Lors des jours qui suivirent, Jérémie s'entraîna sans relâche, passant parfois des heures à éperonner un Kabutops décidément bien patient. D'autres Pokémon se seraient déjà irrités de l'insistance avec laquelle Jérémie le sollicitait, mais pas lui. Malgré ses harassantes demandes, Kabutops était toujours prêt à accepter les défis de plus en plus enhardis qu'il lui lançait.
Si Jérémie avait à chaque fois la conviction farouche de triompher, cependant, il en fut intégralement pour ses frais. Son infériorité était désormais moins évidente, certes, mais il lui manquait encore deux bons crans avant de pouvoir inquiéter Kabutops. De plus, il avait beau essayer de " voir " l'essence de son adversaire comme l'avait demandé Hyde, il ne parvenait pas à faire mieux que loucher stupidement.
A l'instar du garçon, les autres peinaient, bien que Mathilde ait réussi à vaincre le Mackogneur qui lui servait de partenaire après un rude affrontement. Mais c'était bien la seule. Que ce soit Jérémie, Ratchet, Naïa, Ariane ou même Hyde, chacun subissait une cuisante défaite.
Malgré tout, Jérémie devinait une nette progression de sa part et s'en rassurait. Désormais il pouvait tailler la glace comme un fin sculpteur et la rendre aussi dure que du métal. Par ailleurs, il parvenait à infléchir la course de ses lasers et à faire léviter des éclats pour les utiliser comme projectiles.
Autour de lui, les autres progressaient aussi. Cela, ajouté aux nouvelles qui indiquaient une répression des révoltes et pillages, participait à mettre Jérémie de bonne humeur. Il estima au bout du sixième jour d'entraînement que jamais leurs chances de vaincre l'ennemi n'avaient été si grandes. Il savait que, tous ensemble, ils pouvaient le faire. C'était là une impression si délectable qu'il fut incapable de ne pas sourire durant plusieurs jours. Du moins avant qu'on ne lui annonce que la nourriture manquerait, faute d'avoir pu aller en ville effectuer des courses.
- Dans ce cas, on a qu'à y aller, fit raisonnablement observer Jérémie en sentant son ventre gargouiller.
Si une chose le désespérait bien, c'était d'avoir le ventre vide, cette sensation de creux au niveau de l'estomac qui le torturait continuellement. Aussi était-il prêt à courir le risque de se rendre à Charbourg, la ville la plus proche, pour faire des emplettes. Tout seul Hyde ne le pourrait pas, à moins de se transformer et de leur faire des en-cas gorgés d'eau.
- Si tu veux, mais dans ce cas ce sera avec Mathilde. Elle seule peut se transformer et donc passer inaperçu, expliqua Hyde sur un ton aimable. Et Ariane viendra également car elle n'est pas recherchée. Pendant ce temps je vous confie la maison et ma femme, ajouta-t-il en gratifiant Jérémie et Ratchet d'un clin d'œil. A tout à l'heure !
L'instant d'après, le trio désigné s'éloignait et disparaissait le long de l'horizon naissante. En cette matinée du 18 Novembre 2009, Jérémie se prit à soupirer à l'idée que cela faisait déjà deux semaines et demie que le cauchemar avait commencé. Cela faisait également seize jours que Cyril les avaient quitté, lui, ses amis et le monde...
Plus encore que d'éprouver de la nostalgie, Jérémie avait l'impression d'être perdu dans un vortex de pensées indissociables les unes des autres. C'est comme s'il était isolé de tout aux confins d'un monde qui avait autrefois été le sien et qu'il ne reconnaissait plus. Cela le laissait déboussolé, accablé.
Même après avoir fait part de cet état d'âme à Mathilde, il n'avait pas réussi à remonter sensiblement son moral. Si les progrès qu'il avait faits en combat lui avaient donné du baume au cœur, ce n'était hélas que provisoire.
- Bien, maintenant qu'ils sont partis, on va peut-être pouvoir se battre un peu ? proposa Ratchet d'un air calculateur en se frottant les mains.
- Tu as entendu, ce n'est pas une très bonne idée, observa Jérémie en sondant obstinément l'espace trouble entre deux pics lointains.
- Dis plutôt que tu as les chocottes, fit Ratchet d'une petite voix affectée.
Jérémie n'en supporta pas davantage ; il n'aimait pas qu'on le provoque lorsqu'il était déprimé. Dans ces cas là, il en fallait très peu pour déclencher sa colère et le mettre hors de ses gonds. La pique de Ratchet fut sans doute l'étincelle qui mit le feu aux poudres.
- Très bien, mais ne viens pas te plaindre après s'il y a des séquelles, éructa-t-il en serrant les poings. Je t'aurais prévenu au moins.
- Ravi de te l'entendre dire, assura le blond avec un affreux rictus de satisfaction.
Apparemment, Ratchet ne mesurait pas le trouble qui habitait son vis-à-vis et encore moins à quel point sa demande était intempestive. Mais Jérémie y trouva là une occasion de se défouler franchement, exaspéré qu'il était en ce moment.
La seconde suivante, tous deux s'échangeaient des projectiles aux reflets bleutés et orangés qui s'entrechoquèrent violemment. Ratchet prit l'initiative en traversant l'écran de fumée généré mais Jérémie l'attendait le pied ferme. Il dispersa les tessons de glace qui flottaient autour de lui pour qu'ils s'abattent sur Ratchet. Il y eut une détonation suivit d'un sifflement aigu, puis ce dernier surgit à nouveau d'entre les panaches et abattit un poing enflammé sur Jérémie.
Réveillé par cet assaut brusque, le garçon se baissa puis effectua un coup de pied à ras le sol, fauchant Ratchet au passage. Le blond chuta avant de se rattraper sur une main. Il intercala vivement sa jambe entre lui et le poing cuirassé de Jérémie. Un tapis de glace commença à éclore près de son tibia mais il fut vite dissout par une volée de braises fumantes.
Jérémie se trouva énergiquement repoussé par le pied brûlant de Ratchet et vacilla sur place avant d'ériger un bouclier translucide. Le poing adverse se retrouva englué dans la glace semi-solide lorsqu'il tenta une traversée. Des volutes de vapeur s'enroulèrent autour de lui et Jérémie ganta sa main.
Il sourit devant l'impulsivité de Ratchet : il n'y avait que lui pour ne pas anticiper la fonte de la glace en eau. Détectant la présence du blond sur sa droite, Jérémie se jeta dans la mêlée et frappa. A cet instant précis, il ressentit quelque chose de dur et d'ardent se heurter à sa poitrine tandis que lui-même frappait Ratchet.
Les deux belligérants furent éjectés en sens inverse de l'autre dans un souffle fracassant. Jérémie atterrit laborieusement avec l'impression que son torse allait se ratatiner. Inutile de le nier, Ratchet avait fait de gros progrès... La plaie rougeoyante qui le marbrait en était une preuve irréfutable.
Sans plus tarder, Jérémie appliqua une main sur sa blessure et diffusa un courant gelé pour apaiser la douleur. En face, il entendit Ratchet se relever péniblement et le vit émerger. Du sang gouttait d'une contusion faite à sa cuisse. Il n'y avait pas à dire, tous deux étaient devenus sacrément coriaces depuis qu'ils étaient des Pokéman...
Quand leurs regards se croisèrent, Jérémie eut comme une étrange illumination. En fait, livrer ce duel lui procurait un plaisir singulier. Et Ratchet paraissait en venir à la même conclusion. Il se sentait léger, étrangement inconsistant...
En fait, ce n'était pas juste son imagination, il était vraiment
léger et inconsistant. Ses pieds flottaient au-dessus du sol...
Sauf qu'il n'avait plus de pieds. Face à lui, Ratchet le surprit plus encore. Ce n'était désormais plus qu'une vague silhouette constituée de flammes crépitantes. Quant à lui, il exhalait une buée ondoyante et se constituait de cette glace liquide qu'il avait déjà eu l'occasion de contrôler dans le passé....
- Ça y est, nous avons atteint le niveau supérieur ! s'exclama Jérémie en essayant de sautiller sur place.
Puis il se rappela qu'il ne pouvait plus dans son état et se contenta de bondir intérieurement. Pris d'une envie soudaine, il fondit sur Ratchet. Sa vitesse avoisinait celle d'un oiseau au vol et il s'en délecta. Chaque détail, chaque particule de l'atmosphère courait sous les replis virevoltants de sa forme élémentaire.
En revanche, sa déconvenue fut grande lorsqu'il tenta d'approcher Ratchet et qu'il retrouva immédiatement son corps dans un sifflement de glace fondue.
- Désolé, mais le feu bat la glace ! remarqua le blond en redevenant normal à son tour. Tu ne pourras plus rien contre moi sans la Clairvoyance, ajouta-t-il avec suffisance. En tout cas, merci quand même de m'avoir accordé ce défi.
Si surpris qu'il faillit tomber à la renverse, Jérémie observa Ratchet lui tendre une main amicale. Lentement, comme s'il doutait que cela puisse être vrai, il la serra. Son rival était décidément bien bizarre...
- Maintenant, nous devrions rentrer et attendre qu'Ariane nous rafistole, reprit Ratchet en boitant vers la maison de Hyde. Tu m'as explosé la jambe. Fallait dire que je l'ai un peu cherché. Mais il y a un truc que je ne comprends pas... pourquoi tu n'utilises pas le pouvoir de Cyril ? Il te déplaît tant que ça ?
Jérémie hocha la tête avec gravité en se massant le torse. Oui, maintenant encore, employer ce cadeau empoisonné lui coûtait énormément.
Alors que les garçons rejoignaient tranquillement leur abri, des cris nasillards, étrangement déformés, leur parvinrent en semblant déchirer l'atmosphère. L'instant d'après, Naïa sortait d'un pas maladroit en gémissant. Jérémie accourut vers elle, talonné difficilement par Ratchet.
Naïa tremblait des pieds à la tête, une expression de désarroi sur le visage. Ses yeux observaient le ciel d'un air aveugle, comme perdu dans un monde autrement plus obscur et angoissant. La voir ainsi inquiéta énormément Jérémie. Il ne comprenait pas.
L'agitant avec fébrilité, il hurla son prénom pour essayer de la raisonner, de lui faire recouvrer ses esprits. A côté d'elle, Ratchet jetait des coups d'œil alentour sans savoir comment procéder. Jérémie contempla d'un air horrifié Naïa grelotter et gémir comme si on l'avait battue à mort... Que pouvait-il bien faire ?
Soudain, les soubresauts cessèrent et Naïa se laissa tomber sur le sol. Elle avait arrêté de gémir mais son souffle demeurait encore irrégulier. Le teint livide et les lèvres serrées, elle chercha la main de Jérémie. Lorsqu'elle la trouva, Naïa articula d'une voix brisée :
- Je... je viens... à l'instant...
- Calme-toi et reprend ton souffle, dit Jérémie calmement. Explique-nous sans te presser, ce n'est pas grave de perdre quelques secondes.
Mais ce n'était visiblement pas le cas pour Naïa, qui ouvrit la bouche plusieurs fois d'affilée sans parvenir à émettre autre chose que des borborygmes. Elle tressaillit faiblement puis parvint finalement à trouver ses mots :
- Non... tu ne comprends pas. J'ai vu des choses... des choses horribles et terrifiantes. Le souverain qui détient la lumière blanche dans un gant noir dominera le monde !
- Attends, mais... mais elle... elle parle de Tobias là, non ? bredouilla Ratchet.
Les aveux de la femme laissaient ses interlocuteurs complètement abasourdis, voire effarés. Avant que Jérémie ait pu répondre à Ratchet, Naïa se releva et ajouta :
- Ce n'est pas... tout ! Allié à cet homme, la foudre... la foudre ensevelira tous les espoirs ! Elle frappera sans discontinuer... elle annihilera toute forme de vie !
La femme paraissait démente à présent. Ses yeux roulaient dans leur orbite et elle se tirait les cheveux. S'il n'avait pas été si grave, le spectacle aurait pu s'avérer drôle. Avec l'impression que la Terre entière s'ouvrait pour l'engloutir, Jérémie prit Naïa par les épaules et l'interrogea du regard. Jamais il n'avait tant redouté une réponse qu'en ce moment précis. Enfin, la voix désincarnée de la femme, si différente de celle qu'elle était habituellement, sembla résonner par-delà les cieux tandis que se formaient les mots :
- Celui qui les tuera tous, Jérémie, ce ne sera pas Tobias. Ce sera
toi. - Encore une fois, expliquez-moi en détails ce qui s'est passé.
Vraisemblablement, Naïa ne conservait aucun souvenir de l'incident malencontreux. Avait-elle été possédée par une force qui lui aurait dicté sa conduite ? Était-elle vraiment en transe à ce moment là ? Sa prémonition se révélerait-elle exacte à l'avenir ? Jérémie ne pouvait malheureusement que le supposer.
Quoiqu'il en soit, il était certain que les déclarations de Naïa avaient jeté un froid et désarmé Jérémie. Ce fut donc avec difficulté qu'il récapitula tout ce qu'Hyde, Ariane et Mathilde avait manqué pendant leur absence. Sa voix désemparée s'enrouait contre son gré. Pire encore, Ratchet ne faisait rien pour l'aider.
Au lieu de ça, le blond passait son temps à le dévisager comme un animal sur le point d'attaquer quiconque passerait à portée de ses crocs. La nouvelle de leur montée en puissance n'avait par ailleurs constitué qu'une bien maigre consolation.
- Et ensuite elle a débarqué dans le jardin en agissant bizarrement. On aurait cru à une espèce de folie sur le coup. Puis elle a annoncé que Tobias contrôlerait le monde et que j'allais l'y aider en tuant tout le monde avec des éclairs.
Hyde avait ponctué son récit de frottements d'yeux las, comme s'il se résignait au pire tout en essayant de trouver une solution au problème. Jérémie guetta sa réaction impatiemment. Il voulait qu'on le démente, qu'on lui dise que c'était tout bonnement impossible qu'il fasse cela, que jamais il ne ferait de mal aux innocents... Et pourtant, à sa grande déception, Hyde resta silencieux et méditatif.
Même le regard des filles lui semblait soupçonneux, voire accusateur. Qu'avait-il donc fait de plus qu'entendre une femme hystérique divaguer ? Pourquoi donc Naïa aurait-elle forcément raison après tout ?
D'un autre côté, rien ne prouvait son tort, pensa-t-il aussitôt avec morosité. Et s'il tuait par mégarde de nombreux innocents, ainsi qu'elle l'avait prédit ?
Jérémie songea tristement que jamais le destin ne lui avait semblé ironique à ce point. Tout comme il semblait irrémédiablement voué à lui opposer des fatalités, telles qu'il en avait déjà connues avec la mort de Cyril.
Même le ciel d'azur paraissait se moquer de lui. Clair et serein, il le baignait d'un éclat doux qui manqua de le ramener à de sombres pensées.
- Écoute, je crois qu'il serait préférable que tu n'emploies pas le pouvoir de Cyril, déclara finalement Hyde en émergeant du silence dans lequel il s'était plongé. On ne peux pas se permettre de t'écarter de la lutte, - surtout maintenant que tu as atteint le stade avancé -, mais promet-moi de ne pas en faire usage, Jérémie.
Alors, avec un nœud douloureux en travers de la gorge, Jérémie hocha la tête.
- C'est promis, je le tiendrai à l'écart.
Une larme perla au coin de ses yeux et il ajouta en reniflant :
- Je ne veux pas être responsable d'une telle souffrance.