Lâcher le lion dans l'arène
Repartir de zéro n'a jamais rien eu de très séduisant, et j'en étais le premier conscient. Cela demande beaucoup de volonté pour se persuader que le chemin auparavant emprunté conduit à une impasse. J'en étais pour ma part tout à fait convaincu. Seulement, je doutais que ce pût être le cas de mes deux collègues… du moins pas sans développer un argumentaire solide et imparable qui aurait raison de leurs réticences. Je ne me sentais toutefois pas de taille à leur avouer que notre projet était voué à l'échec, qu'il nous fallait tout reprendre depuis le début avec de nouvelles bases – bases dont je comptais tenir la source secrète, puisque mes deux visiteurs importuns avaient visiblement pris toutes leurs précautions pour ne pas être mêlés à l'affaire plus qu'ils ne l'étaient déjà. Surtout que, tout comme moi avant l'apparition des deux jeunes gens, elles sentaient plus que jamais l'odeur de l'argent – et celle, accessoire à leurs yeux, de la liberté – flotter dans l'air avec plus d'intensité que jamais. Pourtant, avais-je réellement le choix ? Pouvais-je fermer les yeux sur la solution si simple et tellement plus intelligente que l'on m'avait proposé ? Non. Ce n'était pas du tout mon genre, et j'espérais que ce ne le serait pas avant longtemps.
Seulement, comment convaincre Nyouvia et Cuivra de partir sur une autre piste sans trop d'efforts ? Impossible. Il me fallait rallier au moins l'une des deux amies à ma cause pour que l'autre suive plus facilement, et ce n'était certainement pas Cuivra que j'allais pouvoir convaincre la première… Après un bref instant de réflexion, je me dis brusquement : et pourquoi pas ?
« Bonsoir. Si je vous ai convoquées ce soir, c'est pour discuter de la tournure que prennent les choses. »
J'avais exceptionnellement invité les deux jeunes femmes chez moi pour me débarrasser de la tâche écrasante de renoncer à l'argent encore quelques semaines.
« Pourquoi cet air si grave ? Il me semble que nous avançons plutôt bien.
– Je suis tout à fait d'accord avec Cuivra. Le projet avance à pas de géants, et il n'y a aucun doute que l'affaire sera conclue dans quelques jours.
– Mais le projet n'est pas viable ! m'emportai-je brutalement, dans le plus pur style de Cuivra, faisant ainsi sursauter les deux jeunes femmes.
– L… le projet n'est pas viable ? répéta Cuivra, abasourdie. Comment ça ?
– Tout ce que notre travail va réussir à faire, c'est remplacer notre problème par un autre encore plus compliqué.
– Explique-toi.
– Nous n'avons pas cherché suffisamment longtemps… crachai-je en martelant du poing la table. Il existe une solution infiniment plus simple à notre problème, et nous avons préféré foncer tête baissée sur la première idée qui nous est venue à l'esprit, sans même nous préoccuper des conséquences indésirables qu'elle pourrait provoquer chez les Pokémon.
– Quelles conséquences indésirables ? s'enquit Cuivra avec une moue dubitative tandis que Nyouvia se renfonçait dans son siège, comme si elle se doutait du rôle de simple spectatrice que j'allais lui faire jouer.
– Tu ne vois vraiment pas ? » lui demandai-je avec un rictus douloureux.
Cuivra secoua négativement la tête pour simple réponse.
« Eh bien moi, ça m'est brutalement apparu cet après-midi, alors que, comme vous, je travaillais à finaliser notre petit paradis virtuel pour Pokémon… Nous savions dès le début que nous n'arriverions pas à reproduire exactement la réalité.
– Les Pokémon s'y feront ! répliqua Nyouvia. Nous en avions convenu !
– Oui, c'est vrai… Mais je n'en suis plus aussi certain. Les Pokémon sont aussi intelligents que nous, et ils auront sans doute tôt fait de se douter que le monde dans lequel ils vivent n'est pas le monde réel. Comment cela se pourrait-il puisqu'il n'y aura effectivement aucun humain pour contredire leurs doutes ?
– Nous n'avons qu'à en créer nous-même, si tel est le problème !
– Et nous frotter au problème insurmontable d'une intelligence artificielle ?
– Nous n'aurons pas besoin d'aller très loin.
– Il le faudra bien pour que les Pokémon psychiques ne s'aperçoivent de rien. Tu ne penses pas, Nyouvia ? »
Cette fois-ci, Nyouvia resta muette en rougissant et en détournant le regard. Je reportai mon attention sur Cuivra qui s'était un peu trop désintéressée du débat, et un peu trop tôt qui plus était.
« Qu'en dis-tu, Cuivra ?
– J'en dis que tous les Pokémon ne sont pas aussi intelligents que nous.
– Tu penses qu'ils ne se poseront pas de question à propos du pourquoi de leur présence à l'air libre alors que leur dernier souvenir est celui de leur capture ?
– Quelle importance ? N'a-t-il pas été convenu que leur vie dans le monde virtuel devra leur sembler avoir été un rêve quand ils devront quitter l'univers virtuel que nous avons créé ? Un rêve et rien d'autre ?
– C'est également ce que nous avons convenu, il est vrai. Mais il n'y aura qu'eux-mêmes pour se persuader qu'ils ont rêvé ; que nous, humains, y fassions une seule fois allusion et la supercherie éclatera au grand jour avec une brutalité qui pourrait très bien nous faire chuter. Définitivement. Et nous sommes ici tous les trois convaincus que, même si les Pokémon réussissent à se persuader que ce qu'ils croyaient avoir vécu n'est en réalité qu'un rêve, un doute pourra subsister. »
Cuivra se mordit la lèvre inférieure ; elle était à point. Il ne me restait plus qu'à déployer mon argument fatal pour la rallier à ma cause.
« Un doute qui sera d'autant plus fort que les émotions qui seront associées à leur souvenir seront intenses. Un exemple très simple suffira à vous faire comprendre – j'espère – toute l'étendue de la folie que nous allions commettre en mettant en service un système pareil. Un exemple basique qui, je pense, ne manquera pas de vous parler puisqu'il s'agit d'un fait avéré que les Pokémon éprouvent des sentiments.
– Que peuvent donc bien venir faire ici les sentiments des Pokémon ? grommela Nyouvia.
– Laisse-le parler ! » lui ordonna Cuivra en lui lançant un regard noir.
J'attendis quelques secondes pour voir si Nyouvia allait répondre, mais elle finit par me faire un signe de la tête pour m'inviter à poursuivre, ce que je fis sans plus attendre :
« Je disais donc que, tout comme nous, les Pokémon vivent de sentiments. Ils en vivent même bien plus que nous. Ils sont aussi bien plus asservis que nous-mêmes à leurs besoins naturels, et je pense notamment à celui de la reproduction. Nous n'avons d'ailleurs pas encore songé à cet éventuel problème, mais nous pourrions – pourquoi pas ? – simuler l'existence de bébés Pokémon et, éventuellement, leur évolution dans notre monde virtuel afin de rendre encore plus réel notre univers. Mais il faudrait alors disposer d'un pouvoir de calcul colossal pour tenir compte de tels changements, changements qui, pour que l'univers continue à paraître plausible aux Pokémon qui y vivent, ne cesseraient de croître exponentiellement, ce qui est un réel problème pour nos machines actuelles, bien qu'elles aient des capacités déjà infinies par rapport aux joujoux d'il y a vingt ans ! Mais ce n'est pas tout. Je n'évoque ici qu'un bête calcul alors qu'il y a bien plus important en jeu. Supposons qu'un Pokémon A trouve au sein de notre fameux univers un Pokémon B qui serait, pour un être humain, l'équivalent du grand amour de A. Vous n'êtes pas sans savoir qu'un Pokémon éprouve déjà un attachement significatif aux autres Pokémon de son espèce. Lorsqu'il trouve son "âme sœur", cela va sans dire qu'il s'en retrouve tout tourneboulé, qu'il voit la vie sous un tout autre angle – le plus bel angle qu'il puisse jamais lui trouver. Il est alors sans doute aucun l'un des Pokémon les plus heureux du monde… de notre monde virtuel ! Et cela jusqu'à ce que son rêve prenne fin seulement. Ensuite, il est à prévoir que celui-ci n'aura plus goût à la réalité telle qu'il la trouvera à son réveil, et il en deviendra probablement fou… mais dans tous les cas, il nous faudra rendre des comptes. Imaginons que le Pokémon en question appartienne à un riche et influent personnage, et c'en est fini de nous.
– Nous pourrions mettre les Pokémon en cause en relation et… suggéra Cuivra avec une mine catastrophée.
– Bien sûr. Et que dirions-nous à leurs dresseurs ? s'enquit Nyouvia en secouant la tête avec lassitude devant la stupidité et la négligence de l'autre.
– La Vérité ! Celle-là même que Marc chérit tant !
– Ah bon ? Parce que tu crois vraiment que les dresseurs seraient prêts à rendre leur liberté à leurs Pokémon ? Ou même que l'un soit prêt à céder à l'autre son Pokémon ? Tu es bien sotte, ma petite Cuivra… »
C'en était trop pour la jeune femme : elle se leva brusquement sans se préoccuper de son siège qui basculait et alla gifler son amie avec tant de force que celle-ci se trouva éjectée de son fauteuil. Les larmes aux yeux, Cuivra quitta ensuite la pièce pour aller pleurer tout son saoul dans une pièce suffisamment éloignée. Nyouvia, choquée par le comportement l'autre – emportement qui n'avait pourtant rien de très étonnant –, mit quelques temps à retrouver ses esprits ; elle se réinstalla confortablement sur son siège avant de me demander d'une voix brisée :
« Que proposes-tu ? »
J'exposai la solution de mon visiteur en long et en large à la jeune femme qui ne m'interrompit pas de tout mon discours alors qu'elle avait justement pour habitude de poser des questions pertinentes sur des points plus ou moins ambigus. J'associai cela au trouble provoqué par l'irascibilité prononcée de Cuivra et demandai à Nyouvia son avis à la fin de mon explication.
« C'est une meilleure solution… » se contenta-t-elle de répondre au bout d'un long silence avant de se lever et de partir à la recherche de son amie.
Lorsqu'elle eut quitté la pièce, je poussai un long soupir. Elle allait sans doute essayer – et parvenir – à la convaincre de l'importance d'une nouvelle direction à donner à notre projet. Je savais que je pouvais faire confiance à Nyouvia pour cela, et je n'avais pas tort : dès le lendemain, les deux jeunes femmes furent aussi fraîches et disposes l'une que l'autre pour s'atteler à notre tout nouveau projet. Nous travaillâmes avec plus d'ardeur et d'énergie que jamais à la réalisation des bracelets électroniques, tant et si bien que nous eûmes fini de mettre au point le premier prototype de bracelet seulement une semaine après avoir recommencé à zéro. Et autant dire que c'était là le plus important ; les suivants seraient construits de manière plus automatique, et lorsque nous serions tout à fait satisfaits de nos travaux, nous n'aurions alors plus qu'à demander de construire en série le bracelet adéquat. Je voyais d'ici toutes sortes de marchés fleurir autour de ces bracelets, comme il y en avait eu pour la Pokéball. Et je n'avais pas tort, au contraire même : le projet Bracélec connut un succès monstre infiniment plus grandiose que la Pokéball, et nous nous retrouvâmes bientôt tous trois conviés à de nombreuses cérémonies en l'honneur des héros que nous étions devenus aux yeux de tous. Mais ces cérémonies me laissaient un goût amer dans la bouche, celui d'une victoire truquée : je n'étais pas le véritable inventeur des Bracélec…