Chapitre 83 : Riposte
Eclair-de-Liberté gouttait pour la première fois à la tension de l'attente avant une embuscade. Il comprenait parfaitement ce qui l'attendait quand il bondirait… Encore quelques mois avant, il se serait effrayé si on lui avait affirmé qu'il serait dans cet état d'excitation ! Non sans une pointe de honte, il se sentait plus vivant que jamais. Son impression de n'être que l'ombre de lui-même avait totalement disparu : il déployait tous ses sens à leur capacité maximale. L'angoisse l'avait complètement quitté pour laisser place à une jubilation malsaine. Enfin il allait frapper… Enfin l'adrénaline allait sublimer ses capacités, il allait retrouver toute sa force mentale.
Aleph-Zéro ressentait à peu près la même excitation… Cependant, ses raisons différaient complètement de celles de l'Elecsprint. Il espérait pouvoir briller devant le colonel ; il voulait libérer les Pokémon. Il ne savait pas exactement comment son objectif serait atteint ; il n'imaginait pas vraiment sa vie après la guerre non plus… Mais il savait qu'il se battait pour une cause qui était juste, il savait aussi qu'une fois la victoire acquise, il pourrait s'appuyer sur Dimitri pour le guider dans la voie qu'il avait choisie.
Terreur-des-Hommes n'était pas très loin de lui. Il ne la voyait pas : elle s'était bien camouflée, mais il savait qu'elle le soutenait. Il la soupçonnait de l'avoir suivi dans une telle aventure uniquement pour l'amour qu'elle éprouvait pour lui. Elle le lui avait plus ou moins avoué, mais cela ne faisait qu'amplifier le sentiment d'attachement qu'il ressentait en pensant à elle ! Lui se battait pour une cause, même floue, mais elle, se battait pour rester avec lui, pour le soutenir… Elle voulait sans doute aider les Pokémon, elle aussi ! Seulement, si elle ne s'était pas attachée à l'Insécateur sa situation serait sans doute mille fois plus simple que ce qu'elle vivait actuellement. Elle avait insisté la veille pour renvoyer les œufs au camp, ce qui avait fort peiné le père. Si elle en était arrivé là, c'était bien que son amour pour lui était sans limite.
Le lieutenant Aleph-Zéro fut tiré de ses pensées par le cliquetis caractéristique de la troupe qui se déplace de jour sans réel effort de discrétion. Des humains passaient devant lui sans le voir. Il retenait sa respiration. Bientôt, Vassili utiliserait sa mitrailleuse, la panique se répandrait et lui pourrait donner le signal de l'assaut. Après à peine quelques minutes, il devrait rappeler ses hommes et se retirer sans attendre, puis enfin se laisser guider par Victor et son équipe jusqu'à un point de ralliement bien défini. Pour la énième fois, il déroulait ce plan dans son esprit.
Il sembla à Eclair-de-Liberté que les humains s'agitèrent avant que ne résonnât le premier claquement de mitrailleuse. Bien évidemment, il s'agissait là d'une illusion, mais cette idée lui rappelait qu'à partir de ce moment, tout se déroulerait au ralenti, que seule l'excitation le porterait. Surtout, qu'enfin, il n'aurait plus de crise d'angoisse pour toute la durée du combat. Il s'élança avec une sorte de plaisir et d'exaltation sur les humains, sans aucune crainte ni conscience du danger… En jouant avec la mort, il se sentait puissant.
Les balles fusaient depuis les lisières où était posté Vassili. Entre les coups, Eclair-de-Liberté se débattait avec rage. A lui seul, il semait la terreur dans la troupe ennemie. Bientôt, les militaires tentèrent de l'éviter, mais il les poursuivait comme un forcené. Le dresseur observait son Pokémon avec angoisse, de peur de le perdre et surtout de le voir aussi déchaîné. Jusque-là, il n'avait jamais réellement réalisé que son compagnon avait tant changé… Une vague de tristesse l'envahit un instant, jusqu'à ce qu'il se reprît en voyant que ses tirs déviaient de leur cible.
L'embuscade ne dura pas longtemps. En quelques instants à peine, les ennemis se furent dispersés, personne ne devait chercher à les poursuivre. L'armée s'était relativement bien organisée dans sa retraite. Malgré la fatigue, les militaires prenaient de plus en plus l'habitude de faire face aux attaques rapides mais violentes des rebelles. Quand ils eurent tous disparu dans la végétation, les deux groupes suivirent Aleph-Zéro pour prendre le chemin du retour.
Colas attendait à un carrefour. Dès qu'il vit ses camarades arriver, il les devança de quelques pas, pour les guider jusqu'au prochain jalon. Les humains commençaient à s'essouffler, le groupe ralentissait inexorablement, alors que l'effort à fournir semblait toujours plus grand. Même l'Insécateur ne pouvait pas se vanter de n'être pas du tout fatigué. Il était temps qu'ils atteignissent le point de rendez-vous. Pourtant, il le savait, il ne se trouvait qu'au niveau du premier jalon, il leur restait donc encore du chemin à parcourir ! Ils pourraient cependant se permettre de ralentir au fur et à mesure qu'ils s'éloigneraient de l'ennemi…
Arrivé au carrefour suivant, Colas sauta sur place, se retourna, hésita… Puis, quand il réalisa enfin, il hurla :
................- Ils l'ont tué. Ils sont passés par là ! Faut trouver un autre chemin !
Sans réfléchir ni même consulter son supérieur, il bifurqua : la peur de se retrouver à son tour dans une embuscade prit le dessus sur tout devoir d'obéissance… D'un coup, le concept de l'arroseur arrosé lui sembla très concret et fort peu agréable ! Il dévala une pente instable, avant d'hésiter à nouveau, puis de tourner n'importe où.
Aleph-Zéro suivait le groupe dans lequel il s'était inséré, sans chercher à ne rien faire d'autre que réfléchir à la suite des événements. Il devait absolument trouver un moyen de s'extraire, lui et sa section, de ce mauvais pas… Si la contre-attaque avait été organisée, il y avait forcément un plan d'action ennemi. Il devait emprunter un itinéraire qui ne correspondait pas avec celui qui avait été défini à la base, puisque l'armée avait dû remonter les jalons un par un. Il n'osait même pas se demander ce qui avait pu arriver à Victor : il avait d'autres Chaglam à fouetter !
Son raisonnement fut confirmé, il ne s'en rendit compte que trop tard. Colas s'était engagé dans un chemin sur lequel ils avaient prévu de passer, qu'il avait récupéré plus ou moins par hasard, en faisant un détour. Sur leur flanc, les coups d'une mitrailleuse se déclenchèrent violemment. En quelques secondes, les hommes se retrouvaient fauchés, à terre, certains littéralement hachés par les balles. Aleph-Zéro réfléchit du plus vite qu'il le put. Il ne devait pas chercher à riposter, l'attaque avait visiblement été parfaitement préparée. Non, il lui fallait partir, comme il l'avait prévu avant mais ne s'était pas résolu à faire, gardant une once d'espoir… Il hurla pour attirer l'attention de ses combattants, puis fit signe de se séparer et de fuir. Il allait emprunter un chemin qui serpentait vers une colline, en progressant de part et d'autre du sentier, avec ses deux groupes. Il connaissait mal le lieu, n'avait pas le temps de sortir sa carte, mais il n'avait pas le choix.
Il jeta un coup d'œil autour de lui. Il ne restait à peine que la moitié de son effectif et encore, la plupart des survivants étaient blessés, voire incapables de marcher. Ils devaient se faire transporter par leurs camarades, ce qui ralentissait encore la fuite de la section. L'Insécateur se demandait si rien que l'un d'entre eux parviendrait à sortir vivant de leur embuscade bien ratée. Si on les poursuivait, ou les attendait ailleurs, ce qui ne manquerait pas d'être le cas, il ne voyait pas comment il pourrait faire face ni même s'en aller… Son cœur accéléra. Il ne voyait aucun moyen de s'en sortir.
Aleph-Zéro n'était pas dupe. Son plan pour l'embuscade initiale était certes risqué, mais pour qu'il eût subi de telles pertes sur sa retraite, ses ennemis avaient forcément utilisé des informations qu'ils n'auraient pas dû avoir... L'heure n'était pas à la réflexion à ce sujet, pourtant, il ne pouvait s'empêcher d'y songer. Il n'avait aucun moyen d'en avertir son supérieur, il fallait donc avant qu'il s'en sortît pour pouvoir démasquer le traître. Un instant, il pensa à sa messagère, toujours si volontaire pour aller porter des informations confidentielles… Si c'était le cas, il se vengerait ! Puis il se reconcentra sur sa mission ; il éluciderait ce mystère plus tard…
D'un geste de la lame, l'Insécateur indiqua la formation de sa section. Le groupe de Vassili s'écarta sur la gauche, empruntant un petit layon, tandis que celui de l'autre chef humain continua sur le petit chemin escarpé. A peine eut-il vu ses troupes disparaître qu'il regretta son choix. Dans le passage enclavé, le dresseur serait bien plus exposé que son collègue qui se dirigeait sur les hauteurs. Il savait qu'il ne devait pas faire jouer ses sentiments, mais il se dit qu'il aurait au moins pu faire l'inverse sans changer le plan. Quant à lui, il suivit logiquement le groupe le moins exposé, ce qui lui fit encore plus culpabiliser et regretter sa décision.
Vassili portait un blessé sur son dos, qui s'agrippait à ses épaules, tandis que sa main libre tenait la bride de Newton, qui lui, avait un autre homme sur son dos. Le poids commençait à le faire souffrir énormément. Ses muscles le brûlaient, il ralentissait sans le vouloir, peinait à suivre les valides moins chargés. Les nombreux obstacles au sol le faisaient souvent trébucher. Tout le groupe dut faire une courte pause, pour changer les porteurs des blessés. Ces derniers, lourdement touchés, faisaient de leur mieux pour serrer les dents et ne pas faire de bruit. Quelques gouttes de sang traçaient le chemin emprunté, mais ils avaient espoir que, sur le sol encombré, la piste serait trop dure à suivre ou tout au moins, que son analyse ralentirait la progression de l'armée. Alors que la densité de branches augmentait, Vassili se sentit comme pris au piège entre la végétation et son ennemi. Il haletait, jetant des regards inquiets autour de lui, effrayé à l'idée de voir pointer un fusil à quelques mètres.
Finalement, le chef de groupe reprit espoir quand le maillage se desserra, lui laissant une plus grande liberté de manœuvre. Il écarta un peu son dispositif. La désillusion ne tarda pas à revenir... Le thalweg se resserrait, ils étaient pris entre deux points hauts. Avec leur chargement et la faible couverture végétale, si l'ennemi se trouvait au-dessus, ils n'avaient qu'à espérer que l'autre groupe n'était pas trop loin pour leur venir en aide, sinon, ils se feraient tirer comme des Poichigeon. Aleph-Zéro les avait envoyés par dépit sur cet horrible terrain... Si en plus, l'armée les attendait à la sortie du chemin, ils étaient perdus ! Un instant, il aperçut une colonne progresser sur la crête, parallèlement à eux. D'un coup d'œil inquiet, il reconnut Eclair-de-Liberté. Ses compagnons étaient en mesure de les appuyer. Il se sentit rassuré l'espace d'un instant.
Malheureusement pour eux, le chemin de Aleph-Zéro s'écarta, le bord devenant impraticable. Le groupe déboucha alors dans une végétation moins dense, mais le relief s'estompait un peu. Un coup de feu retentit dès qu'ils eurent tous atteint ce léger découvert, puis d'autres suivirent. L'ennemi les attendait en face. Le groupe riposta. Déjà, deux rebelles s'effondraient, dès les premiers tirs. Deux nouveaux blessés à retirer de l'effectif déjà réduit… Vassili reconnut la voix de son ami Insécateur qui criait au loin, donnant l'assaut. Ils les appuyaient pour leur permettre de se replier. Le dresseur hésita. En arrière, ou écarter le dispositif vers la gauche ? Clairement, ils étaient attendus ici, par une force nouvelle. Ils devaient donc s'attendre à se voir boucher le chemin du retour. Puis… « Jamais reculer » pensa-t-il, comme disait son frère. Ce qui restait du groupe tenta donc de se déporter vers la gauche, même si cela les éloignait de leur appui.
Juste devant Vassili, une étincelle de feu apparut. A côté de lui, un homme tomba, touché au bassin. Ils étaient encerclés. Le chef de groupe fit des signes désespérés à Aleph-Zéro, pour qu'il s'exfiltrât. Ils n'avaient aucune chance, à si peu, de fournir un feu suffisamment nourri pour extraire le groupe isolé. A son grand soulagement, la fréquence des tirs diminuait du côté de l'Insécateur. Ils s'en allaient, sans doute. Un bruissement dans les buissons proches déclencha une rafale. Pourtant, aucun cri, même étouffé, ne retentit. Quelques instants, le groupe pris au piège eut peur que leurs ennemis fussent assez nombreux pour poursuivre le deuxième groupe et ainsi bloquer toute la section. Ce ne fut heureusement pas le cas. Vassili se sentit rassuré pendant quelques secondes, quand il sut le Pokémon tiré de cette première impasse. Cependant, il se rappela vite que son sort risquait d'être assez peu enviable, aussi, ce sentiment disparut bien vite. Il se prit alors à regretter honteusement le départ de son ami Insécateur…
Le chef de groupe se souvint avec amertume de sa deuxième rencontre avec Aleph-Zéro : quand ils se retrouvèrent entourés par des fusils, cachés dans les buissons, il ne put s'empêcher de penser au moment où le Pokémon l'avait jaugé, tournant autour de lui, triomphant. Comme lors de cette amère expérience, il ordonna de déposer les armes. Le groupe se resserra peu à peu autour de Vassili. Une voix émana de la surpopulation d'ennemis, tandis qu'un lieutenant s'avançait dans la foule :
................- Qui est le chef ?
Aucun combattant dans l'assemblée ne bougea, alors que les soldats dévisageaient le petit groupe un à un. Un rebelle hésita à un moment, faillit se tourner vers Vassili, mais résista à la tentation. Ce dernier soutint le regard de chacun des militaires, mais ne dit rien. Il espérait ainsi prolonger un peu l'espérance de vie de ses alliés.
................- Personne ? Tant pis. Laissez les morts, achevez les blessés qui ne peuvent pas marcher et amenez vite les autres. Départ dans cinq minutes. Mitrailleuse en serre-file, ils pourraient revenir…
Deux soldats arrachèrent les armes des mains des combattants, puis leur attachèrent les mains. Menacés par des fusils, ils se mirent en colonne, entre les soldats. Les blessés sur le dos de certains furent examinés rapidement, trop rapidement. L'armée elle-même avait subi des pertes, les militaires étaient trop heureux de pouvoir venger les leurs. Tous ceux qui avaient été touchés furent donc considérés comme « incapables de marcher ». Leurs camarades qui les portaient durent les poser au sol.
Le militaire jaugea Newton, d'un œil circonspect. Puis, il s'en approcha avec précaution. Le cheval de feu ne bougea pas, aussi, il fut sans doute jugé comme inoffensif. L'homme qu'il porté fut reposé à terre violemment, puis un autre soldat attrapa la bride du Ponyta, en prenant soin de rester à distance. Il s'éloigna en tête de colonne avec son butin.
Vassili se retourna, regardant avec désespoir ses camarades à genoux. Il vit une lueur suppliante remplacer la souffrance dans les yeux des deux premiers. Le sergent aurait voulu dire quelque chose, les sauver, mais il savait qu'il ne pouvait rien faire d'autre qu'empirer la situation. Il se sentit défaillir, lutta contre lui-même pour ne pas tomber, tandis que sa vision devint entièrement noire. Il entendit des pas, il savait qu'on allait achever ses deux autres soldats.
................- Ne tirez pas, vous n'avez pas le droit ! hurla un des rebelles. Il faut le soigner, il n'est pas mortellement blessé. Vous n'avez pas le droit !
La vue revint à Vassili, qui fit un effort surhumain pour supporter son état de flottement. Un de ses camarades s'était interposé entre un blessé qui avait un genou explosé par une balle et son bourreau.
................- Pousse-toi de là, lança le militaire.
Vassili fit un pas en avant. Il sentit un fusil dans son dos, continua cependant. Une main le maintint à sa place. Il n'essaya plus de bouger. Il avait l'impression de flotter, comme s'il avait beaucoup trop bu. La scène tournait devant lui. Le jeune rebelle s'écarta, il emmenait avec lui le blessé dans la colonne, appuyé sur ses épaules. Les soldats le regardaient, hésitants. Finalement, le militaire qui devait se charger du blessé lâcha une rafale. Les hommes s'entreregardèrent.
Le rebelle valide se retourna, interloqué, alors que le blessé s'effondrait contre lui. Il le rattrapa par réflexe… Le militaire lui fit signe de le lâcher et de retourner dans la colonne. Le jeune homme écarta les mains, les yeux exorbités. Le corps tomba à ses pieds. Lentement, il recula, encore sous le choc. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il sembla essayer de les contenir, il voulut avancer vers le soldat, se retint, fit demi-tour et s'inséra dans la colonne, tête basse. A ce moment, la conscience de Vassili disparut. Il ne lui sembla pourtant pas s'évanouir…