Chapitre 69 : Adaptation
Les troupes fraîchement arrivées étaient à majorité composées de recrues récentes. Ils devaient profiter de la semaine à venir pour apprendre des anciens, avant leur départ. La mission qu'on leur confiait constituait en la défense du point, ce qui ne représentait pas, même pour eux, un danger incommensurable. La zone ne se trouverait en effet plus en première ligne une fois que les rebelles l'auraient quittée, puisqu'ils se placeraient entre l'ennemi et la nouvelle troupe. L'ambiance sur le camp était exagérément décontractée, mais Dimitri laissait les hommes prendre leurs aises, estimant que les événements à venir apporteraient bien assez de soucis en temps voulu...
L'instruction de ces nouveaux éléments avait été confiée à un ancien adjudant-chef de l'artillerie, Pascal, déserteur de l'armée régulière. Il s'agissait d'un grand homme d'à peine plus de trente-cinq ans, mais qui en paraissait largement dix de plus. Ses yeux bleus apparaissaient presque gris à la lumière, ce qui lui donnait un regard assez déstabilisant tant il était perçant. Avec ses cheveux blancs, on l'aurait presque cru albinos. Il n'avait presque que la peau sur les os, excepté les quelques muscles qui lui servaient à marcher ou à manier son fusil... On pouvait aisément étudier le mouvement de ses tendons depuis l'extérieur de son corps tant ils se dessinaient sous sa peau. Ses joues creuses et sa tête allongée ne faisaient qu'accentuer son air de squelette. Ses connaissances en matière d'armement apportaient énormément aux rebelles ; elles en avaient aussi fait un compagnon de choix pour le Marcacrin à la soif de savoir.
Malgré l'air distant et froid de cet ancien militaire, il avait un grand cœur : il ne refusait jamais quelques caresses à Niryo et lui livrait volontiers ses pensées quand ils prenaient le déjeuner ensemble. Les deux devinrent bien vite inséparables, si bien qu'on demanda plusieurs fois comment un soldat avait pu être dresseur dans le contexte actuel. Il répliquait alors que P'tit Nours était arrivé avant lui ici, qu'il n'était pas du tout son Pokémon, mais simplement son élève le plus assidu. En quelques jours, le Marcacrin montait et démontait un fusil plus vite que n'importe qui, même sans main et identifiait sans se tromper toutes les pièces. Il maîtrisait les explosifs, vérifiant les montages pour toutes les démonstrations que présentait son mentor.
Dimitri invitait souvent Vaillant-Rescapé à venir le voir. Il lançait alors une partie d'échecs, durant laquelle il l'entretenait de différents sujets qui lui tenaient à cœur. Il lui parla de ses opinions, invitant le Pokémon à répondre. Ce dernier avait évidemment du mal à se faire comprendre, mais certains de ses points de vue passaient par de simples gestes ou mimiques. Le colonel encourageait son frère lors des petits affrontements amicaux entre l'Insécateur et Vassili, occasions de divertissement pour les rebelles, qui avaient chacun leur favori. Il revenait souvent sur cette habitude lors de leurs échanges, répétant qu'il apprenait à son humain les coutumes Pokémon, en échange de quoi on lui apprenait à connaître les humains. Il n'y avait nul doute que Dimitri employait la meilleure méthode pour que Vaillant-Rescapé s'intégrât de plus en plus dans la communauté et qu'elle se soldait d'une réussite.
Les commérages allaient d'ailleurs bon train au sujet de ces rencontres : certains y voyaient la preuve de la grande valeur de l'Insécateur, d'autres, au contraire, trouvaient déplacé de s'accrocher autant à lui : s'il n'adhérait pas, il n'avait qu'à partir... Personne ne disait rien en face du colonel, bien évidemment, aussi, celui-ci n'apprit la situation que par l'intermédiaire de Vassili. Dimitri organisa un discours pour justifier le choix de nommer Vaillant-Rescapé sergent et pour expliquer que s'allier avec les Pokémon apportait une grande richesse aux rebelles. De ce fait, ils ne devaient laisser tomber leur soutien potentiel sous aucun prétexte futile. De plus, il ne cacha pas apprécier l'Insécateur, tout en expliquant qu'il se devait de lui expliquer clairement leurs buts, qui pouvaient être difficiles à comprendre d'un point de vue si éloigné des hommes.
Les talents d'orateur du colonel n'étaient plus à prouver... Son discours eut amplement l'effet escompté et on ne tarda pas à faire l'éloge de son initiative et à justifier, aux quelques-uns qui doutaient encore, l'attention toute particulière qu'il fallait porter aux Pokémon. Un groupe de rebelles se porta volontaire, chapeauté par le jeune Denis plein de fougue, pour se charger de faire partager leur existence aux nouveaux alliés et leur expliciter tout ce qui pourrait leur paraître obscur. Terreur-des-Hommes fut gênée d'une telle attention, mais elle appréciait le geste. Eclair-de-Liberté ne cachait pas sa joie d'être ainsi accepté parmi les pairs de Vassili. Quant à Vaillant-Rescapé, se trouver adulé par un fan-club l'étonnait et il gardait relativement ses distances, tout en se montrant poli.
Dans ce groupe, un membre spécial ne tarda pas à émaner. Il s'agissait d'une jeune femme de tout juste vingt ans, Inès. Elle faisait partie de la garde personnelle du colonel et partageait à coup sûr sa passion pour les Pokémon. Sans doute était-ce pour cela qu'elle avait d'ailleurs obtenu sa place. Elle avait particulièrement eu un faible pour Eclair-de-Liberté qui, ayant sans cesse besoin de réconfort, l'avait acceptée rapidement en tant qu'amie. Cela avait naturellement rapproché la jeune femme de Vassili, avec qui elle parlait souvent en compagnie de l'Elecsprint.
Elle avait quitté sa famille pour rejoindre les combattants depuis quelques mois déjà. Elle raconta à Vassili comment elle avait fini par convaincre ses parents et sa jeune sœur de la laisser les quitter. Ce n'avait pas été facile, car ils ne partageaient pas sa dévotion à son idéal. Ils n'y étaient pas non plus opposés, d'autant plus qu'elle avait avec elle l'argument d'avoir tout juste terminé ses études... Aussi, quand Inès, qui s'était débrouillée pour se procurer de l'équipement, leur avait annoncé son départ, déjà en tenue, ils avaient pleuré, mais l'avaient laissée partir. Vassili admirait sa décision de les rejoindre malgré tout et quand elle lui demanda s'il avait dû lui aussi quitter de la famille, il ne parla ni d'Isabelle, ni de Naïma et encore moins de son futur enfant : il ne mentionna que son frère Dimitri, qu'il n'avait donc pas dû laisser, celui-ci étant déjà parti en exil avant le départ de Vassili.
Il s'en était voulu après coup d'avoir ainsi caché la relation qu'il avait eue au Silgora. Cependant, à chaque fois qu'une nouvelle occasion se présentait, il ne revenait pas sur ce qu'il avait dit : il n'en trouvait pas le courage. Il fallait dire que leur amitié commune avec Eclair-de-Liberté les avait rapprochés plus que ce que Vassili ne se l'imaginait au départ. Inès était très jolie, avait un caractère bien trempé et une joie de vivre déstabilisants... Le jeune homme ne pouvait s'empêcher de la laisser se rapprocher de lui. Au départ, il essayait de se montrer réticent quand elle lui témoignait son amour, il reculait doucement quand elle posait ses mains sur son torse. Puis, finalement, il renonça à sa décision première pour se laisser faire.
Pour se donner bonne conscience, il n'était jamais l'instigateur de quelque geste que ce fût. A chaque contact, il se sentait d'abord gêné, il pensait à son enfant. Mais finalement, son embarras disparaissait rapidement... Il ne pouvait pourtant pas s'en vouloir à chaque fois qu'elle s'en allait de l'avoir laissé nourrir des espoirs qu'il pensait ne jamais pouvoir honorer. Il fut très honteux de penser une fois qu'il ne reverrait de toute manière jamais ni Isabelle ni son enfant, puisqu'il ne pourrait pas quitter sa patrie quand bien même il survivrait à la guerre... Comme il n'arrivait pas à chasser cette idée, il se rassura en imaginant que la femme qu'il avait aimée n'avait eu avec lui qu'une aventure et qu'elle avait sans doute un nouvel homme dans sa vie, sans aucun espoir ni envie de revoir son ancien amant... Il se dit aussi que de toute manière, étant données les conditions dans lesquelles ils vivaient, ils ne risqueraient jamais d'aller plus loin que quelques baisers avec Inès...
Dimitri remarqua naturellement la relation de son frère. A l'occasion d'une discussion, il lui rappela simplement qu'il ne fallait pas qu'il oubliât qu'il était militaire, du moins, qu'il en aurait bientôt le statut officiel, même si ce n'était pas le cas pour l'instant... L'intéressé répondit avec conviction que les deux en étaient pleinement conscients et qu'ils avaient explicitement affirmé que leur lien n'empièterait jamais sur leur devoir. Le grand frère démentit sans même que la question ne lui fût posée l'hypothèse selon laquelle Inès aurait pu s'intéresser à lui pour obtenir de lui des faveurs de son supérieur. Le colonel profita de cette entrevue bien plus sérieuse que toutes celles qu'ils purent avoir pour lui demander d'assurer la sécurité d'une réunion de cadres qui aurait lieu prochainement. Dimitri savait qu'il pouvait faire toute confiance à son frère... Il était un garde parfait : les gradés n'auraient aucune inquiétude à s'exprimer devant lui.
Le colonel présidait la réunion, en bout de table. Droit sur sa chaise, il tenait un stylo dans sa main gauche, outil qu'il agitait sans cesse pour appuyer ses propos. Il ne l'utilisait d'ailleurs que dans ce but, puisqu'il écrivait sur sa carte avec un autre marqueur, au fur et à mesure de son explication. Il expliqua rapidement la situation des derniers jours, puis il donna ses objectifs à chacun des représentants d'unité présents. Il répondit avec sarcasme et cynisme aux questions qu'on lui posait et pourtant, il clarifiait toujours la pensée de celui qui l'avait interrogé. Malgré cela, au fur et à mesure de la réunion, on osait de moins en moins prendre la parole...
A l'entrée de la pièce, Vassili tenait son fusil contre sa poitrine, sans bouger, comme un bon chien de garde. Il écoutait naturellement ce qui se disait, mais sans la carte, il ne comprenait pas forcément facilement de quoi il s'agissait. Quand la réunion se termina, le colonel fit prendre congé à tous ses cadres.
..................- Non, toi, tu restes encore un peu, lança-t-il quand Vassili s'apprêtait à quitter la salle en dernier.
Vassili hésita à s'avancer, mais, comme Dimitri ne lui dit rien, il resta à la porte. Connaissant son frère, il savait que c'était ce qu'il lui ferait une réflexion s'il quittait son poste, même si l'invitation à rester était peu formelle. Le colonel poussa la carte qui trônait devant lui, puis, sans plus adresser un regard au garde dans son dos, il posa son fusil sur la table pour le démonter. Il huilait tranquillement son arme, les mains noires de poudre, quand il s'adressa de nouveau à Vassili :
..................- Tiens, passe-moi le percuteur, dit-il simplement, comme s'il avait été naturel de le faire attendre si longtemps en l'ignorant.
Le petit frère s'approcha prudemment, en bon soldat. Il attrapa la pièce sur la table et la mit dans la main tendue du colonel. Ce dernier se leva, puis, penché en avant sur la carte, il montra du bout du percuteur :
..................- Tu vois, nous allons là, toi et moi. La région est tenue par l'armée, je pense qu'ils font des patrouilles ici et là, dit-il en désignant deux villages. Il faudra se méfier de la population pendant un temps, ils sont sans doute influencés par l'armée, mais on pourra compter sur cette base pour nous soutenir. Par la suite, je pense que nous n'aurons pas de mal à nous établir dans la région, surtout avec une unité comme la vôtre... Et nous avons Aleph-Zéro. D'après Victor, mais j'émets quelques doutes à ce sujet malgré son insistance, les Pokémon se seraient arrêtés sur cette ligne, ce qui fait donc qu'il n'aura pas à en croiser... Même si ce n'était pas le cas, je pense que ce ne serait peut-être pas une si grande catastrophe, nous n'avons plus de soucis à nous faire, je pense. Je crois même que cela ne lui ferait pas de mal... Ton Insécateur est vraiment un bon élément, reprit-il après une courte pose en remontant sur son fusil la pièce qui lui servait de pointeur.
Vassili s'étonna que Dimitri n'accordât pas plus d'importance au problème de l'éventuelle rencontre de l'Insécateur avec ses semblables, voire qu'il la souhaitât. Cependant, il savait que son frère répondrait sûrement volontairement de manière cynique s'il lui posait la question, aussi, il décida de parler d'une autre de ses inquiétudes, sur laquelle il aurait plus de chance de faire s'exprimer le colonel.
..................- Je n'en doute pas, mais il ne fait pas l'unanimité. J'ai peur que tu divises nos rangs en t'accrochant trop à lui. Ton discours n'a eu qu'un effet provisoire... Que ce soit dans un extrême ou dans l'autre, il ne laisse personne indifférent en tout cas.
..................- Je le sais bien... Mais tant mieux ! Nous avons besoin du soutien des Pokémon...
..................- Aleph-Zéro n'a plus aucun contact avec eux, à part quelques différends, peut-être !
..................- Là encore, je le sais... Me prendrais-tu pour un idiot ? demanda-t-il d'une voix inquisitrice étrangement aigüe. Cependant, montrer que nous acceptons les Pokémon nous aidera bien pour la suite, quand nous aurons gagné... Le problème ne vient pas de leur côté, mais plutôt du nôtre, vois-tu ? Il ne faut surtout pas laisser s'ancrer le fait qu'ils soient nos ennemis. Nous devons les réintégrer tout de suite, avant qu'il ne soit trop tard et que nous ayons une nouvelle guerre sur les bras dès que celle-ci sera terminée. Sans compter que je doute qu'on nous laisse faire notre vie à l'international. Qui sait qui nous tombera dessus ?
..................- Cela risque d'être dur à gérer ! Déjà que ce n'est pas facile contre l'armée, si nous devons régler des dissensions internes en plus... Nous n'avons pas besoin de ça ! Il vaudrait peut-être mieux attendre encore un peu.
..................- Vassili, Vassili... Tu as finalement peut-être eu raison de refuser mon offre ! Il faut toujours jouer avec deux coups d'avance si nous voulons remporter le pouvoir et surtout, le plus important, nous maintenir après coup. Il faut que tu arrêtes d'être un enfant et de croire que tout se passera bien, que tout le monde sera content quand on aura gagné. Ce n'est que la première manche... Quand tu verras ce qu'il arrivera après notre victoire, tu repenseras à ce que je t'ai dit aujourd'hui ! A ce moment-là, il faudra que nous soyons prêts à réintégrer les Pokémon immédiatement à notre société si nous voulons avoir une chance de nous en sortir ! Nous ne pourrons pas construire un gouvernement avec une armée de guérilla. En combat conventionnel, il nous sera bien plus dur de l'emporter contre une menace extérieure avec autant de moyens dont disposent les pays hostiles à notre mouvement...
..................- Tu as sans doute raison, c'est toi le colonel, après tout ! abdiqua le petit frère.
..................- J'ai assurément raison, tu veux dire ! On en reparlera le moment venu, mais je suis sûr de ce que j'avance. La guerre n'est pas encore finie, petit frère...
Considérant que la discussion était terminée sur le sujet, le colonel passa complètement à autre chose en un temps record : il entretint Vassili sur les techniques de combat Pokémon, exposant certaines stratégies utilisées par des Maîtres. Il expliqua à partir de là comment la vision du combat d'Aleph-Zéro leur serait utile. Il congédia enfin son petit frère, le gratifiant d'une tape amicale, à laquelle il ajouta un théâtral : « Fais bien attention à toi ! ».