Chapitre 73 : Jugement
En arrivant au camp bâti, les rebelles parlaient presque d'un miracle : aucun des groupes n'avait été attaqué dans sa retraite. Ils comprirent cependant vite que cela n'était pas vraiment dû à la chance… Leurs ennemis humains ne disposaient pas des troupes nécessaires pour les attaquer directement. En réalité, ils n'avaient fait que profiter d'une situation à leur avantage pour frapper : le combat contre les Pokémon avait signalé leur position exacte, ce qui leur avait permis d'effectuer des tirs d'artillerie et de mortier lourd. Il n'avait donc jamais été question de rencontre frontale, seulement de tirs indirects… Ces derniers avaient été efficaces, car ils avaient causé de nombreuses pertes pour aucune prise de risque adverse.
L'adjudant-chef Pascal se découvrit une nouvelle passion, en plus de toutes celles qu'il entretenait déjà, pour la médecine. Plus particulièrement, il s'intéressa à tout ce qui se rapportait au soin des Pokémon. Il s'occupait de Niryo mieux que de lui-même ; on l'apercevait rarement plus de quelques minutes sans le P'tit Nours dans les bras. Même lorsqu'il donnait des cours, il le gardait avec lui, quitte à employer la méthode de Vassili et à l'enfermer dans sa veste. Le médecin ne s'y connaissait que très peu, mais il supposait que cela marchait comme pour les humains, supposition qui agaçait Pascal : il aurait voulu que le monde s'arrêtât de tourner pour se centrer sur son petit compagnon blessé.
Vassili tournait autant autour de son frère que d'Inès, ce qui n'était pas si difficile puisque les deux étaient souvent assez proches. Il profitait également de la compagnie de Vaillant-Rescapé, qui, lui, ne s'intéressait pas du tout à la femme, mais ne voulait rater sous aucun prétexte une intervention du colonel. Celui-ci était on ne peut plus occupé, partant souvent en seule compagnie de Newton et de l'Insécateur, pour rencontrer des contacts, souvent civils, qui devaient lui faire un compte-rendu des activités ennemies ou organiser des ravitaillements.
Les informations qu'il obtenait ne lui suffirent sans doute pas, puisqu'il ne tarda pas à s'intéresser aux prisonniers faits durant la prise de leur campement. Il les reçut à l'écart, dans la pièce qui lui était réservée, pour les interroger. Encore une fois, cela dut se solder par un relatif échec, puisqu'il réapparaissait toujours de fort mauvaise humeur à l'issue de ces face à face, dont la teneur n'était connue que de lui seul et de Vaillant-Rescapé. Il avait choisi l'Insécateur pour lui servir de garde du corps quand il se trouvait seul avec les cadres ennemis, pour « bien montrer l'alliance qui avait été conclue », avait-il dit à ce sujet.
Le groupe des admirateurs des Pokémon faisait état d'une activité impressionnante. Gilles multipliait les activités à partager avec eux. Il leur montrait le panel le plus large possible que lui permettait le contexte : il partait très souvent avec eux de longues heures durant, au cours de la journée, dès que l'emploi du temps de Vaillant-Rescapé le lui permettait. Une fois, ils revinrent tous relativement affolés : ils avaient essuyés des tirs d'arme automatique, heureusement sans faire aucun blessé, grâce à la rapidité de l'Insécateur et son habituelle capacité Reflet. Malgré ces avantages certains, il n'avait pas réussi à attraper le tireur, ce que Dimitri regretta énormément. A partir de ce moment, la fréquence des sorties diminua un peu ; elles se maintinrent cependant, après maintes négociations initiés par Gilles auprès du commandement.
Vaillant-Rescapé profita de ce soudain excédent de temps libre pour fréquenter encore plus souvent Dimitri et disputer de nouvelles parties d'échecs. Il lui arrivait à présent de gagner, ce que tous les soldats apprenaient immédiatement : le colonel râlait alors si fort qu'on ne pouvait pas passer à côté d'un tel événement. Une seule fois, l'Insécateur ressortit du bureau de son ami humain tête basse, l'air si résigné et mécontent que tous se demandèrent quel avait pu être le déroulement de la partie. Quand Dimitri sortit à son tour, on s'inquiétât même d'une éventuelle dispute tant son expression était haineuse.
L'Insécateur rendit visite moins souvent au colonel. Il se trouvait à présent libre toute la journée, mais ne tarda pas à combler ce vide. Il ne quitta plus la compagnie de Terreur-des-Hommes, qu'il se mit à fréquenter de jour, en plus des soirées. Ils assistaient souvent aux instructions de l'adjudant-chef, autant pour fréquenter les humains que pour s'enquérir de la santé du petit Marcacrin. Celui-ci se remettait peu à peu : il pouvait de nouveau marcher seul mais son œil restait fermé. Mais surtout, la Migalos profitait de ces moments d'intimité pour partager d'agréables moments avec son ami.
En plein milieu d'un cours sur le tir à la mitrailleuse, elle prit délicatement Vaillant-Rescapé par la lame grâce à une Sécrétion, pour l'attirer à l'écart.
..............- Viens avec moi, je vais te montrer quelque chose de merveilleux, dit-elle avec douceur.
Les deux Pokémon se suivirent au milieu des arbres, à l'écart du camp bâti, mais sans s'en éloigner trop pour autant. Au fur et à mesure qu'ils avançaient, Terreur-des-Hommes ralentissait l'allure, visiblement de plus en plus gênée et inquiète. Finalement, sa respiration s'accéléra alors qu'elle dégageait, en creusant sans effort, l'entrée d'une petite cavité sous-terraine. Elle y entra d'abord, puis se retourna pour y inviter Vaillant-Rescapé.
..............- C'est toi qui as creusé ça ? demanda celui-ci d'un ton étonné. Mais, pourquoi ?
..............- Tu es vraiment un Insécateur unique, répondit-elle avec une pointe d'amusement dans la voix. N'importe qui aurait deviné depuis des jours, et toi, même maintenant, tu ne comprends pas…
..............- Tu as construit un terrier pour nous ? Les Insécateur ne vivent pas sous terre, continua-t-il un peu honteux de ne pas voir en quoi cela était-ce si évident.
..............- Oh, tais-toi et regarde, gros bêta !
Elle s'écarta de la place qu'elle occupait devant l'Insécateur, pour ne plus lui cacher la vue. Derrière elle, se tenaient trois œufs, entreposés aussi soigneusement que les trésors les plus fragiles et les plus rares de la terre. Terreur-des-Hommes marcha jusqu'à eux, puis se coucha contre les coquilles.
..............- Ce sont nos enfants, Vaillant-Rescapé, tes enfants !
Le nouveau père en tomba des nues. En effet, il était à mille lieux de penser à ça, jamais il n'aurait pu deviner ce qui l'attendait. Il commença à balbutier des sons inintelligibles, avant de bafouiller, très gêné :
..............- Je suis… papa ?
..............- Cela ne te plait pas ? s'inquiéta Terreur-des-Hommes soudain très préoccupée par la réaction de son ami.
..............- Eh bien, si, si, bien sûr ! hésita-t-il. On va avoir une famille… C'est bien… Mais… Comment je vais m'en occuper ? Je n'ai jamais eu d'enfant, moi !
..............- Bien sûr que non. Moi non plus, c'est normal. Tous les Pokémon y arrivent, alors nous aussi, on doit bien pouvoir s'en occuper.
..............- Et la guerre ? Si je meurs ? Si tu meurs ? Tu vas devoir rester là ! réfléchit-il en quelques fractions de seconde. Hors de question que tu risques ta vie. Ils ont besoin d'une maman.
..............- Tout comme ils ont autant besoin d'un papa… rappela Terreur-des-Hommes d'une voix douce.
..............- Je ne peux pas abandonner le colonel ! Oh, Terreur-des-Hommes, comment allons-nous faire ? s'affola l'Insécateur.
..............- On les emmènera. S'il nous arrivait quelque chose, il restera bien Vassili, Dimitri, ou Inès. On a aussi tous les autres, l'adjudant-chef, Niryo… Nous allons les mettre au courant, mais je voulais juste que tu sois le premier à les voir…
..............- Ça ne te dérangerait pas… de les leur confier ?
..............- Si, un peu, bien sûr. Mais si on ne peut pas faire autrement, ils seront là pour eux. Au moins, je n'aurai pas peur. Nous ne mourrons pas, hein ? Et je savais bien que tu ne voudrais pas rester pour t'en occuper, je te connais, « sergent Aleph-Zéro », tu sais ! J'avais prévu que tu aurais sans doute cette réaction, je me serais même attendue à pire, avoua-t-elle, presque honteuse. Ça ne me dérange pas t'accepter ton choix, j'y ai bien réfléchi. Je ne peux pas te changer ; ce n'est pas pour autant qu'on ne peut pas fonder une famille ! On se débrouillera pour concilier nos aspirations…
Vaillant-Rescapé resta un moment à contempler ses futurs enfants. Une multitude d'interrogations lui arrivait dans la tête en un flot continu de soucis à régler. Finalement, Terreur-des-Hommes le sortit de sa torpeur : puisque les œufs n'écloraient pas en les admirant, il ne servait à rien de rester là. Les nouveaux parents quittèrent donc l'abri en prenant soin de le refermer derrière eux, pour qu'il ne fût pas visible facilement d'éventuels prédateurs. La Migalos s'attendait à une telle réaction de la part de son ami, mais elle ne put s'empêcher de s'en trouver un peu déçue. Elle aurait au moins aimé que la joie réussît à prendre le pas sur ses inquiétudes, même si celles-ci devaient bien venir plus tard ! Avec le temps, elle espérait qu'il accueillît sa paternité avec plus d'entrain, avant la naissance des bébés, au moins…
Les deux Pokémon n'eurent guère plus le temps de partager leurs discussions intimes. Dès qu'ils arrivèrent aux alentours des bâtiments, l'agitation y régnait tant qu'ils ne pouvaient guère espérer discuter, même à l'écart. Les hommes s'étaient regroupés autour d'une unique construction et le débat semblait animé. Quand Vaillant-Rescapé aperçut Dimitri qui tentait apparemment de calmer le jeu, il se hâta d'aller le rejoindre. La Migalos le suivit en soupirant.
..............- Oui, c'est vrai, c'est ce que je pense, affirma Gilles en hurlant pour masquer les autres voix. Je l'avoue, le « fan-club », c'était bien pour les surveiller. Mais quel mal y a-t-il à cela ? Qui n'a pas eu peur une seule seconde qu'ils essaient de nous prendre le pouvoir ? Personne ici, à part toi, mais qui me dit que ce n'est pas ce que tu veux ?
Gilles s'approcha de Dimitri pour l'attraper par le col, mais Inès s'interposa et le repoussa violemment. Le colonel ne fit qu'un petit pas en arrière, mais ne répondit pas. Il préféra laisser son vis-à-vis déverser toute sa colère sans intervenir, tout en prenant soin de garder l'air détaché et serein.
..............- Après tout, ils ont tué ta sœur la dresseuse, non ? Elle et ses Pokémon, c'était pas clair, on le sait tous trop bien… Alors maintenant, je ne vois pas pourquoi tu ne serais pas de leur côté, toi aussi ! Quand on aura enfin le pouvoir, tu le laisseras décider, lui, fit-il rageusement en désignant l'Insécateur d'un geste haineux. Je peux le dire, maintenant que je n'ai plus rien à perdre : les gars, il ne faut pas les laisser nous envahir… Chassez-les d'ici ! lança-t-il en direction de la foule qui s'était massée autour d'eux. A votre avis, comment se fait-il que des Pokémon soient apparus sur notre chemin alors qu'on nous avait certifié qu'il n'y en avait pas dans la zone ? Qui les a informés de notre passage, d'après vous ?
..............- Pokémon ou non et quelle que soit ton opinion sur leur allégeance, déclara le colonel d'un ton calme et uni, ils sont nos camarades. Nous les avons acceptés dans nos rangs, ils sont donc de notre côté de manière parfaitement officielle et tes soupçons ne sont que des affabulations... Tenter de les assassiner, c'est un acte de trahison !
..............- Tu n'es qu'un hypocrite et un sale menteur ! Même si je n'aime pas les Pokémon, de là à vouloir les tuer, il y a un pas que je n'aurais pas osé franchir, au moins pour le bien de notre armée, tu le sais bien. J'ai vérifié le tube… Tu y as mis le Marcacrin après, juste parce que je ne suis pas d'accord avec toi à leur sujet. Tu voulais m'éliminer et l'occasion était trop bonne, bien sûr ! Mais personne n'est dupe… Il faudrait peut-être voir si, autour de nous, les traitres à notre cause sont bien ceux que tu veux nous faire croire... Il pourrait bien y avoir aussi des traitres haut placés, mais eux, ils ont l'immunité diplomatique...
..............- Il me semble que ce genre d'insinuation est à la limite de l'acceptable, Gilles… affirma le colonel d'une voix étonnement calme. Le lieutenant Malik a bien déclaré qu'il t'avait demandé de bien vérifier dans le tube… Quand il l'a fait lui-même, il y avait P'tit Nours dedans, c'est bien la vérité ?
..............- Bien sûr, qu'il était dans le tube, le cochon poilu, puisque c'est toi qui l'as fait mettre après que j'ai vérifié – en obéissant aux ordres ! lâcha-t-il en s'étranglant à moitié de colère. C'est une machination contre moi, une putain de machination…
Le lieutenant Malik était absent, mais le comité rebelle qui jouait le rôle de tribunal lui avait demandé de décrire dans les détails les plus précis la manière dont s'était déroulé l'événement. Le colonel se défendait grâce à ce témoignage, dont ils disposaient, lui et l'accusé, en document papier…
..............- Personne n'a pu confirmer que tu avais bien vérifié le tube, pourtant...
..............- Et personne n'a confirmé que quelqu'un n'avait pas mis le Pokémon dedans non plus, continua l'accusé. Tu ne peux peut-être pas prouver que je n'ai pas vérifié, mais tu ne pourras pas plus prouver que tu ne l'y as pas mis. Sauf que comme t'as des saloperies de galons, forcément, t'auras raison…
..............- Gilles ! le reprit Dimitri sèchement, mais sans hausser la voix. Ce n'est pas parce que tu refuses de reconnaître ma légitimité que tu peux te permettre de me parler de cette manière. C'est « colonel » et tu arrêtes de me tutoyer tant que tu portes notre uniforme. Est-ce clair ?
Gilles baissa les yeux, mais ne donna aucun autre signe d'approbation. Il n'osa pas reprendre pour autant. Le colonel avait une autorité naturelle, une sorte d'aura qui le rendait impressionnant, Vaillant-Rescapé l'avait remarqué dès leur première rencontre. En ce moment, ce dernier restait en admiration devant le si grand charisme du seul humain à qui il avait jamais accepté d'obéir. Il était jaloux ; il aurait rêvé de bénéficier d'une telle présence…
..............- Ce sont les juges qui auront raison, comme il se doit, conclut le colonel, toujours très calme en invitant ceux-ci à prendre la parole d'un geste. Je me plierai entièrement à leur décision !
Les minutes suivantes s'écoulèrent dans la tension la plus totale. Vaillant-Rescapé dévisageait les deux interlocuteurs, complètement abasourdi. Il attendait le verdict avec autant d'inquiétude que ceux qui étaient directement concernés, car il se sentait lui aussi visé. En effet, la conclusion de l'affaire aurait une grande répercussion sur la suite de sa vie. Encore une fois, il se retrouvait accusé, indirectement, d'être un traitre, de vouloir contrôler les humains. Il s'étonna qu'on lui prêtât une telle pensée alors qu'elle ne lui était même pas venue à l'esprit, malgré son ancienne haine pour cette race.
Si Gilles était jugé innocent, alors, le colonel serait sans aucun doute affaibli. Le débat sur la présence des Pokémon serait relancé, une nouvelle fois. Cette perspective ne plaisait pas du tout à Vaillant-Rescapé, qui soutenait Dimitri et réciproquement. Une tentative d'attentat contre les Pokémon ne l'étonnait pas, ce qui lui faisait penser que l'accusation était bien fondée. Enfin, l'innocence était un moindre mal, puisque les juges pouvaient aussi se prononcer en faveur du complot contre Gilles et là, ce serait la catastrophe... Dans ce cas, son meilleur soutien tomberait, en même temps qu'on exécuterait un ami. Sans oublier qu'il serait ensuite difficile aux Pokémon, ne parlant pas le langage humain, de prouver qu'ils n'avaient rien à voir dans un tel complot, alors même qu'ils en étaient le sujet principal. A ce titre, même si l'Insécateur n'avait lui-même absolument rien remarqué de suspect dans le comportement de l'accusé, il espérait de tout cœur qu'il serait proclamé coupable et écoperait d'une lourde sanction.