Chapitre 66 : Damoclès
La cadence des coups de feu diminua, pour finir en quelques rafales désespérées, tirées çà et là, lors d'affrontements localisés. Puis, finalement, le calme retomba sur les installations, alors que le soleil orange pointait à l'horizon. Eclair-de-Liberté s'aperçut bien vite que cette accalmie n'était en réalité que bien relative. Les cris des blessés, amis et ennemis, qui, constatant l'ampleur des dégâts, tentaient péniblement d'arrêter leurs hémorragies ou de se relever alors qu'ils s'en savaient incapables, résonnaient dans le matin. Les mourants imploraient, en désespoir de cause, qu'on trouvât un moyen de réduire leurs souffrances en attendant la fin.
Un homme se vidait de son sang, non loin d'Eclair-de-Liberté. Ce dernier le reconnaissait, plus ou moins... Le visage ne lui disait rien, bien sûr ! Par contre, il se souvenait d'avoir arraché une épaule d'un coup de croc, juste avant la victoire. Cela lui avait paru simple, sur le moment. Ca l'était, physiquement, en tout cas… Mais maintenant qu'il voyait le résultat de son puissant coup de mâchoire, sans plus aucune adrénaline pour le préserver de la réalité, il se faisait peur à lui-même. Il avait tué un homme ! Un frisson lui parcourut l'échine à cette pensée, alors que sa victime poussait un gémissement et s'agitait d'une dernière convulsion réflexe. Il aurait pu avoir Vassili à ses pattes, dans le même état !
Avec cette révélation, l'odeur du sang le prit à la gorge. Il ne s'en était pas rendu compte avant, mais il percevait à présent la souffrance des blessés, cet air qui portait les séquelles des combats. La viande hachée, les membres sectionnés, arrachés d'un coup de dent, ou les corps déchiquetés par les balles humaines… Il les voyait, maintenant, toutes ces horreurs que l'excitation du combat lui avait si bien cachées, que celle-ci l'avait même poussé à faire ! Il était responsable de certaines de ces morts, de ces corps sans vie qui sentaient déjà le cadavre. Il avait rendu ces hommes comme son père : impossibles à réveiller, pour toujours. Ses poils, imbibés du sang de ses victimes, lui donnaient la nausée. Il se roula dans la terre à plusieurs reprises, mais la poussière qui se collait à son pelage ne masquait pas l'odeur, ni ne rendait sa texture moins poisseuse… Il portait la preuve indélébile du massacre dont il était l'auteur.
Vassili ne rassura pas Eclair-de-Liberté. Il avait les mains couvertes de sang rouge et frais, pour avoir compressé la plaie ouverte d'un de ses camarades. Il s'était essuyé sur sa veste, maintenant maculée de traînées rouges. A quelques mètres à peine, Vaillant-Rescapé conversait avec Terreur-des-Hommes, l'air détaché. Alors qu'il appuyait un de ses propos d'un mouvement de lame, il constata qu'elle était marquée de sang. Comme s'il s'était agi de la chose la plus naturelle du monde, il s'essuya le bras, lécha le reliquat et reprit sa conversation sans plus se soucier de rien.
Dans le poste de garde où ils avaient concentré les blessés, l'ambiance n'était guère plus joyeuse… Ceux qui recevaient en urgence les premiers soins hurlaient, côtoyant morts et ennemis faits prisonniers, environnement peu propice à leur retour au calme. Le bilan faisait état de cinq morts du côté rebelle, ce qui représentait une proportion non négligeable de leurs effectifs. Paradoxalement, la cinquantaine d'ennemis tués et les quelques prisonniers n'avaient sans doute guère eu d'impact sur leur force... Pourtant, un peu plus loin, les combattants fêtaient leur victoire. La place était prise, il ne fallait pas l'oublier : l'objectif était atteint. Cela, évidemment, apportait un réel avantage !
On sollicita Vassili pour aider à soigner un blessé. Une balle s'était logée dans sa fesse et il fallait donc l'extraire, sans quoi la plaie risquait l'infection. Le brancarder jusqu'au centre de soin le plus proche prendrait des jours, si encore tout se passait bien. Le médecin qui accompagnait la section avait donc jugé préférable de régler le problème sur place. Il avait les outils nécessaires, il ne manquait que les anesthésiants, que, finalement, on n'était même pas sûr de trouver en atteignant l'hôpital. Pour l'opérer, on avait besoin de bras pour tenir le pauvre homme, qui, même en y mettant toute la bonne volonté du monde, ne pourrait jamais rester stoïque devant la douleur qu'il allait devoir supporter.
Eclair-de-Liberté se coucha sur les jambes de l'homme à soigner. Ce dernier grogna quand il sentit le poids important du Pokémon ; il savait cependant que ce serait nécessaire. Vassili lui maintenait les épaules et tentait de lui faire la conversation. Evidemment, son interlocuteur n'avait pas vraiment l'esprit à discuter… Vaillant-Rescapé, un peu à l'écart, ne pouvait pas s'empêcher de satisfaire sa curiosité mal placée. Il lorgnait la scène en coin, autant par voyeurisme que pour se rendre compte du courage des humains. D'un côté, il ricanait intérieurement en pensant qu'ils avaient besoin de quatre personnes pour faire supporter la douleur à un blessé, mais d'autre part, il savait très bien qu'aucun des Pokémon victimes de tir d'arme à feu n'avaient jamais survécu. A ce titre, savoir retirer une balle d'une plaie sans provoquer la mort n'était pas une capacité à dénigrer et cela avait tout l'air d'une opération douloureuse…
Quand la pince entra en contact avec la peau, le blessé fut agité d'un spasme. Il ne put s'empêcher de hurler, les poings serrés. Eclair-de-Liberté tressaillit tant la jambe valide força pour le soulever. Il émit un petit jappement, provoqué par la compassion naturelle qu'il ressentait. Il appliqua néanmoins son poids plus intensément, sous l'ordre de son dresseur. Le médecin avait du mal à saisir le morceau de métal, aussi, la douleur devint bientôt insupportable. L'homme blanchit jusqu'à en devenir livide, puis, ses yeux prirent la même couleur que son visage et il s'évanouit. L'Elecsprint se détendit comme on ne se débattait plus sous lui, mais il s'inquiéta aussitôt.
................- Il est… mort ? demanda-t-il avec une immense inquiétude à l'idée de se trouver couché sur un cadavre.
................- Non, répondit Vaillant-Rescapé sans se rapprocher et en tournant à peine la tête. Il va sans doute se réveiller, il n'est juste pas très résistant à la douleur.
................- Arrête de dénigrer les humains ! geignit Eclair-de-Liberté, impressionné par les événements. Je suis sûr que tu n'aurais pas tenu plus longtemps que lui. C'est pas toi qui dois le tenir, alors tais-toi, tu sais même pas ce que ça fait !
L'Elecsprint pleurait presque, sous l'effet de l'accumulation de sentiments envahissants. Il se leva, avec mille précautions, pour rejoindre son dresseur et quémander des caresses régénératrices. Bientôt, l'homme soigné entrouvrit les yeux en gémissant, ce qui rassura Eclair-de-Liberté. Celui-ci lui lécha le visage, pour le rassurer tout autant que pour se rassurer lui-même. Il avait besoin de contact et plus que jamais, il sentait la nécessité de ne pas se sentir seul face à ce qui était en train d'arriver, face à ce qu'il était en passe de devenir. Ce fut donc avec soulagement qu'il alla s'allonger en retrait, à côté de son dresseur, afin de trouver un peu de repos.
On organisa un dispositif sommaire et provisoire, afin de tenir le lieu en cas de contre-attaque ou de riposte immédiate. Le malaise d'Eclair-de-Liberté déclinait peu à peu, bien qu'il fût ravivé rapidement. Dès que les hommes furent reposés et eurent bu un peu d'eau, il fallut enterrer les morts. On déplaçait les corps, au mieux ; au pire, des morceaux sanguinolents retrouvaient leurs propriétaires présumés. Les trous, creusés à la hâte par des hommes déjà exténués, accueillaient, dans la mesure du possible, un seul cadavre quand il s'agissait d'un ami. Les ennemis furent entassés dans une fosse commune. Durant cette opération, il fallut surveiller les rebelles pour qu'il ne leur vînt pas l'idée de ne pas respecter la dépouille de celui qui pouvait avoir tué leur meilleur ami. Vaillant-Rescapé portait les corps sans aucune émotion visible, comme s'il avait eu sur son dos n'importe quoi d'autre. Malgré tous les efforts des rebelles, les traces des combats ne disparaissaient pas ; le sol, sec, avait absorbé les flaques par endroits, certains murs portaient les marques des blessés s'y étant appuyés.
Le poste de garde reprit rapidement du service ; il changea simplement de camp. Il prit même du galon, puisqu'il devint presque le quartier général du commandement. La radio y avait déjà été installée. Les ordres reçus demandaient de tenir la position jusqu'à l'arrivée de renforts, qui relèveraient le commandant Fabrice sur le terrain, afin de laisser repartir la colonne. Il fallait donc organiser la défense, qui pourrait durer plusieurs semaines, sans aucun doute.
Eclair-de-Liberté se glissa auprès de l'Insécateur.
................- Comment tu fais ? demanda-t-il doucement.
................- Comment je fais quoi ? s'étonna Vaillant-Rescapé, ne comprenant pas du tout où le plus jeune voulait en venir.
................- Comment tu fais pour recommencer à faire ça ? Je veux dire, comment tu arrives à vivre normalement ? Tu as tué des dizaines d'humains !
................- Peut-être même des centaines, sourit l'Insécateur au souvenir de l'époque où sa vie était plus simple, paradoxalement. La première fois, ça m'a fait bizarre aussi, mais on s'y habitue, tu verras. C'est toi ou eux, alors il faut bien s'y faire…
................- J'en suis pas persuadé… murmura Eclair-de-Liberté.
L'Elecsprint repartit d'un pas lent vers son humain, tête basse, ruminant ses pensées.
Malgré ses paroles, Vaillant-Rescapé avait lui aussi tout de même besoin de se confier. Autant, tuer ne l'affectait plus autant que les premières fois et ne lui faisait pour ainsi dire plus grand-chose, autant il avait besoin de parler du comportement d'Yvon à quelqu'un. Il choisit naturellement sa grande confidente pour remplir ce rôle.
................- Terreur-des-Hommes… Je ne sais pas trop comment aborder le sujet, mais…
................- Oui, je sais, ne dis rien, ce sera plus simple, lui dit-elle en se rapprochant de lui. Il s'est sacrifié pour toi. Tu lui en es reconnaissant, n'est-ce pas, et pourtant, tu ne veux pas admettre que les humains puissent t'accepter aussi bien que l'un des leurs ?
L'Insécateur se tortilla, mal à l'aise. Il était venu se confier et voilà qu'elle se lançait dans le sujet selon une approche qui ne lui plaisait guère.
................- J'étais le chef et ce qu'il a fait était son devoir et je ne pense pas qu'il…
................- Vaillant-Rescapé ! s'indigna-t-elle. Si c'était pour me dire que son geste n'a aucune valeur, tu aurais mieux fait de le garder pour toi ! N'aie pas honte… Au contraire, je suis fière de toi que tu penses à lui…
L'Insécateur se détendit un peu. Il craignait de révéler ses inquiétudes, parce qu'il ne voulait pas révéler à Terreur-des-Hommes que son opinion avait changé. Pourtant, elle l'encourageait à continuer à aller dans ce sens, aussi, il se décida à lui exposer la pensée qui l'avait lui-même surpris.
................- En réalité, je me sens quelque part redevable de ces humains, maintenant. Tout comme je l'étais pour ce qu'a fait Vassili. Ce jeune, lui, il m'a donné sa vie… Pourtant, je suis un Pokémon et je ne l'aimais pas. Je m'en veux un peu, tu sais, alors même que j'essaie de me dire que c'est un mort lors d'un combat, comme il y en a plein !
................- Je te comprends… Parce que je te connais trop bien ! Tu ne dois pas essayer de te déculpabiliser totalement non plus… Tu as de grandes qualités de combattant et tu as tendance à être trop téméraire, tu sais. Tu mets ta vie en danger, mais aujourd'hui, tu as vu que tu mettais aussi en jeu la vie des gens que tu ne supposais pas compter sur toi ! Tu devrais moins t'exposer… Mais ce n'est pas le plus important. Surtout, tu dois oublier ce que tu m'as dit en engageant cette conversation ! Cet humain est mort pour toi ; elle ne doit pas avoir moins d'importance que celles de tous les Pokémon de la forêt que tu as perdus à tes côtés, notre Ténèbres-Ailés en tête ! Quand tu auras compris qu'un humain qui compte sur toi a cette même valeur, alors, la mort d'Yvon t'aura apporté beaucoup et n'aura pas été vaine... Sans doute aura-t-il fait plus que te sauver, car je crois sincèrement que tu peux enfin comprendre que la méfiance que tu éprouves n'est en rien réciproque ! Honnêtement, je pense que tu peux apporter beaucoup aux humains, si tu acceptes d'apprendre à les côtoyer !
Vaillant-Rescapé se renfrogna en s'entendant révéler ses quatre vérités alors qu'il avait besoin de réconfort... Pourtant, la Migalos n'enfonça pas plus le clou et elle le câlina amoureusement. Elle ne cherchait pas à faire oublier ses paroles, ni à leur donner moins de poids, au contraire. Elle lui donnait simplement à présent le réconfort qu'il était venu chercher. Comme les mots ne pouvaient le lui apporter, elle lui donna tout son amour.
Malik avait spécialement remarqué le courage et le sens militaire dont Vaillant-Rescapé avait fait preuve. Il ne manqua pas de le rapporter au commandant, après avoir lui-même félicité l'Insécateur. Celui-ci fut donc également reçu par Fabrice, afin de lui répéter encore une fois qu'il avait apporté énormément aux humains et lui assurer que le sacrifice d'Yvon n'était pas vain, car il l'avait amplement mérité. Il devait être assuré d'avoir une place dans les rangs des rebelles, il n'avait pas à s'inquiéter qu'on ne considérât différent : il avait amplement fait ses preuves lors de cette bataille. L'Insécateur se sentait flatté, aussi, cela ne put que lui faire plaisir. Les propos qu'il venait d'entendre confirmaient ce que lui avait dit Terreur-des-Hommes. Il ne put s'empêcher de penser qu'il n'était pas si mal que ça, là où il était, car il s'y trouvait évalué à sa juste valeur…