une ?
- Tu ne le crois pas ?
- Je sais juste que le temps s'écoule heure après heure, minute après minute, et que nous le passons tous d'une façon différente. Je n'appelle cependant pas cela une vie, simplement de l'attente.
- Qu'attends-tu, toi ?
- La mort, je dirais. Il n'y a qu'elle qui serait à même de délivrer un humain de sa prison charnelle afin de lui permettre de voir plus grand.
- Tu es étrange.
- Toi aussi.

Elles réprimèrent toutes les deux un petit rire, puis la religieuse prit la main de Cassy entre les siennes. Avec chaleur, elle l'embrassa sur chaque joue, ce qui était sa manière à elle de lui souhaiter bonne chance pour les évènements à venir.

- Cela ne doit pas être drôle d'ignorer ce qu'il est bon ou pas de faire.
- Tout comme j'imagine qu'à force, tu dois te lasser d'être seule.

Yohanna détourna un instant le regard, avant de souffler dans un murmure à peine perceptible :

- Ce n'est pas comme si je l'étais réellement. Les fantômes de mon passé ne cessent de me hanter. Je n'ai jamais une seconde de répit : ils sont toujours là, à me rappeler le mal que j'ai pu causer.
- C'est donc si terrible que cela ?
- Un jour, tu le sauras peut-être, si du moins je trouve la force de te l'avouer. La honte ne se perd pas, tu sais.
- J'ai tué mon frère, cela ne peut pas être pire.
- Détrompe-toi. Ah, j'oubliais. Il vaudrait sans doute mieux éviter de parler de nos petites conversations à quiconque, d'accord ? Une alliée des démons et une parjure, cela ne plaît pas vraiment, surtout dans une cathédrale.
- Je te rassure, je n'ai révélé ton existence à personne de ma connaissance.
- Et ils ne s'en portent sûrement pas plus mal. Adieu, Cassidy.

Elle lui adressa un dernier signe de la main, puis disparut par la porte dérobée qui reliait sans doute la nef au couvent. La jeune fille observa l'endroit désormais vide, tout en s'interrogeant. Quel crime affreux pouvait bien se dissimuler derrière un visage aussi angélique ?

Yohanna garderait sans doute à jamais son secret, tout comme elle avait encore les siens. Elle ne devait plus y songer. Tirer une crois sur Sinnoh. Repartir à zéro. Plus rien ne la rattachait ici. Après ces derniers "au revoir", il ne lui restait plus qu'à retourner à Kanto. Une fois encore, recommencer à la source, en espérant que cela se passerait mieux que précédemment.