« Mais toi, dis-moi
De ne pas être…
À l’ombre
Risquer de n’être personne »
A l'ombre - Mylène FarmerCassy hésita longuement, debout devant les portes du laboratoire. Comment allait-elle expliquer son retour ? Régis lui pardonnerait-il d'avoir tout abandonné de la sorte ? Jusqu'à présent, il avait toujours accepté ses décisions. Parviendrait-il à comprendre celle-ci, alors qu'elle s'était tant battue pour découvrir la vérité, avec lui à ses côtés afin de l'y aider ?
Après avoir pris une profonde inspiration, elle fit un pas en avant et les battants transparents coulissèrent sur son passage. Le professeur Chen était absent : seuls deux de ses collègues se trouvaient à l'intérieur. Florian fut le premier à venir la saluer, tandis que le second appelait Régis, probablement au-dehors, à s'occuper des pokémon.
- Dépêche-toi ! lui cria-t-il. Il y a une surprise pour toi.
- Quoi donc ? Si c'est comme l'autre jour, je vous assure que cette fois, je... grommela le jeune homme en refermant la porte vitrée derrière lui avant de s'interrompre. Cassy !
Il traversa la salle en courant pour aller la serrer dans ses bras avec tant de force qu'il la décolla du sol, puis la fit tournoyer. Son sourire éclatant indiquait à quel point Régis était heureux de la revoir, et cela la rasséréna : être de nouveau auprès de lui avait fait disparaître la douleur qui lui enserrait le coeur. Elle était désormais certaine d'avoir fait le bon choix.
- Viens ! s'exclama-t-il. Nous avons des tas de choses à nous dire. Enfin, avant, il faut que je t'informe que... Tu risques de ne pas être très contente, mais...
Au même moment, un garçonnet pénétra à son tour dans le laboratoire, blond, d'épaisses lunettes sur le nez et vêtu d'une blouse blanche. Émilien leur lança un regard pénétrant au travers de ses verres à double foyer, avant de les toiser du regard. Cassy resta bouche bée, s'interrogeant sur sa présence ici. Il ne tarda pas à l'éclairer :
- Ne fais pas cette tête. Après tout, c'est grâce à toi que je suis ici.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Hum... Eh bien... commença Régis, hésitant. Il s'est aperçu après avoir entamé son voyage initiatique que ça ne lui correspondait pas et qu'il voulait plutôt faire de la recherche. Comme tu n'étais plus là et que nous étions débordés... Bref, je ne t'en ai pas parlé avant parce que j'avais peur que tu sois furieuse de voir que nous avions confié ton poste à Émilien. Mais ne t'inquiète pas ! Il y a suffisamment de travail pour vous deux, ce n'est pas un problème.
Comme la jeune fille ne disait toujours rien, Régis l'attrapa par la main pour l'entraîner dehors. Il la mena jusqu'à son Galopa, en parfaite santé, qui parut heureux de retrouver sa maîtresse. Elle lui donna quelques Poffins, dont Léa lui avait fait cadeau avant qu'elle quitte Sinnoh, avec lesquels il sembla se régaler.
- Je me suis occupé de lui chaque jour, affirma le scientifique en prenant le menton de Cassy entre ses mains et en repoussant une mèche de cheveux qui tombait devant ses yeux. Tu lui as manqué presque autant qu'à moi.
- Mais cette fois, je suis de retour pour de bon.
- Qu'entends-tu par là ?
- J'entends que... J'ai décidé de tout arrêter. C'est pour ça que je suis rentrée au Bourg-Palette. Mes investigations à Sinnoh ne me menaient nulle part, elles ne faisaient que m'enfoncer davantage.
- Alors... Plus de recherches ? demanda Régis.
- Non. Je ne veux plus perdre mon temps avec une histoire qui n'en vaut pas la peine. Je porte peut-être un glyphe, mais quelle que soit sa signification, on m'a jugée indigne de la connaître. Mes parents ne m'ont rien dit, et je ne vois pas pourquoi je sacrifierais une vie qu'ils ont déjà en partie gâchée pour tenter de la comprendre. J'ai perdu toute envie de savoir. La seule chose que je ressens, actuellement, c'est de la colère et de l'amertume. Je suis d'avis de laisser enfin les morts là où ils sont, pour que moi aussi, je puisse m'efforcer d'être en paix avec moi-même.
- Je comprends.
Régis appuya ses propos d'un hochement de tête, puis caressa la joue de Cassy. Il saisissait son besoin de tranquillité, parfaitement légitime après toutes les épreuves qu'elle avait endurées, et ils se firent la promesse de ne plus jamais aborder ce sujet qui les avait pourtant soudés.
Le jeune scientifique l'aida à inventer une excuse pour justifier un retour aussi rapide au laboratoire, elle qui avait annoncé une longue absence avant son départ. L'explication qu'ils donnèrent parut satisfaire tout le monde, car personne ne lui posa de question. Le professeur Chen accueillit une fois de plus Cassy à bras ouverts, sans lui tenir rigueur de ses fréquentes allées et venues. Elle lui en était reconnaissante, car n'importe qui d'autre se serait probablement montré moins patient.
Ses collègues furent enchantés de la retrouver, eux aussi, à l'exception d'Émilien. L'animosité qu'il avait pu y avoir entre eux autrefois, avant de s'estomper, refaisait surface. Ils recommençaient à se comporter en rivaux dans chacune de leurs entreprises. Cela amusait Régis, mais lassait parfois le reste du personnel, lorsque le garçon disputait à Cassy des travaux qu'il avait pris l'habitude de réaliser en son absence, et sur lesquels elle reprenait la main.
- Vous croyez que vous allez réussir à vous supporter longtemps sans vous entretuer ? demanda un soir le petit-fils du professeur Chen, alors que l'adolescente et lui étaient assis sur son lit. Je m'étonne de ne pas encore avoir vu voler de tubes à essai.
- Je n'ai rien contre Émilien, c'est lui qui veut toujours faire mieux que moi. Ce qui m'agace, c'est quand il fait référence aux documents de mon frère, en me rappelant qu'il a pu interpréter et pas nous. Je n'ai pas du tout envie d'entendre parler de ça, pourtant c'est un sujet qu'il aborde régulièrement.
Régis s'agita, arrachant un grincement à son sommier, et ouvrit le tiroir de sa table de nuit. En plus de l'avoir verrouillé avec soin, il avait accroché les notes d'Éric à la partie supérieure du compartiment avec un morceau de bande adhésive, par mesure de sécurité supplémentaire. Il les décrocha, puis les tendit à Cassy.
- Je les avais conservées en lieu sûr, et puisque tu en parles, je songe qu'il vaut mieux que je te les rende.
- M'en voudrais-tu si je décidais de les brûler ?
Quelques jours s'étaient déjà écoulés depuis le retour de Cassy au Bourg-Palette, qui n'avaient fait que confirmer sa volonté de mettre un terme à ses investigations. Elle était déterminée à renoncer à tout ce qui pouvait encore la lier, d'une façon ou d'une autre, à un passé sur lequel elle souhaitait désespérément tirer un trait.
Régis resta silencieux un moment. Il finit par prendre les mains de son amie entre les siennes, tout en la regardant dans les yeux. Un soupir lui échappa, juste avant qu'il admette :
- Je ne peux pas nier que je suis déçu d'arrêter tout ça. Malgré les dangers encourus, je considérais cette histoire comme passionnante. J'aurais aimé en connaître le dénouement, maintenant que ma curiosité a été piquée au vif. Mais il s'agit de ta famille et des recherches de ton frère, ainsi que de ton propre sort. Quoi que tu décides, je t'approuverai et je ne critiquerai jamais tes choix. C'est ta vie, c'est à toi de savoir ce que tu veux en faire. Je ne veux pas être un poids dans ton libre-arbitre.
Cassy saisit les feuilles entre ses mains tremblantes. Elle regarda les symboles tracés à l'encre noire par Éric, se remémorant aussi bien que si elle les avait sous les yeux les dessins invisibles au verso. Elle marqua un temps d'hésitation, mais il était trop tard pour revenir en arrière. Son geste fut plus rapide que sa pensée : tandis que son esprit soupesait encore le pour et le contre, ses doigts avaient déjà déchiré les documents.
Régis lança ensuite une pokéball au-dessus du sol, qui s'ouvrit sur Magby dans un éclat lumineux. Jetant les morceaux de papier dans la corbeille prévue à cet effet, il l'invita à embraser le tout d'une attaque Flammèche. La créature s'exécuta et leur unique indice s'envola en fumée, ne laissant derrière lui qu'un tas de cendres.
Machinalement, Cassy porta la main à son bras et souleva sa manche. Elle observa le glyphe dragon, avant de passer un doigt dessus. Avec la pointe de son index, elle suivit chacun des différents traits qui le constituaient. Quand elle releva les yeux, elle croisa ceux de Régis.
- Es-tu vraiment sûre que tu ne regretteras pas un jour ? demanda-t-il. Que tu ne te poseras plus jamais de question ?
- Non. Il faut que j'en finisse une bonne fois pour toute avec Katharina Granet, si je veux devenir Cassy Rilène à part entière. Terminée l'orpheline qui passe son temps à pleurer un frère disparu. Ce sera comme si toute cette histoire n'avait jamais existée. Quant à cette marque, puisque je ne peux m'en défaire, elle deviendra une sorte de tache de « renaissance ».
Sur ces mots, la jeune fille se laissa basculer vers l'arrière pour s'allonger sur le lit. Régis tira les couvertures jusqu'à son cou avant de se coucher à côté d'elle. Cassy savoura son bras autour de sa taille et son souffle réconfortant dans son cou. Elle s'endormit, paisible. Elle était de retour chez elle, avec une nouvelle famille sur laquelle elle pouvait compter. Tout le reste lui semblait déjà bien loin.
Après la mort des siens, elle avait cru qu'il lui serait impossible de connaître un jour le bonheur à nouveau, or elle s'apercevait à présent que rien ne s'accordait mieux à ce mot que sa vie au Bourg-Palette, plus que celle qu'elle avait pu avoir autrefois à la ferme. Ce fut en méditant ces pensées que Cassy sombra entre les bras de Cressélia.
Son esprit, rendu comateux par le sommeil, sombra bientôt dans le brouillard. Tout s'assombrit autour d'elle. L'adolescente, qui avait les paupières lourdes quelques minutes auparavant, se sentait parfaitement ragaillardie, bien qu'elle ne soit pas éveillée pour autant. Elle était de retour dans les limbes qui la hantaient.
La femme nue aux cheveux roux apparut. Rien n'avait changé dans son apparence, mais elle se trouvait plus près de Cassy qu'elle ne l'avait jamais été. Assez pour distinguer l'éclat de son regard, qui faisait froid sans le dos. La jeune fille tressaillit en croisant ses yeux bruns. Ils scintillaient d'une manière presque malsaine.
- Tu as laissé tomber ? demanda l'autre avec un sourire qui lui donnait un air de prédateur. C'est dommage. Je fondais beaucoup d'espoir en toi. Nous aurions pu accomplir de grandes choses.
D'un gracieux mouvement de tête, elle repoussa sa longue chevelure vers l'arrière, tout en obliquant le visage de façon à mieux dévoiler son cou. Pendant un instant, le glyphe spectre sembla s'illuminer dans l'obscurité, mais Cassy finit par songer que cela ne devait être que le fruit de son imagination.
- Tout ça ne me concerne plus, lâcha-t-elle. Laissez-moi tranquille, à présent.
- C'est triste... Tu te rapprochais pourtant du but.
- Comment ça ?
- Tss... Je ne vais quand même pas le révéler à celle qui a renoncé. Ce serait une pure perte de temps et du gaspillage d'informations. À quoi cela servirait-il maintenant que tu as choisi de déposer les armes ? Tu voulais comprendre, n'est-ce pas ? Alors laisse-moi accentuer tes regrets en te disant ceci : la réponse, c'est moi qui la détiens.
Tandis que la femme disparaissait dans un dernier rire démoniaque, Cassy se réveilla en sursaut, dans le lit de Régis, qui dormait toujours à poings fermés. Sa respiration était rapide et son coeur tambourinait dans sa poitrine. Elle s'efforça de chasser de son esprit cette conversation onirique, puis se rendormit, mal à l'aise.