A l'aube du pouvoir (T.1) de Raishini

Une profonde vallée déroulait ses étendues rocheuses devant lui. Comme perdue dans cette immensité, une somptueuse maison se dressait aux confins de l'aire, dévoilant ses façades d'un blanc immaculé et son toit en flèche. Des fenêtres en ogives ornées de mosaïques achevèrent d'impressionner Jérémie.

Le plus étonnant se révéla sans doute la fontaine naturelle qui ruisselait depuis un talus proche. De même, une fine pelouse recouvrait les alentours en contrastant totalement avec le paysage montagnard. Quelques massifs de bégonias et d'agapanthes finalisaient ce spectacle envoûtant. Hyde avait de toute évidence un goût poussé pour le luxe. Même la porte principale avait quelque chose de charmant avec le bois sombre et rustique dans lequel elle avait été taillée.

Jetant des coups d'œil autour d'eux pour repérer un éventuel poursuivant, Jérémie, Mathilde et Ariane rejoignirent la demeure masquée par les reliefs. C'était effectivement une très bonne cachette, songea le garçon en arrivant à destination. Une villa nichée au sein d'une vallée, elle-même dissimulée parmi les méandres du Mont Couronné. Il n'y avait guère mieux pour échapper aux yeux malavisés.

Sans Ariane pour les guider à l'entrée du souverain de roche, les adolescents n'auraient certainement pas déniché ce repaire. Voilà au moins une chose rassurante pour l'avenir. De plus le cadre était idéal, suffisamment espacé pour qu'ils puissent faire usage de leur pouvoir sans que cela ne se remarque. C'était vraiment très bien pensé, se répéta Jérémie avec une satisfaction jubilatoire.

On disait d'Hyde qu'il était aussi fort que son frère Orion. Du coup, le garçon n'en était que plus pressé de le voir rentrer pour leur enseigner ce qu'il savait. Il n'avait que ça en tête, s'en trouvait obnubilé au point de n'écouter que d'une oreille distraite tout ce qu'on pouvait lui dire. Même les retrouvailles avec Ariane, puis avec Ratchet, lui parurent inintéressantes au regard de ce qu'Hyde s'apprêtait à leur faire vivre.

Évidemment il fut tout de même heureux de retrouver ses autres compagnons sains et saufs, mais il ne participa pas davantage à l'allégresse générale.

- Tu as l'air ailleurs, remarqua Mathilde alors qu'ils patientaient sur un banc juxtaposé au mur de la façade principale.

- C'est vrai, admit Jérémie. Je pense déjà à ce que Hyde va nous dire, à ce que nous apprendrons de lui.

Il laissa flotter un instant de silence avant de rajouter :

- J'ai horreur d'être faible.



La nuit eut le temps de tomber avant qu'Hyde n'arrive à pied, complètement hagard. Son uniforme était poussiéreux, de même que ses cheveux. Il parvint néanmoins à s'ourler d'un sourire lorsqu'il vit les adolescents qui l'attendaient :

- Parfait, je vois que nous avons du monde ! Heureusement que je n'ai communiqué la localisation de ma résidence secondaire à personne hormis ma femme, comme ça nous devrions être tranquilles ! Mais dites-moi, il ne manque pas Cyril ?

Aussitôt, les faces s'alourdirent et Mathilde entreprit d'expliquer non sans une once de tristesse quel sort avait connu le garçon. Le faire aurait été trop pénible pour les autres. Suite à cela, Hyde baissa la tête en signe de condoléances. Jérémie l'observa et vit qu'il était sincère. Il eut un regain d'affection pour cet homme si prévenant : au moins les autorités comptaient encore des gens loyaux et justes.

- Je comprends dans quel état cela a dû vous mettre, marmonna Hyde en tripotant la manchette d'or de son costume. Haut les cœurs, nous le vengerons !

- Merci Hyde, nous vous sommes reconnaissants de votre compassion, déclara Ariane. Peu d'hommes pourraient se vanter d'être aussi désintéressés que vous.

Quiconque aurait insinué que Hyde ne manifestait pas assez de sollicitude se serait attiré les foudres des autres, Jérémie en était convaincu. En voyant Ariane parler, il se rappela qu'il n'avait pas rempli son devoir en lui avouant les sentiments de Cyril à son égard. Mais il pensait que la jeune fille ne le supporterait pas. La mort du garçon était encore si proche, si déchirante, que cette révélation pourrait avoir des effets désastreux.

Là encore, il en coûtait à Jérémie de se taire. Pourtant il savait que c'était plus judicieux d'attendre. Il passerait aux aveux en temps voulu.

- C'est la moindre des choses, répondit Hyde d'un air flatté. Il n'y a pas besoin d'être extraordinaire pour faire ça.

Soudain, un craquement étrange suivi d'une lumière alerta le groupe de Pokéman qui volta d'un même geste. Jérémie distinguait un ombre nimbée d'un éclat rose pâle...

- Hyde, c'est toi ? dit quelqu'un à travers le halo.

- Naïa ? haleta l'homme en avançant prudemment.

La lueur s'évanouit aussi brusquement qu'elle était apparue et la femme aux cheveux d'argent se révéla à eux, l'air affaiblie et terrorisée.

- Que t'est-il arrivé ? balbutia Hyde en l'empêchant de s'écrouler.

Jérémie fut frappé de constater à quel point elle semblait exténuée : son visage était livide et égratigné, ses membres tremblants et ses habits déchirés. Une mèche de cheveux pendait tristement en masquant à demi ses yeux. Le bleu doux qui en colorait les prunelles s'éteignait progressivement, comme la flamme d'une bougie vacillant sous la force du vent.

Même s'il ne savait pas pourquoi ni comment elle s'était retrouvée dans un tel état, Jérémie fut ulcéré. Comment pouvait-on oser faire ça à une femme en apparence si fragile et attentionnée ?

- Tout ce que vous voulez que c'est un coup des hommes de Tobias, assura Ratchet en croisant les bras, répugné.

Hélas les paroles de Naïa donnèrent raison au garçon :

- C'était Maël... Je l'ai rencontré vers Joliberges et il m'a capturée...

Ratchet décroisa les bras, incrédule. En voyant ses mâchoires pendantes et son regard absent, Jérémie s'interrogea à nouveau. Chaque fois que l'on évoquait Maël, la réaction du blond était disproportionnée. Le connaîtrait-il par le plus grand des hasards ?

- Ménage-toi ma chérie, susurra Hyde en épongeant le front de sa femme.

Doucement mais sûrement, il la soutint et l'amena vers la maison. Mais Naïa n'avait visiblement pas terminé de parler :

- Non... attends, ce n'est pas tout ! Il m'a forcée à envoyer un message télépathique à ses camarades afin de les retrouver. Je crois bien... qu'ils comptent se rassembler.
Un silence redoutable s'imposa de lui-même parmi le groupe. Tous les regard étaient braqués sur Naïa comme autant de petits phares inquisiteurs.

Décidément, les prochains jours s'annonçaient sombres.



L'intérieur de la résidence secondaire de Hyde était aussi somptueux, sinon plus, que le revêtement extérieur. Du bois lambrissé recouvrait le sol et divers trophées embellissaient les murs, telles que les répliques grandeur nature de Ptera ou autre Pokémon. Les plafonds étaient en permanence décorés de frises et de lustres en cristal tintant à la moindre vibration. La maison comportait du beau comme de l'étrange ; la surprise attendait les visiteurs dans la moindre pièce attenante. C'était en somme un véritable bonheur que de l'explorer et de la découvrir.

Lorsque Jérémie sortit de l'immense salle de bain aux robinets d'or, il entendit Hyde en conversation téléphonique avec quelqu'un dans le salon :

- Oui, oui, Monsieur, j'ai intégré leur groupe comme prévu. Ils ne se doutent pas de la supercherie et j'ai bon espoir d'arriver à les manipuler assez pour qu'ils servent nos intérêts. Rien que là j'ai obtenu d'eux qu'ils nous aident contre les autres Pokéman. Je les emmènerai au Gouvernement, ils n'y voient que du feu. Et là, nous les supprimerons tous d'un coup. Alors, attendez bien sagement...

Avec l'impression que sa poitrine se fendait en deux, Jérémie dévala les escaliers et se précipita dans le salon. Hyde, les trahir ? Non, cela ne se pouvait...

Bien décidé à tirer cela au clair, il se rua à l'encontre de l'homme non sans crisper les mâchoires. Mais il fut arrêté par Mathilde qui lui intima le silence tout en lui adressant un clin d'œil confiant. Décidément, quelque chose lui échappait...

- Excusez-moi, je dois y aller ou ils risquent de se douter de quelque chose, disait Hyde d'un ton poli au combiné. Quoiqu'il en soit, laissez-moi faire, je vous préviendrais si j'ai besoin d'aide.

- Hé, Hyde, venez manger, le repas est prêt ! déclara Mathilde presque en même temps d'une voix forte, comme si elle voulait à tout prix que l'interlocuteur d'Hyde l'entende. Ce serait bête qu'on ne le partage pas tous ensemble !

L'inspecteur raccrocha quelques secondes après. Puis il coula un œil amusé vers Jérémie :

- Tu ne crois tout de même pas que j'aurais pris si peu de précautions dans le cas où je vous aurez trahi ? J'explique mon absence au directeur, histoire d'avoir la paix. Comme ça pas de problèmes. Je lui ai clairement fait comprendre que je pousserai les Pokéman à s'entre-tuer un maximum pour que les autorités n'aient pas trop à se fouler. Donc il va lever les recherches.

L'angoisse de Jérémie fit place à du soulagement, mais également à l'impression d'être complètement idiot : Hyde avait jusque là prouvé sa droiture, il avait été bête de le soupçonner sur un coup de tête. D'un air compatissant voire amusé, Mathilde lui tapota l'épaule tandis qu'il retrouvait une respiration lente et régulière.

- Allons, calme-toi ou je vais croire que tu es un cardiaque doublé d'un paranoïaque, plaisanta-t-elle. Viens plutôt manger, il y a des lasagnes.

Ravivé à l'idée de prendre un repas digne de ce nom, Jérémie chassa ses idées noires et rejoignit ses camarades à la table ovale et spacieuse qui se trouvait dans le salon.

Naïa avait recouvré la santé rapidement grâce aux bons soins d'Ariane et se montra exactement comme Jérémie le suggérait : polie, attentionnée et quelque peu réservée par moments. Ce qui n'empêcha en rien la soirée d'être conviviale. Les dialogues s'enchaînaient et résonnaient de concert avec les cliquetis de couverts et les rires allègres. Jérémie se surprit lui-même à sourire sans raison alors que, pensa-t-il, des événements terrifiants se produisaient dehors, dans la pénombre nocturne. Voilà pourquoi il devait en profiter tant que cela durait.

Après tout, n'était-il pas bien placé pour savoir que ce moment de partage et de joie serait vite effacé au milieu du chaos ?



Pour une fois Jérémie se leva de bon poil et surtout, de bonne heure. Il avait hâte d'en venir aux faits proprement dits, d'expérimenter les conseils qu'Hyde leur prodiguerait.

Mais avant ça, il s'amusa à essayer la garde-robe de l'homme, qui mettait la même taille de vêtement que lui. Tantôt il se pavanait d'un air avantageux face au miroir de chambre en étant habillé d'un élégant smoking ; tantôt il effectuait une série de coups issus du karaté, enhardi par la bandeau et le kimono qu'il avait enfilés. Le garçon aurait volontiers poursuivi cet amusant défilé si Ratchet n'avait pas eu la mauvaise idée de passer dans le couloir à ce moment précis.

Empourpré, Jérémie se dissimula derrière la porte entrebâillée et attendit qu'il passe. Enfin, lorsqu'il fut certain que le blond ne risquerait pas de le prendre en flagrant délit, il entreprit de ranger toutes les affaires qu'il jeta pèle-mêle dans le placard où il les avait trouvées.

- Tu as des passes-temps un peu bizarres, remarqua une voix douce derrière lui tandis qu'il essayait d'ôter un costume d'Halloween à l'effigie de Darkrai.

Jérémie constata que Naïa se tenait sur le seuil et réprima la vague de gêne qui l'assaillait. Essayant de faire comme si de rien n'était, il répondit :

- Je trouvais ça marrant. Et puis vous ne devriez pas entrer comme ça, j'ai mon intimité, ajouta-t-il en essayant de cacher son ton accusateur.

- Je n'y peux rien, assura Naïa en pouffant. J'ai vu les affaires de mon mari voler en passant devant la porte alors je me suis permis de venir voir ce qui se passait. Mais promis, je n'en soufflerai mot à personne. Se travestir n'est pas un mal en soi.

Bien qu'il perçût la nuance d'amusement dans les propos de la femme, Jérémie frissonna à l'idée qu'elle en parle aux autres, même pour plaisanter. Mais avant qu'il ait pu dire autre chose, Naïa acheva :

- Bon, je te laisse, et fais gaffe à tout ranger comme il faut : mon mari est un vrai maniaque, il ne supporterait pas de voir ce que tu as fait à sa penderie.

L'instant d'après elle s'était éclipsée, et Jérémie se hâta de tout remettre en ordre pour que cela ressemble le moins possible à un fouillis. Finalement plus amusé que froissé par cette déconvenue, Jérémie gagna le salon après s'être soigneusement préparé. Pour l'occasion il avait mis de côté sa veste, son écharpe et son médaillon. Inutile de les porter pendant l'entraînement sous peine de la abîmer.

Les autres étaient déjà là et Jérémie ne put s'empêcher de s'étonner : lui qui pensait s'être levé le premier pour une fois !

- Alors la marmotte, on fait la grasse matinée ? lâcha Ratchet en guise de bonjour.

- Ça te tuerait d'être aimable pour une fois ? remarqua Jérémie.

- A ce que je vois, tout notre petit monde est prêt ! s'exclama Hyde. Dans ce cas, je propose que nous commencions sans plus tarder !

Il invita les autres à prendre place sur la canapé d'angle et vint se poster face à eux :

- Tout d'abord, je vais devoir vous faire un petit détail sur la théorie. Je sais que ça peut paraître barbant, mais c'est une nécessité. Si vous ne comprenez pas comment vous parvenez à faire telle ou telle chose, inutile de poursuivre, vous deviendriez une menace pour vous-même autant que pour les autres.

Jérémie approuva. Au moins il comprenait ça. C'était déjà un bon début. A côté de lui ses équipiers opinèrent également et tendirent l'oreille avec un sérieux tellement inhabituel que le garçon faillit éclater de rire.

- Si vous devez savoir une chose, c'est que vos pouvoirs sont comme des organismes avec qui vous vivez en symbiose, expliqua Hyde en faisant les cents pas. Plus vous êtes liés, plus vous serez dépendants de l'autre. Mais, parallèlement, plus ce sera le cas, plus vous serez forts. Vous n'êtes pas de simples humains dotés de pouvoirs semblables à ceux des Pokémon : vous avez fusionné avec un fragment de l'ADN d'Arceus et représentez une part de ce qui constitue notre monde.

L'inspecteur cessa ses va-et-vient et sonda l'auditoire en paraissant réfléchir profondément.

- Regarde-toi par exemple Ratchet, tu as le pouvoir de type Feu, dit-il enfin. Par extension, cela signifie que tu incarnes la chaleur, l'impétuosité, l'optimisme. Au contraire, Jérémie qui a le pouvoir de type Glace incarne le froid, l'enfermement, le pessimisme.

A ces mots, Jérémie sentit un nœud au niveau de l'estomac, conscient qu'Hyde avait raison. Hormis Mathilde et Cyril, il avait toujours mis de la distance entre lui et les autres.

- Pour ma part, je représente l'eau, ce fluide qui garantit l'équilibre, reprit Hyde. J'incarne également le calme et la malléabilité. Quant à Mathilde, c'est plutôt le côté léger, aérien, voire mystérieux et insaisissable. Ariane, elle, représente la flore, la patience, l'ingéniosité et la fragilité. Pour Naïa, on pourrait plutôt parler d'esprit, d'attention, de détermination et de stratégie...

Lorsque l'homme eut fini, les regards se cherchaient, se croisaient. Jérémie se doutait que, tout comme pour lui, Hyde avait soulevé chez les autres de vives interrogations.

- C'est parvenir à comprendre fondamentalement ce que vous êtes et incarnez qui vous permettra d'aller de l'avant, assura Hyde sans se préoccuper des diverses réactions de l'assistance. Si vous faites le rapprochement, ce sera déjà une belle avancée sur le chemin de la victoire. Mais, plutôt que de discourir longuement, autant faire une petite application en plein air... Rien ne remplacera la pratique !

Sur ce, il partit en direction du jardin, laissant ses compagnons ahuris et complètement pris à revers par son départ. Puis Jérémie se leva, et les autres semblèrent comprendre qu'il fallait agir de même. D'un pas commun, le groupe se rua à l'extérieur où Hyde les attendait les bras croisés.

- Si je comprends bien ce que vous m'avez raconté de votre périple la veille, une seule personne parmi vous a déjà atteint le stade avancé, déclara-t-il en dévisageant tour à tour les Pokéman. En fait, c'est un peu l'équivalent de l'évolution chez les Pokémon, mais passons. Mathilde, pourrais-tu nous faire une démonstration ?

La jeune fille lança un regard indécis à Jérémie qui lui adressa un signe de tête confiant et approbateur. Quelque peu tremblante, Mathilde s'avança alors vers Hyde.