Irréel
Célestia. Une petite ville à flanc de montagne, entourée de brumes, écrasée par l'imposante masse du Mont Couronné tout proche. Accessoirement, un ridicule bled paumé dans une région agricole vivant dans le souvenir.
Antoine soupira. Il ne serait jamais allé dans cette ville si il n'y avait pas été obligé par son travail. Et de même, il n'aurait jamais choisi de devenir psychiatre si il avait su qu'il aurait besoin de venir dans cette ville. Car elle avait l'immense défaut d'abriter son grand-père et – comme par hasard – c'était lui qu'il devait soigner.
Antoine, pour la seconde fois, soupira, cette fois d'un souffle plus long et marqué. Si il y avait bien une chose qu'il n'était pas facile de faire quand on était psychiatre, c'était bien de devoir affronter la folie d'un membre de sa famille ; chose qui était normalement interdite par la confrérie des médecins, mais qui, dans son cas, devenait obligatoire : il était le seul psychiatre de la région ayant le temps de venir voir son grand-père.
Il regarda par la fenêtre de son avion – seul moyen raisonnablement rapide de rejoindre Célestia – qui survolait les hauteurs du Mont Couronné. Il distinguait vaguement des toits de chaume au loin: il ne lui faudrait plus beaucoup de temps avant d'arriver.
Et en effet, dix minutes plus tard, l'avion se posa sur la piste en contrebas du village. Il sortit lentement de l'avion, remuant la brume flottant près du sol.
La brume... Il frissonna. Voilà bien quelque chose qui lui avait toujours fait peur. Il se rappelait encore comment il s'était perdu dedans, quand il n'avait que neuf ans. Il était sorti pour « voir des Pokémon » : comme tout les enfants de son âge, il avait été fasciné par ces bestioles. Dans sa joie, il n'avait pas fait attention à la brume qui s'était installé, jusqu'à monter à plus de deux mètres au dessus du sol, et qui avait complètement envahi son champ de vision.
Il s'était alors perdu, courant à travers un univers fantômatique en cherchant la maison de son grand-père. Il hurlait à chaque remous suspect du brouillard, tout en sanglotant comme le font les enfants seuls dans des endroits qu'ils ne connaissent pas. Le monde tout autour de lui se résumait à un grand univers blanchâtre, univers d'impressions fausses, qui avait terrorisé l'enfant qu'il était.
Finalement, il avait entendu une grande détonation, suivie d'un brusque mouvement de la brume devant lui. A nouveau, il avait hurlé, un cri de pure horreur qui avait redoublé de volume quand une silhouette dont les contours étaient masqués par la purée de pois était apparue devant lui. L'ombre s'était approché de lui, il avait voulu s'enfuir... Jusqu'à ce qu'il se rende compte que la silhouette n'était autre que l'Alakazam de son père, qui l'avait ramené en sécurité à la maison.
Il passa un peu de temps à déambuler dans la ville avant de se diriger vers la maison de son grand-père qui se trouvait à l'autre bout de la ville, vers le sud-ouest. Il flottait dans la ville une atmosphère lourde, ancienne, presque pesante.
Les maisons, dont les contours étaient déformés par la brume ambiante, semblaient presque flotter au dessus du sol, comme un rappel de leur âge. Le sol, nu, rappelait presque le dallage austère des églises. La ville, bien qu'assez étendue, ne comportait pas beaucoup de maisons, et était trouée de grand espaces vides, si bien qu'en cas de brouillard épais il devenait impossible de se repérer.
La maison de son grand-père, justement, se situait en plein milieu d'un de ces espaces, comme par une volonté de s'écarter. Le jeune homme venait de pénétrer dans cette place. Il s'avança lentement à travers le champ.
La maison n'était plus très loin... et il la vit.
Elle se dressait là, ancienne, typique des maisons de Célestia, avec son toit en chaume et ses murs en torchis épais.
Le seul élément excentrique était la porte. C'était une majestueuse porte en chêne teinte en noir, qui semblait ne pas avoir été travaillée du tout, son seul ornement étant un magnifique battant de porte en argent ouvragé, imitant le gueule ouverte d'un Démolosse.
Le jeune psychiatre prit une grande inspiration puis saisit le battant, tapant doucement deux coups à la porte.
Celle-ci ne tarda pas à s'ouvrir, laissant apparaître un homme massif, imposant, respirant la puissance et la sagesse d'un homme qui a vécu.
Son visage buriné, témoignage d'une vie passée au travail, était carré, ferme, et encadré par de courts cheveux gris. En dessous d'eux, de petits yeux sombres scrutait Antoine comme on regarderait une mouche, et son nez droit le pointait d'un air accusateur.
En face de lui, le jeune homme faisait pâle figure, semblable à une crevette recroquevillée devant une baleine, lui qui était petit, jeune, et qui avait des cheveux bien peignés et de grands yeux dans lesquels on lisait un mélange d'admiration et de peur.
- Antoine.
Ce simple nom, dit d'une voix caverneuse, suffit pour faire légèrement trembler le jeune homme du même nom.
- Grand... Grand-père, répondit le psychiatre avec un infime tremblement dans la voix.
Comme Antoine ne faisait pas mine de bouger, le vieil homme lâcha d'un air agacé :
- Eh bien, qu'attends-tu? Vas-tu rester bailler aux Cornebres jusqu'au soir ? Entre donc!
- Hum! Oui, oui, répondit Antoine avec un petit air apeuré, comme pour ne pas décevoir son aîné.
Le vieil homme s'écarta, dévoilant l'intérieur.
L'entrée était sombre, presque humide, la lueur de la porte éclairant mal les coins et recoins de la maison. Antoine s'avança, les ombres sur les murs se mouvant comme de leur propre volonté sur son passage. Un frisson parcourut son corps. Il n'aurait pas été étonné de voir un Skélénox se cacher parmi les ténèbres.
Il resta les bras ballants au milieu du salon de la maison, meublé sobrement de mobilier en bois noir, probablement cher. Il avisa une boite de bonbons posée sur la table. Il eut un pincement au cœur : sa grand-mère en achetait souvent, avant qu'elle ne meure.
Il soupira timidement. Elle avait toujours été gentille avec lui, le protégeant souvent des colères de son grand-père.
Il n'avait même pas pu l'assister à sa mort l'année dernière. Il avança le bras, prêt à prendre un bonbon dans le bocal, quand une main se posa brusquement sur son épaule. Il poussa un petit cri.
- Ne touche pas à ça !
- Heu... Bien sûr... répondit Antoine, de plus en plus gêné.
Le grand-père tira une chaise vers lui, invitant d'un geste sec Antoine à faire de même. Le concerné en prit rapidement une, et s'assit en face de l'homme.
- Bon, commença son Grand-père. Je sais pourquoi tu es là, et ce n'est certainement pour me voir.
- Eh bien... bredouilla Antoine, mal à l'aise.
- Laisse moi parler ! cria le vieil homme d'un ton presque énervé. Tu es là parce que tu as entendu dire que j'étais fou, n'est ce pas ?
- Non, non! Pas du tout! J'ai appris que tu étais malade, c'est tout ! répondit Antoine, embarrassé.
- Mais bien sûr. Et comme tu es médecin et pas psychiatre, tu es venu me soigner, c'est ça?
- Heu... et bien, en fait... bafouilla Antoine, de plus en plus mal à l'aise.
- Bon, l'interrompit son aîné, arrête ta comédie ridicule! Tu es venu parce que la grand-mère de Cynthia, avec qui j'aime discuter, a prévenu l'Office de Psychiatrie que j'étais fou! Et toi, évidement, comme tu m'as toujours fait confiance, tu as tout de suite pris le premier avion vers Célestia pour m'enfermer dans l'un de vos asiles!
- Non, non, bien sûr! paniqua Antoine. Je suis venu pour prendre des, euh, vacances... Je n'ai jamais entendu dire que tu étais fou, je te dis, juste malade !
- Assez de tes mensonges! Je vais te dire pourquoi on me croit fou et, après, tu me jugeras.
- Mais... tenta de répondre Antoine, je ne mens pas, je...
- On me croit fou pour une assez bonne raison, je dois dire, le coupa de nouveau son grand-père. Je pense que notre monde n'est pas... réel.
Antoine regarda son grand-pater, stupéfait, puis baissa la tête, dépité. C'était donc à ce point ?
- Oh, mais je ne suis pas fou. Je suis complètement sain d'esprit, au contraire. Réfléchis donc avant de me juger, continua son grand-père d'un ton acide.
- Mais c'est tout réfléchit ! Tu es complètement fou. Comment peut-tu imaginer une seule seconde que ce monde puisse être faux ? C'est totalement stupide !
Antoine se rendit compte de ce qu'il venait de dire trop tard. Le choc de savoir son grand-père fou avait momentanément prit le dessus sur la crainte qu'il lui inspirait, et lui avait libérer la parole.
Le vieil homme ne fit même pas attention à sa saute d'humeur, mais lui répondit du tac au tac, comme si il avait prévu cet entrevu longtemps à l'avance :
- Y as-tu réellement réfléchis ? Qu'est ce qui prouve que ce que nous vivons à cet instant existe ? Rien. En revanche, il est facile de prouver le contraire.
- Le simple fait que tu soit en train d'y réfléchir prouve que notre monde existe ! s'exclama Antoine, une pointe de colère dans sa voix.
- Non. Cela prouve juste qu'il existe un vrai monde, et que nous somme enfermé dans une pâle copie de la réalité ! rétorqua le colosse d'une voix exaltée, en levant les bras au ciel d'un geste théâtral.
Antoine secoua la tête, exaspéré :
- Bien sûr, je ne peux pas prouver que ta vision du monde est fausse, puisque c'est improuvable. On croirait entendre des gourous mystiques... Il est donc vain d'espérer te faire changer d'avis...
- Exact. En revanche, toi, tu va m'écouter. Penses-en ce que tu voudras, mais tu ne m'empêchera pas de prouver que j'ai raison. Ce monde est un leurre, un piège! proclama le patriarche.
- Ça ne sert à rien. Dans deux heures, le prochain avion passe, et tu pourras raconter tes histoires à des personnes qui te soigneront, répondit le jeune homme.
- Tu risques d'attendre longtemps, répliqua le grand-père en pointant l'unique fenêtre. Le brouillard s'est levé, on ne voit rien à deux mètres, et l'avion ne prendra pas le risque d'atterrir avec ce temps. Tu vas rester ici, et tu vas écouter mes histoires.
- ... Très bien. Comme ça, je me ferais une idée de l'étendue de ta folie, répliqua le jeune homme.
- Nous y voilà! s'exclama, victorieux, le vieil homme. Premièrement, ne t'es tu jamais demandé, par exemple, pourquoi les Dodrio peuvent voler, alors que ces oiseaux n'ont pas d'ailes?
- Mais tu n'es pas un scientifique, grand-père! Il y a forcément une explication, même si tu ne la connais pas ! s'écria Antoine, énervé.
- Arrête, Antoine ! Tu vois bien que c'est illogique ! Et si il n'y avait que ça... Mais je peux en trouver d'autres, des exemples ! Plein d'autres ! Par exemple, comment expliques-tu qu'un poisson comme Magicarpe puisse combattre sur le sol, alors que logiquement il ne pourrait pas s'y déplacer, et encore moins y respirer ? Et ça ne s'applique pas seulement à lui, mais aussi à tout un tas de Pokémon, comme Rosabyss, Lovdisc ou Remoraid ! clama le Grand-père en se levant, passionné.
- Eh bien... Ils peuvent... Ils ont peut-être aussi des poumons, pour respirer dans l'air, répondit Antoine, soudainement intimidé par son grand-père.
Lequel continua :
- Et comment pourraient-ils esquiver une attaque, alors qu'ils sont incapables de vraiment se déplacer sur la terre ? En sautant ? Non, ne m'interrompt pas, je n'ai pas fini. Tu ne t'es jamais demandé comment un Monaflemit qui, je le rappelle, dort la moitié du temps durant les combats, peut suivre son dresseur hors de sa Pokeball sans s'arrêter un seul instant? Non, bien sûr. Ça ne t'as jamais effleuré l'esprit. Même ça, c'est bizarre. Comment se fait-il que personne ne se rende compte de toutes ces erreurs, ces bizarreries, ces étrangetés ? Que si quelqu'un s'en rend compte malgré tout, il est automatiquement classé "fou à lier"? Proclama d'une traite son Grand-père, en faisant de grand gestes avec ses mains.
Antoine, de plus en plus mal-à-l'aise, commençait à se calmer. Sa nature timide reprenait le dessus, le poussant à stopper la discussion :
- Ok, ok, c'est bizarre... Mais, euh, si tu veux bien évidemment, serait-il possible que nous passions à table ? Je n'ai pas mangé, et... murmura le jeune homme.
- Très bien, gamin. Tu vas aller manger, et tu vas aller te coucher. Mais n'espère pas échapper à cette discussion. Elle reprendra demain, que tu le veuille ou non, répliqua la patriarche.
- Bien sûr, bien sûr, répondit Antoine, espérant que son grand-père se calme.
Le souper se déroula dans le silence le plus total, Antoine cherchant par tout les moyens à éviter une nouvelle discussion. Les haricots et les fèves que son grand-père avait préparé, tout droit sortis d'une boîte de conserve, étaient fades et sans goûts.
Dehors, la lumière déclinante éclairait les nuages, leur donnant une teinte rouge sang qu'on apercevait même à travers l'épais brouillard. Antoine n'avait plus qu'une envie, c'était de partir le plus loin possible de cette horrible ville et de son grand-père , qui le fixait comme si il était son ennemi personnel.
Antoine fuyait le regard, ne souhaitant qu'une chose, que la brume disparaisse le lendemain. Il écarta très loin dans son esprit la conversation qu'il avait eu avec son aîné, craignant que son grand-père, d'une façon ou d'une autre, ne réussisse à lire dans ses pensées.
... Était-il en train de devenir fou, lui aussi ? Il avala une énorme bouchée de fèves, s'étouffant presque, pour finir au plus vite son assiette.
Ils débarrassèrent la table, toujours en silence, puis le grand-père lui pointa du doigt une chambre. Antoine se rua presque dedans, trop heureux d'échapper à son intimidant grand-pater.
La chambre était une vaste pièce sans fenêtres, plongée dans l'obscurité la plus totale quand la porte était fermée, dont l'unique meuble était un lit de camp posé au sol.
Antoine se demandait pourquoi il ne lui avait pas donné sa chambre habituelle.
Celle-ci l'effrayait presque, bien qu'il n'ait jamais eu peur du noir. Il frissonna. Il avait l'impression que les murs allaient se refermer sur lui à tout moment pour l'enserrer à jamais dans une étreinte glacée.
Sans le vouloir, ses pensées revinrent vers la conversation qu'il avait eu avec son grand-père.
Plus le temps passait, plus il se trouvait stupide. Il avait fait preuve d'une insolence qui le mettait mal à l'aise. Comment avait-il pu répondre de cette manière à son grand-père ? C'était insensé. De même que le fait que le vieil homme soit fou, d'ailleurs. Le doute s'insinuait lentement dans son esprit.
Comment son grand-père, ce colosse protecteur, imposant, magnifique, aurait-il pu être fou?
Ça n'avait pas de sens, en y repensant. Il était une personne dans laquelle la folie n'avait pas de place, c'était certain.
D'ailleurs, à la réflexion, il n'avait pas donné les raisons "habituelles" qu'évoquaient les fous quand ils expliquaient leurs points de vue. Il n'avait pas parlé pas de révélation divine, pas de voix dans sa tête...
Non pas, bien sûr, qu'Antoine ait une grande connaissance en la matière – il n'avait fini ces études de psychiatre que depuis peu de temps, et n'avait jamais vu de cas similaires à celui-ci -, mais il lui semblait que c'était ce qu'un fou, un vrai fou, aurait dit si on l'interrogeait. Il n'aurait pas usé d'exemples parfaitement concrets qui étaient, et Antoine devait bien se l'avouer, absolument justes, malgré toute les objections qu'il avait pu trouver.
Non, c'était sûr, son Grand-père était parfaitement sain d'esprit. Restait que tout cela ne prouvait pas totalement que le monde tel qu'il le connaissait était une erreur, une simple copie.
***
Antoine se réveilla en sueur. La pièce était très sombre, bien que la lueur du jour pénétrait par la fente de la porte. Il avait fait des rêves, ou plutôt des cauchemars, tous plus terribles les uns que les autres.
Il avait vu de longs rubans de brume engloutir peu à peu le monde. Il avait vu son grand-père avec un grand bâton, en train de fracasser tout pour laisser la terre en miette. Il avait vu la réalité, le monde réel, voler en éclat, et tout devenir complètement noir. Il avait vu des dimensions où il n'y avait que des Pokémon, d'autres où il n'y avait que des hommes, d'autres encore où il n'y avait que des arbres ; il avait vu des mondes aquatiques dans lesquels nageaient des Wailord monstrueux, poursuivies par des hordes de Kyogre furieux.
Il se dépêcha de sortir de sa chambre, ébranlé par ses étranges visions. Il sortit rapidement de la maison, sans même laisser le temps à son Grand-père de le harponner ou de continuer leur discussion d'hier.
Il voulait de l'air frais. Il pénétra dans la brume qui, malheureusement, était toujours là, et s'assit sur le sol terreux, épouvanté. Toute ce blanc lui faisait peur. Il ressentit soudain une violente douleur dans sa cuisse droite.
Le jeune psychiatre l'examina rapidement.
Une petite pierre noire et pointue s'y était enfoncée. Il l'enleva, mais au lieu de la jeter comme il l'aurait fait en temps normal, il l'étudia. Elle était tout à fait ordinaire, n'avait strictement rien d'étrange. Il la serra dans sa paume, la serra encore plus fort, jusqu'à faire couler son sang par petites gouttes rouges. Il ouvrit sa main.
Le morceau de roche noire était toujours là.
Non, il ne s'était pas évaporé. Pas comme un rêve. Pas comme son grand-père lui avait dit. Et sa douleur était parfaitement réelle. Il reposa la pierre au sol. Le vieil hommz avait tort. Le monde existait, et bien qu'il n'était certainement pas fou comme il l'avait conclu hier, il fallait quand même réussir à le convaincre que le monde, malgré toute ses imperfections, n'avait rien d'irréel.
Il jeta un coup d'œil à la ronde. Cette brume, comme les doutes de son grand-père, finirait par disparaître. Et il pourrait quitter cet horrible village. Il était content de lui. Il se leva, et rentra à nouveau dans la maison, toute proche.
Il aperçut son grand-pater, qui avait presque l'air de le guetter, assit sur un fauteuil près de la porte. Il avait des cernes, comme si il n'avait pas dormi de la nuit. Certainement avait-il passer ces heures perdues à penser à ce qu'il allait dire à son petit-fils le lendemain.
Antoine tira une chaise, et le vieil homme, sans même un bonjour, commença directement :
- Te revoilà. Nous allons pouvoir reprendre notre petit débat d'hier...
- Euh, oui... Bon, écoute, j'ai beaucoup réfléchis, et je ne crois plus que tu es fou... lâcha Antoine d'un ton calme.
Le visage de son Grand-père, totalement pris au dépourvu, s'éclaira tout d'un coup :
- Vraiment ? Tu me crois, alors ?
Il reprit son air supérieur et continua:
- Je m'en doutais.
- Euh, hé bien... Pas exactement...
- ... Je vois. Tu ne pense pas que je sois fou, mais tu ne pense pas que notre monde sois faux, répondit le vieil homme, avec un air indéchiffrable.
- C'est... c'est ça.
- Très bien. Je vais finir mon travail aujourd'hui, alors.... Il me reste après tout mon ultime argument. Celui qui vas te convaincre. ... Tu connais les Pokémons Légendaires, n'est ce pas?
Antoine hocha la tête, sans comprendre, résigné à écouter son grand-père :
- Bien sûr. Ce sont des Pokémons plus puissants que la normale, et qui en général représentent un aspect du monde.
- Exact. Et à ton avis, qu'arriverais t-il si un Pokémon Légendaire comme Palkia, Gardien de l'Espace, ou Kyogre, Maître de l'Eau, se faisait capturer par un dresseur?
Antoine voyait où son Grand-père voulait en venir. Un doute lancinant s'installa lentement.
- Je suppose qu'il serait moins calme... et que ce qu'il contrôle le serait aussi.
- Encore exact. Les Pokémon Légendaires sont trop puissants pour que de simples humains puissent les calmer... Imagine seulement les catastrophes durant les combats Pokémon ! Ce serait le chaos. Eh bien, malgré tout, c'est ce qui est arrivé. La grand-mère de Cynthia m'a dit que sa petite-fille avait affronté un Dresseur possédant Palkia. C'est ce qui a commencé à me faire douter, déclama-il avec un air de vainqueur.
Ses yeux brillaient.
Antoine, lentement, répondit :
- Je vois... Et bien sûr, il ne s'est rien passé?
- Non. De même, j'ai appris qu'un jeune dresseur avait affronté Kyogre. Le Pokemon s'était réveillé, avait mis le chaos dans tout Hoenn... Mais le dresseur a quand même réussi à la battre, et même à l'attraper. Et évidemment, pas une seule catastrophe n'a suivie.
C'en en était trop pour Antoine. Il se leva brusquement, ouvrit violemment la porte et sortit à nouveau de la maison, sous le regard amusé du vieil homme.
Il pénétra à nouveau dans le brume, et s'assit, au même endroit. Il tâtonna à la recherche du caillou, et le ramassa. Son sang séchait dessus. Et pourtant... Il commençait, comme hier, à douter. Il regarda la brume flotter tout autour de lui.
Ce pourrait-il que... la réalité ne soit pas comme ce caillou, immuable, mais plutôt comme cette brume, changeante, et qui s'échappe quand on tente de la saisir ? Il regarda de nouveau le caillou. Il imagina un Dodrio volant. L'image était grotesque... L'image d'un oiseau suspendu en l'air, sans ailes pour voler, envahit son esprit. Il vit le Dodrio s'écraser au sol, volant en éclat comme dans son rêve.
Tout était faux.
Il jeta le caillou au loin. Il avait fait son choix.
Il pénétra dans le maison, brisé mentalement et physiquement. Le jeune homme se sentait mou, prêt à accepter n'importe quoi. Il regarda son Grand-père avec une lassitude non contenue, et il lui demanda, d'une voix cassée et tremblante :
- Que... que devons nous faire?
Le Grand-père le regarda d'un air grave. Il lui répondit, en détachant chaque mot comme pour leurs donner une importance.
- Qu'est ce qu'on doit faire, à ton avis, pour quitter ce monde et en rejoindre un autre ?
Antoine le regarda, sans qu'aucune peur ne se reflète dans ses grands yeux.
Il hocha la tête.
Le Grand-père, de son côté, était content. Il n'aurait jamais eu le courage de faire « cela » seul. Ils se dirigèrent tout deux vers la cuisine, l'un d'un pas amorphe, l'autre d'un pas énergique.
Antoine regarda la salle dans laquelle il avait mangé la veille. Il se souvint du crépuscule sanglant qu'il avait aperçut. Il n'allait pas tarder à recouvrir le sol de cette si belle teinte. Comme son grand-père, il prit un couteau effilé dans un tiroir qui en contenait plusieurs, petits et grands. Il admira les reflets de la lumière sur la lame.
Rien d'autre n'existait pour Antoine que le couteau qu'il tenait dans sa main. Son grand-pater l'arracha à sa rêverie, sa voix grave :
- Ce couteau n'existe pas.
Il se le planta dans le ventre. Antoine, aussitôt, fit de même.
Il laissa le sang couler lentement de son ventre, une cascade rouge écarlate. Il voguerait loin dessus, très loin...
- Ce sang n'existe pas, pensa jusqu'à la dernière seconde le jeune homme, en fermant les yeux avec béatitude, attendant le moment où il renaîtrait dans le vie réelle.