Le cri perçant poussé par Artikodin me vrilla les tympans, suraigu. L'oiseau légendaire fondait sur moi, tel une flèche de glace lancée à pleine vitesse. Paralysée, je ne pouvais que le regarder fendre l'air, son bec acéré étincelant de lumière.
Une pensée furtive me traversa l'esprit tandis que mon rythme cardiaque s'emballait :
Magnifique...Tout à coup, l'oiseau chassa l'air de ses ailes et bascula son corps de manière à présenter ses serres en premier. Moi, j'étais le lapin, et lui, l'aigle qui allait bientôt embrocher sa proie. Par pur réflexe, je levai les mains devant mon visage pour me protéger. Ça ne servirait à rien et elles allaient sûrement se retrouver déchiquetées, mais à ce stade-là Madame la logique s'en était déjà allée très loin.
Un rugissement ébranla soudain la caverne toute entière. Alors qu'Artikodin allait frapper, Plouf se redressa et intercepta l'attaque, faisant écran de son corps. Il y eut un éclair bleuté et les serres de l'oiseau légendaire labourèrent profondément les écailles du Léviator. Je vis un sang sombre dégouliner le long de son cou.
Magnifique et mortel, corrigea ma voix intérieure.
- Léviator ! gronda Plouf en se dressant de toute sa hauteur.
Ses dents brillèrent dans la semi-pénombre de la caverne, un écho parfait au reste de l'environnement - encore du blanc. Il riposta d'un coup de mâchoire, mais fut trop lent : Artikodin avait repris de l'altitude d'un seul coup d'ailes et s'était déjà placé hors de portée. L'oiseau décrivit un cercle parfait puis plongea à nouveau, droit sur Plouf cette fois - il n'avait pas l'air d'apprécier sa résistance. Son bec s'ouvrit et un rayon azur en fusa, déchirant l'air. Plouf gronda alors que l'attaque lumineuse l'atteignait au flanc droit, gelant ses écailles au passage. Une vague de froid intense reflua vers moi, et quelques flocons de neige égarés vinrent terminer leur course sur mes bras nus.
Je frissonnai, une réaction déclenchée à parts égales par la température et par la situation dans laquelle je me trouvais, et reculai précipitamment, manquant de trébucher dans ma hâte. Ma main se déplaça par automatisme sur la Pokéball de Plouf ; mon instinct me hurlait de prendre la fuite. Sauf que le courant était trop fort pour le Léviator, a fortiori maintenant qu'il se trouvait blessé. Je jetai de brefs coups d'œil aux alentours pendant qu'Artikodin planait au-dessus de nos têtes. Il n'y avait ni corniche ni autre rocher en vue : l'îlot était complètement isolé au milieu de la rivière. Comment allais-je me sortir de là ? Impossible de braver les rapides à la nage... C'était dans ces instants-là que je regrettais de ne pas avoir de Pokémon de type oiseau ou psy. En l'occurrence, je n'avais pas le choix : ma seule option, c'était de rester et de me battre.
À l'instant où je prenais cette décision, Artikodin vira sur l'aile et décocha un rayon lumineux dans ma direction. Plouf l'intercepta de justesse ; sa gueule se retrouva prise dans une gangue de glace. Il poussa un rugissement étouffé et se frappa la tête contre un rocher afin de se libérer. Je me tapis derrière le corps du Léviator pour essayer de faire une cible moins évidente et fis sortir tous mes Pokémon d'un coup. Ils avaient dû écouter ce qui se passait depuis l'intérieur de leurs Pokéballs, car ils débarquèrent tous très remontés et prêts à la bagarre. Teigne surgit en beuglant et entreprit aussitôt d'escalader le dos de Plouf pour pouvoir atteindre Artikodin ; Salade sortit ses lianes et se campa sur ses pattes arrières en levant le nez en l'air ; Princesse bondit également sur Plouf, les moustaches grésillantes d'électricité ; Grignotte se tapit au sol, le museau retroussé, et Pleind'Soupe se leva même sur ses deux jambes - c'est dire le niveau d'implication. Ils avaient compris la dangerosité de la situation : Artikodin n'était pas un Pokémon ordinaire.
L'oiseau légendaire émit un nouveau cri strident à la vue de mon équipe et passa en rase-mottes parmi eux, comme pour les narguer. Ce qui fonctionna à merveille. Plouf essaya de le mordre, Teigne tenta un Ultimapoing, Salade fit claquer ses lianes. Ils ratèrent tous leurs cibles, Artikodin se jouant de leurs attaques en louvoyant agilement. Un puissant coup d'ailes l'amena en sécurité, loin au-dessus de nous. Je clignai des yeux alors qu'une chape de brume commençait à apparaître sur tout l'îlot, réduisant considérablement la visibilité. La température baissa encore, sans doute en-dessous du zéro à présent. Mon souffle se matérialisait par de petits nuages de buée dans l'air. De toute évidence, Artikodin avait de l'expérience en ce qui concernait les combats...
Je me creusai la cervelle pour mettre au point une stratégie, essayant d'ignorer les frissons qui assaillaient mon corps.
- Plouf, essaie de l'atteindre avec Hydrocanon. Salade, Fouet lianes, tu le frappes mais tu ne cherches surtout pas à l'immobiliser. Grignotte et Teigne, vous synchronisez vos attaques Éboulement et Tomberoche. Princesse tu lances Onde de Choc, vise ses ailes. Et Pleind'Soupe, Plaquage dès qu'il s'aventure assez bas... Compris ?
Ils me répondirent comme un seul homme (enfin, un seul Pokémon). Je serrai les poings en observant Artikodin planer gracieusement là-haut. À six Pokémon contre un seul, on pouvait le faire... On pouvait le battre - ou du moins, le forcer à battre en retraite, ce qui serait suffisant. Il fallait que j'y crois.
Un bruit de battement d'ailes annonça le retour de l'oiseau de glace. Il s'approcha en glissant sur l'air, laissant des étincelles de glace dans son sillage. Mon regard croisa le sien un instant, ses yeux brillèrent d'une sauvagerie si intense que j'en restais interdite. Un tel Pokémon ne se laisserait jamais apprivoiser... Artikodin n'était pas fait pour rentrer dans une Pokéball et chaque parcelle de son corps élancé le proclamait haut et fort. J'avais davantage l'impression de faire face à un demi-dieu qu'à un Pokémon.
Mes monstres à moi n'étaient pas autant intimidés, et ils le firent savoir, Plouf le premier. Un geyser d'eau sorti de la gueule béante du Léviator monta à la rencontre de l'oiseau légendaire, mais ce dernier l'évita d'une gracieuse pirouette avant de se stabiliser en plein vol, ses ailes luisantes de givre battant lentement. Puis il fixa un à un mes Pokémon de son regard glacial ; on aurait presque dit qu'il les mettait au défi d'essayer de le toucher.
Plouf répondit au challenge et se jeta sur lui, tendant son cou au maximum pour l'atteindre. Sa mâchoire se referma sur l'une des ailes de l'oiseau, lequel répliqua d'un coup de bec rageur qui manqua de peu l'œil de mon Léviator avant de se dégager, abandonnant quelques plumes aux dents de Plouf. Au même instant, les lianes de Salade fusèrent sur lui. Bloqué à gauche, bloqué à droite, Artikodin voulut monter plus haut, mais c'était sans compter sur Teigne et Grignotte : des rochers se détachèrent du plafond sous l'effet de leurs deux attaques combinées, complétant le piège. L'oiseau n'eut alors pas d'autre choix que de plonger. Il se laissa tomber la tête la première, droit vers le sol. Plus bas, toujours plus bas... Une lance d'électricité grésilla dans l'air chargé d'humidité, passant à quelques centimètres au-dessus de sa tête. Puis alors qu'il allait toucher terre, Artikodin redressa brusquement sa trajectoire et prit de la vitesse.
Avec Salade en ligne de mire.
Son bec s'ouvrit, il y eut d'abord une minuscule lueur d'un bleu givré tout au fond, puis elle s'amplifia jusqu'à ce que jaillisse le rayon lumineux de la couleur du cœur d'un glacier. Rayon qui laboura le dos de Salade tandis qu'Artikodin passait juste au-dessus de lui d'un seul mouvement fluide. Mon Florizarre mugit et ses lianes cinglèrent en réponse, mais elles ne rencontrèrent que le vide. L'oiseau légendaire était déjà à nouveau en sécurité dans les hauteurs.
- Salade ! m'écriai-je, m'emparant de sa Pokéball en un éclair, prête à le rappeler. Ça va ?
Son arbre-fleur avait été entièrement gelé par l'attaque ; c'était sûrement dangereux pour lui. Sous mes yeux, le Florizarre s'ébroua et poussa un mugissement combatif.
- Zarre ! me répondit-il.
Je soufflai de soulagement et m'emparai d'une potion pour aller le soigner. Seulement, au moment même où je quittais ma cachette derrière Plouf pour me rendre aux côtés du Florizarre, un trait de glace crépita dans l'air, provoquant comme une déchirure dans l'espace devant moi. Je me rejetai en arrière, échappant de peu au projectile mortel, et atterris sur les fesses, le souffle coupé. Mon cœur battait la chamade dans ma poitrine. C'était une blague, là ? Non seulement j'étais piégée sur cet îlot, mais en plus je ne pouvais même pas soigner mes Pokémon ? Mal barrée, la Léa...
Je m'agrippai aux écailles de Plouf pour me remettre debout et jetai un prudent coup d'œil à Artikodin. Il effectuait des cercles tout là-haut, nous surveillant du regard. Son attitude devait énerver Princesse car elle cracha un 'Persian !' explosif et sauta sur le dos de Plouf. Puis elle se mit à courir tout du long, avant de faire un formidable bond arrivée au bout, se servant du Léviator comme d'un tremplin. La Persian s'éleva souplement dans les airs, propulsé par l'élan qu'elle avait pris et les muscles puissants de son corps de félin. Un éclair illumina soudain entièrement la caverne, une fourche électrique qui quitta les moustaches de Princesse pour aller frapper le bec d'Artikodin. Ma vision passa au blanc pur pour une fraction de seconde avant de revenir à la normale. Puis la réalité de la gravité rattrapa Princesse et elle chuta, les quatre pattes en l'air, se dirigeant droit vers un rendez-vous brutal avec le sol.
- Salade ! Plouf ! Rattrapez-la !
Les deux concernés ne bougèrent pas. Ne m'avaient-ils pas compris ? Princesse allait s'écraser... Ou du moins était-ce mon inquiétude. Mais j'avais oublié un détail dont mes Pokémon, eux, étaient parfaitement conscients. Princesse était un chat. Alors qu'elle arrivait en bout de course, la Persian se retourna d'un habile coup de rein et atterrit sur ses pattes, tout en donnant l'impression que ça ne lui avait pas demandé le moindre effort.
Je poussai un second soupir de soulagement. Soupir qui fut coupé court par le cri strident d'Artikodin. Il n'avait visiblement pas apprécié le coup d'éclat de Princesse, et fonçait sur elle, le bec en avant. Mes Pokémon réagirent tous ensemble, cherchant à mettre l'oiseau à terre. Une pluie de rochers s'abattit sur lui, mais il les évita avec force manœuvres aériennes. Un jet d'eau d'une puissance phénoménale se dirigea droit sur son poitrail, mais là encore il fut plus rapide et l'attaque ne fit qu'effleurer les plumes de sa queue. Il esquiva également les lianes de Salade, rasant le sol de très près, ce qui offrit l'occasion à Pleind'Soupe de tenter un Plaquage. Qui rata lui aussi. L'oiseau légendaire se déporta sur la droite, vif comme un feu-follet, et le ventre du Ronflex ne rencontra que la pierre blanche.
Princesse fit le gros dos et toute sa fourrure grésilla d'une Onde de Choc en préparation alors qu'Artikodin volait vers elle.
- Tiens toi prête à éviter son attaque, Princesse ! lui hurlai-je.
Mais l'oiseau ne fit que passer au-dessus d'elle en trombe. Artikodin avait viré sur l'aile, si rapide que ses mouvements en étaient flous, et avait fusé vers Salade, changeant de cible au dernier moment. Un rayon de glace partit de son bec, étincelant de lumière alors que l'assaut électrique de Princesse s'y reflétait.
Salade...Mes doigts crispés brandirent la Pokéball et le rayon rouge atteignit le Florizarre une fraction de seconde avant le bleu. Le trait de glace se dissipa de lui-même, se perdant dans l'air.
Je baissai les yeux sur le sommet de la
ball. Rouge.
Mon cœur se remit à battre.
Et se serra lorsque l'oiseau légendaire repassa au-dessus de nous et asséna un violent coup de bec sur le crâne de Teigne. La Colossinge tituba et émit un grognement rauque, avant de répliquer d'un Ultimapoing qui manqua l'oiseau. La conclusion de tout cela était claire : ce combat était trop dangereux. Trop dangereux pour moi. Trop dangereux pour chacun de mes Pokémon. Nous étions à découvert, des cibles faciles, et Artikodin pouvait choisir qui attaquer sans que nous ne puissions rien y faire.
Énervée, me sentant acculée sans le moindre espoir de s'en sortir, je frappai rageusement du poing le flanc de Plouf. Non ! Non, il devait y avoir un moyen ! Je fixai obstinément la muraille d'écailles bleues alors que le battements des ailes d'Artikodin se faisait plus fort. Il revenait pour un autre round.
Ce qu'il nous fallait, c'était une façon de nous protéger... une façon de nous réapproprier le terrain... quelque chose qui nous donne un avantage... quelque chose que l'oiseau ne pourrait pas nous enlever...
Lorsque la lumière se fit dans mon esprit, je faillis me mettre à rire tant mon soulagement fut grand.
- Grignotte, creuse des trous dans la roche, fais-nous des monticules assez haut pour qu'on puisse se cacher derrière ! lançai-je au Sablaireau.
Il se mit aussitôt à creuser, éjectant des quantités impressionnantes de cailloux. Artikodin parut s'intéresser à ce manège, et c'était tout ce dont Plouf avait besoin. Une petite seconde de distraction. Le Léviator ouvrit la gueule ; un jet d'eau surpuissant frappa l'oiseau en plein poitrail et le projeta au loin. Je le vis retomber, et je croisai les doigts pour qu'il ne revienne pas à l'assaut, que ça lui suffise et qu'il s'en aille... Évidemment, il revint à l'assaut. Porté par un vent glacial, l'oiseau légendaire infligea un nouveau rayon glacé à Plouf. Le Léviator, déjà affaibli par le fait d'avoir lutté contre le courant et par l'attaque précédente, s'effondra. J'étais pressée contre son flanc et je sentais qu'il respirait encore, mais il n'était plus en état de se battre. Je le rappelai aussitôt. L'équipe s'amenuisait, nous n'allions pas tenir longtemps à ce rythme...
Sans Plouf, je me retrouvai privée de toute protection et les prunelles de givre d'Artikodin ne tardèrent pas à se focaliser sur moi. Je lâchai un juron et courus me mettre à l'abri derrière une des deux barrières de débris rocheux que Grignotte avait déjà achevées. Je me planquai derrière la plus proche, tremblante de froid. Tremblante de peur.
Je pris plusieurs inspirations puis me retournai pour suivre le déroulement du combat. Teigne était en train de prendre son élan pour sauter dans les airs. Elle imita l'action de Princesse tantôt et se servit du ventre de Pleind'Soupe comme d'un tremplin, puis bondit vers Artikodin, le poing brandi. Coup de chance ou véritable calcul de la part de la Colossinge, je ne le saurais jamais, mais en tout cas elle le toucha à l'aile gauche. Une seconde plus tard une Onde de Choc de Princesse venait frapper cette même aile. L'oiseau légendaire poussa un cri et repartit en volant un peu de travers. C'était le premier signe que les attaques de mes Pokémon avaient un quelconque effet sur lui.
- Beau travail les filles ! les félicitai-je.
La riposte d'Artikodin ne se fit pas attendre, et, ma phrase à peine finie, il plongea sur Teigne. La Colossinge sauta derrière un des monticules rocheux, évitant de justesse l'assaut de l'oiseau. Je sentis l'espoir revenir, et il me sembla qu'il faisait un peu moins froid - le pouvoir de l'imagination, sans doute. Si on continuait comme ça, on avait une chance de le mettre en déroute.
L'action suivante d'Artikodin me prit par surprise, bien qu'elle soit parfaitement logique. Il se tourna vers Pleind'Soupe et le survola d'un seul coup d'ailes, lui décochant un rayon bleuté suivi d'un puissant coup de bec. Le Ronflex tituba et bascula sur le dos, faisant trembler le sol dans sa chute. Trop lent pour esquiver, trop gros pour s'abriter derrière un des tas de gravats, il constituait une cible parfaite.
- Roooon ! beugla-t-il, avec un temps de retard comme toujours.
Artikodin ralentit et fit demi-tour, se préparant à un deuxième passage. Je rappelai Pleind'Soupe dans sa
ball avant que l'oiseau ne puisse lui faire plus de mal. Pendant ce temps, Princesse était passée en mode furie et bondissait de trou en trou. L'air crépitait sous l'effet des Onde de choc qu'elle lançait à intervalles réguliers. La plupart rataient leur cible, mais ses attaques déstabilisaient tout de même Artikodin, et c'était l'occasion rêvée pour Teigne d'en profiter.
La Colossinge devait être parvenu à la même conclusion que moi, car elle n'attendit pas mon ordre pour agir. Elle sortit de sa cachette alors qu'Artikodin passait non loin en planant, et alors que l'oiseau effectuait un écart pour éviter une énième attaque électrique de Princesse, le poing fermé de la Colossinge le percuta sous le bec avec une infinie violence. Un éclat de saphir s'en détacha et vola dans les airs. L'oiseau émit un cri rageur et répliqua par trois brutaux battements de ses ailes qui repoussèrent Teigne de plusieurs mètres. La Colossinge ne s'attarda pas et disparut à nouveau derrière un des obstacles rocheux.
Artikodin secoua la tête, avisa la disposition du terrain, et piqua sur la première cible à sa portée.
Princesse.
La Persian fut prise de court et toute son agilité et sa vitesse ne lui servirent à rien. Le terrible bec de l'oiseau légendaire la racla sur toute la longueur de son dos, tirant d'elle un feulement de douleur atroce. Elle s'effondra dans une mare de sang, à quelques centimètres seulement de l'un des abris.
- Princesse !
Ma voix éraillée cria son nom avant même que je prenne conscience d'avoir ouvert la bouche. Je la fis rentrer dans sa Pokéball en me traitant de tous les noms. Si jamais... J'avalai ma salive et baissai les yeux.
Rouge.
Je n'avais jamais été aussi heureuse de voir cette couleur de toute ma vie.
Le battement des ailes d'Artikodin revint vers moi, me rappelant que je n'étais pas tirée d'affaire. En fait, la situation était plutôt désespérée. Je me pressai contre le tas de gravats, réfléchissant à toute allure. Que faire, que faire ? Et si je rappelais Teigne et Grignotte et que je courrais me jeter à l'eau ? L'oiseau me suivrait-il ? Peut-être pas, mais c'était un coup à mourir noyée...
Un rayon de glace frappa le sol loin devant moi. Je vis Teigne bondir et abandonner sa cachette, poursuivie par Artikodin. Il n'y avait plus qu'elle et moi sur l'îlot à présent, et moins nous étions nombreux plus il était simple pour l'oiseau de nous tuer.
Sauf si... commença la petite voix de la logique dans ma tête.
Sauf si on se cachait sous terre.
- Grignotte, creuse-nous un tunnel !
Je m'étais égosillée, mais à ce stade-là, je n'en avais rien à foutre de l'état de ma voix le lendemain. Ni du rhume carabiné que j'allais sans doute me taper. Une fois qu'on serait en sécurité sous terre, Artikodin serait forcé de renoncer. Et si jamais il nous suivait dans les tunnels - chose improbable, mais qui sait -, je pourrais toujours ordonner à Grignotte de faire s'écrouler le plafond sur lui.
Un cri strident retentit soudain juste derrière moi. Je me levai d'un bond et fis volte-face, le cœur au bord des lèvres. Artikodin fonçait sur moi, un éclair de glace naissant dans son bec entrouvert. Beaucoup trop rapidement pour que j'ai le temps de réagir. L'espace d'un battement de cil, et tout serait terminé.
Mouvement flou sur ma droite. Un boulet de canon de fourrure blanche qui déboula à une vitesse incroyable...
J'enregistrai vaguement une collision brutale, suivie d'une vague de froid.
Et puis un pêle-mêle de sensations qui m'écorchèrent la peau.
Lorsque je retrouvai mes repères, je gisais au fond d'un des trous de Grignotte, le corps meurtri et la tête douloureuse. Une boule de fourrure glacée était à moitié blottie dans mes bras. Teigne. Cette stupide Colossinge trop courageuse pour son propre bien s'était jetée entre moi et le rayon bleu d'Artikodin, me sauvant la vie.
- Teigne...
Je la secouai doucement. Elle resta sans réaction.
- Teigne !
J'enfouis mon visage dans ses poils recouverts de givre et la secouai à nouveau, plus brusquement.
- Singe... protesta-t-elle faiblement en réponse.
J'exhalai un soupir et la serrai fort dans mes bras. Vivante. Amochée, trop faible pour ouvrir les yeux, sûrement au bord de l'évanouissement, mais vivante. Je sentis un sourire de dément naître sur mes lèvres.
Vivante.Je chuchotai le mot tout contre sa fourrure, savourant les deux syllabes.
Et puis une ombre nous surplomba, et la peur explosa à nouveau dans mes veines. La peur et le désespoir. Je levai la tête, me confrontant à l'inévitable. Artikodin se tenait au bord du trou, ses immenses ailes repliées le long de son corps, nous fixant de ses yeux bleus. Bleus comme la glace, bleus comme les premiers frimas de l'hiver, bleus comme la mort. Deux éclats de saphir qui me transpercèrent. Deux orbes plus froides que le zéro absolu.
Je pris une inspiration tremblante, et essayai de me redresser. Ma vision se troubla, tout mon corps hurla sa douleur. Je m'affaissai à nouveau. Mes muscles ne répondaient plus, et le poids de Teigne sur mon ventre me maintenait clouée au sol. J'aurais été incapable de bouger si ma vie en dépendait - ce qui sans aucun doute était le cas.
Une plainte s'échappa de mes lèvres gercées.
- Artikodin... bredouillai-je. Je... je suis désolée si on t'a dérangé... On ne te veut aucun mal, crois-moi...
L'oiseau demeurait immobile, et je me pris à penser qu'il comprenait ce que je racontais, qu'il allait nous laisser repartir en paix...
- On ne faisait que passer par là par hasard, continuai-je, et je m'excuse de t'avoir réveillé. Ce n'était pas mon intention...
Toujours aucune réaction. Mon cœur tambourinait comme un fou dans ma poitrine.
- Ne nous tue pas... achevai-je dans un souffle. S'il te plaît...
Son regard accrocha le mien. Sauvage. Impitoyable. Un regard qui disait 'Vous êtes des intrus, et je ne tolère pas les intrus'. Je sus alors sans l'ombre d'un doute qu'il avait décidé de nous tuer. Son bec s'ouvrit et je vis une lueur de glace briller tout au fond de sa gorge, annonciatrice du rayon mortel. C'était donc ça que l'Alakazam de Morgane avait vu dans mon futur ? Triste façon de mourir...
Je serrai Teigne fort contre moi et fermai les yeux, priant pour que ça se passe vite.
Un battement de cœur plus tard, le monde s'écroula tout autour de moi.
Je chutai dans les ténèbres, une longue descente qui se termina par une réception brutale sur le granit. Une pique de douleur me fouailla les reins et je lâchai un hurlement de douleur. J'entendis le cri rageur d'Artikodin y faire écho loin au-dessus de moi, vis une lumière d'un bleu-blanc scintiller, puis un bruit d'éboulement retentit, et ce fut le noir complet. Et le silence.
Il n'y avait plus que ma respiration saccadée et celle, sifflante, de Teigne. Je m'humectai les lèvres, tentant d'appréhender la situation. Que s'était-il passé ?
Un museau froid vint se nicher contre ma main, m'apportant la réponse.
- Grignotte ? chuchotai-je.
- Blai, répondit doucement le Sablaireau.
Un immense sourire s'étala sur mon visage.
- Tu m'as sauvé la vie, champion...
Il frotta son petit nez contre ma paume avec enthousiasme, puis vint se blottir contre Teigne et moi.
- Singe... gronda la Colossinge, qui estimait les câlins indignes de son état d'ultime guerrière.
Je me mis à rire malgré moi, mais m'arrêtai aussitôt en sentant des ondes de douleur irradier dans tout mon torse. J'avais payé cette rencontre avec Artikodin au prix fort, et je n'étais pas la seule. Nous étions tous en piteux état. Lentement, j'ôtai mon sac à dos et m'emparai de plusieurs potions à tâtons. J'en vaporisai deux sur Teigne, puis libérai Princesse et lui fis subir le même traitement. Pas facile dans le noir - il est probable que plus d'un tiers du liquide s'écoula au sol -, mais mes efforts suffirent à remettre d'aplomb les deux blessées. À ma demande, Princesse éclaira les environs d'un Flash, et je pus constater que nous nous trouvions dans un étroit boyau, trop bas de plafond pour que puisse m'y tenir autrement qu'à quatre pattes. Les parois étaient recouvertes de traces de griffes récentes : Grignotte avait fait du beau travail.
Je me contorsionnai pour appliquer le liquide bleu des potions sur tout mon dos, puis en versai également sur toutes mes écorchures. Lorsque j'eus terminé, mon stock de potions avait largement diminué, mais je me sentais un peu mieux.
- Singe ? interrogea Teigne en se grattant l'oreille.
- Ça va. Grignotte, tu peux nous guider vers la sortie ?
- Blaireau, opina-t-il.
Il tourna les talons et s'avança plus loin dans le tunnel. Je rassemblai mes cheveux en une queue de cheval sommaire puis le suivis, me mettant à ramper comme je pouvais. Teigne m'imita, Princesse fermant la marche afin de nous procurer une lumière permanente. Nous progressâmes ainsi durant deux longues heures, attendant parfois que Grignotte ait fini de creuser une nouvelle section pour nous remettre à avancer. Des cailloux me rentraient périodiquement dans les mains et je n'arrêtai pas de me cogner la tête, mais je préférais mille fois ça à un combat contre Artikodin. Je me demandais d'ailleurs ce qu'il était advenu de l'oiseau de glace. Avait-il été piégé par l'éboulement ou bien avait-il réussi à s'en tirer ? Je ne souhaitais pas sa mort, mais je n'avais vraiment aucune envie de le recroiser.
Enfin, après moult tours et détours dans le tunnel de Grignotte, la lumière du jour apparut. Je redoublai d'effort et émergeai à l'air libre en soufflant de bonheur. Nous étions ressortis de l'autre côté de la barrière montagneuse des Îles Écume, et nous trouvions juste à côté d'une petite crique. Princesse partit se rouler dans le sable tandis que Teigne scrutait la mer d'un regard attentif. Grignotte, lui, se contenta de renifler l'air marin. Quant à moi, je fis jouer les muscles de mes épaules et grimaçai en constatant qu'ils étaient toujours douloureux. Les courbatures que j'allais récolter d'ici le lendemain allaient sûrement m'achever...
L'envie de s'écrouler dans un lit moelleux me taraudait. Pour ça, il fallait déjà que j'atteigne Cramois'île. Je fis sortir Plouf de sa Pokéball et lui administrai un traitement à base de triple potion. Il s'étira de tout son long, un peu comme Princesse après une sieste, et me remercia d'un grondement.
- C'est rien, Plouf. Sans toi j'aurais terminé mes jours en tant que statue de glace sur cet îlot.
Je grimpai sur le dos de mon monstre des mers, rappelai Grignotte et Teigne à qui un voyage sur la Plouf-mobile ne disait toujours rien, caressai Princesse lorsqu'elle vint me rejoindre, puis nous repartîmes. La mer était aussi calme qu'à mon arrivée sur les Îles. Alors que nous nous en éloignions, la brume se dissipa et le soleil refit son apparition. Il se trouvait assez bas sur l'horizon, et l'horloge du Pokédex me confirma que la journée s'achevait : il était huit heures du soir. Je posai un instant la tête sur le ventre de Princesse et songeai que j'aurais pu m'endormir sur-le-champ si je n'avais pas été aussi affamée. Seulement voilà, toute la bouffe que je trimbalais avait pris la flotte et était bonne à jeter. Quel dommage pour ces délicieux petits gâteaux au chocolat que j'avais achetés à Parmanie et qui étaient à se damner... Je doutais qu'ils vendent les mêmes à Cramois'île - le vendeur m'avait clairement fait comprendre qu'il s'agissait d'une spécialité locale.
Pauvres petits gâteaux. Il faudra que je pense à acheter des sachets étanches pour stocker la nourriture, la prochaine fois...Je relevai soudain la tête, ayant cru entendre quelqu'un crier.
- Hé ! Hé, toi, là, sur le Léviator !
Je n'avais donc pas rêvé. Je regardai aux alentours et eu tôt fait de repérer une fille en maillot de bain, juchée sur un banc de sable. Sur mon ordre, Plouf se dirigea vers elle, puis baissa la tête à sa hauteur.
- Bonsoir, fis-je avec un bâillement camouflé. Je suppose que c'est pour un duel ?
Elle me lança un sourire et hocha la tête, mouvement qui fit se balancer ses couettes.
- Tout juste ! T'es partante ? J'aimerais bien tester la puissance de Pif et Paf contre ton Léviator.
- Pif et Paf ?
En réponse, elle libéra deux Pokémon : un Poissirène et sa forme évoluée, un Poissoroy. Ils se laissèrent porter par les vagues, barbotant dans les quelques centimètres d'eau là où le banc de sable sortait de la mer.
- Ne le prend pas mal, mais je pense que Plouf les écraserait, tempérai-je. Par contre Princesse se fera une joie de tester tes poissons. N'est-ce pas ma grande ?
- Persian, confirma-t-elle d'un miaulement arrogant en sautant à terre, produisant une grande gerbe d'écume.
- Comme tu veux ! répliqua la fille. Pif, entame le combat avec un Ultrason !
Le Poissirène fit onduler ses nageoires, tournoyant sur elle-même. Le crissement habituel retentit. Princesse cligna des yeux et se mit à loucher.
- Princesse, concentre-toi ! Onde de Choc !
Elle feula et resta immobile. Le Poissirène s'approcha d'elle pour tenter de lui donner un coup de corne, une attaque que Princesse esquiva sans mal. Elle répliqua dans la foulée par une Morsure, puis sortit carrément le Pokémon aquatique de l'eau et le projeta aux pieds de sa dresseuse.
- Bon, Pif a encore beaucoup à apprendre, concéda cette dernière en rappelant le Poissirène.
- Princesse, tu sais que les attaques électriques sont particulièrement efficaces contre les Pokémon de type eau ? Tu ne l'as pas encore oublié quand même ? lui demandai-je.
Elle cracha dans ma direction, puis bondit en l'air et se laissa retomber sur le flanc de façon bien peu féline. Elle demeura quelques instants allongée avant de se relever et de me fixer d'un air entendu.
- Tu n'as plus assez de force pour une Onde de Choc ? traduisis-je, pas très sûre d'avoir compris son message.
- Sian ! approuva-t-elle.
Après tout, c'était logique. Les attaques des Pokémon leur demandaient des forces, et Princesse avait tout donné contre Artikodin. Les potions avaient beau l'avoir remise d'aplomb, il lui faudrait sans doute une bonne nuit de sommeil pour vraiment récupérer.
- Dans ce cas-là tu as raison, sers-toi de tes crocs.
Ses moustaches frémirent et elle sauta sur le Poissoroy. Le Pokémon aquatique tira une salve d'ultrasons sur la Persian à bout portant, ce qui la fit trébucher. Sa mâchoire se referma sur de l'eau de mer en lieu et place de la chair du Poissoroy et Princesse but la tasse. Elle se remit sur ses quatre pattes tant bien que mal alors que le poisson nageait autour d'elle en cercle, puis vacilla, l'air toujours perdu.
- Paf, attaque Fléau, ordonna la dresseuse du Poissoroy.
Le poisson se propulsa hors de l'eau d'un seul coup de nageoire caudale et retomba lourdement sur la Persian. Les pattes de Princesse cédèrent d'un seul coup sous le poids de son adversaire. Elle s'effondra dans les vagues.
Et ne se releva pas.
Un doute terrible me prit à la gorge.
- Princesse ?
Une vague la fit rouler sur le sable de la plage. Son corps se retourna sans résistance. Évanouie ou bien... ? Je bondis à terre et courus jusqu'à elle, m'agenouillant à ses côtés dans un dérapage à moitié contrôlé. Une seconde vague la malmena ; je la recueillis doucement dans mes bras pour la stabiliser. Son flanc se souleva imperceptiblement contre la paume de ma main. Elle avait les yeux clos et respirait très faiblement. Fébrilement, je pris la plus puissante des potions dont je disposais et en versai tout le contenu sur elle. Le liquide teinta ses poils de bleu, comme si ça avait été de la peinture.
J'attendis qu'elle reprenne connaissance, qu'elle bouge dans mes bras, qu'elle émette un miaulement...
Rien.
- Mince alors, fit la voix claire de la dresseuse. Je pensais pas que le Fléau de Paf aurait autant d'effet.
- Pourquoi la potion ne marche pas ? m'entendis-je demander d'une voix éteinte.
- Des fois ça arrive. C'est mauvais signe en général. Tu devrais l'emmener au centre Pokémon de Cramois'île, ils pourront peut-être faire quelque chose.
- Plouf, l'appelai-je. Viens ici, on va la mettre sur ton dos.
- Tu ne la rappelles pas dans sa Pokéball ? s'étonna la fille.
Je lui retournai un regard vide d'expression. Non, je n'allais pas la rappeler. Parce que j'avais trop peur que si je le faisais, sa
ball ne vire au gris. Et ça, ça me tuerait.
La fille ne posa pas plus de questions et m'aida à installer les trente kilos de Princesse sur Plouf. Une fois la Persian bien calée contre moi, le Léviator fila vers Cramois'île, nageant plus vite qu'il ne l'avait jamais fait. La dresseuse et son Poissoroy ne furent bientôt plus qu'un point à l'horizon. Elle n'avait exigé aucun Pokédollar, mais c'était un bien maigre réconfort. J'aurais donné toute ma fortune si cela pouvait permettre de sauver Princesse...
Je caressai la fourrure de ma boule de poil, lui parlant à voix basse.
- Tiens le coup, ma Princesse... Je veux que tu restes avec moi, c'est compris ? T'as pas le droit de partir...
Je crus entendre un faible miaulement en réponse, mais ça aurait tout aussi bien pu être le vent. J'enfouis mon visage dans ses poils comme je l'avais fait pour Teigne.
- Reviens, s'il te plaît... Ne me laisse pas...
La Persian ne bougea pas, toujours inconsciente. J'avais envie de hurler. Elle ne pouvait pas mourir, pas comme ça. C'était absurde. Succomber face à un poisson alors qu'elle avait survécu à Artikodin, l'oiseau légendaire de la glace ? La vie ne fonctionnait pas comme ça.
Le soleil venait de se coucher lorsque Cramois'île surgit devant nous, petit bout de terre perdu au milieu de l'immensité de l'océan. Une ribambelle de maisons aux toits rouges s'alignaient le long des côtes de l'île, mais je ne leur accordai quasiment aucune attention. Il n'y avait qu'une seule chose qui m'intéressait. Une fois que j'eus repéré le centre Pokémon, je fis faire un détour à Plouf afin d'accoster le plus près possible du bâtiment. Teigne m'aida à porter Princesse jusqu'à l'intérieur, où une infirmière vint immédiatement à notre rencontre.
- Qu'est-il arrivé à cette Persian ? s'enquit-elle. Câline, amène le brancard, ajouta-t-elle aussitôt en s'adressant à une Leveinard non loin de là qui était occupée à essayer de faire avaler des pilules à un Psykokwak.
- Elle a pris un mauvais coup... murmurai-je, la gorge serrée.
La Leveinard apparut sur ma gauche, poussant un brancard devant elle. Teigne et moi y déposâmes Princesse en douceur.
- Je vous en prie, sauvez-la... fis-je d'une voix faible alors que la Leveinard emmenait la Persian dans une salle adjacente.
- Nous ferons de notre mieux, m'assura l'infirmière.
Son regard bienveillant s'attarda sur moi.
- Vous avez l'air d'avoir eu une rude journée... Allez dormir, mademoiselle.
- Mais Princesse...
- Vous priver de sommeil n'augmentera pas ses chances de survie. Ne vous faites pas de mal inutilement.
Je soupirai, avec l'impression d'avoir perdu une bataille.
- D'accord. Mais je reste sur le canapé, et dès que vous savez si... Dès que vous savez, vous venez me réveiller, négociai-je.
- C'est entendu, accepta-t-elle, puis elle se rendit elle aussi dans l'autre salle.
Je m'effondrai sur le canapé mis à disposition des dresseurs. La seconde infirmière de garde me jeta un long regard, puis reprit la tâche ardue de faire avaler ses pilules au Psykokwak. Teigne, elle, me contempla sans rien dire. Je me saisis de sa Pokéball mais la Colossinge secoua la tête, avant de grimper sur le divan à mes côtés.
- Ça ne te ressemble pas ça, Teigne... Tu sais que le concept d'attendre met en jeu une qualité qui s'appelle la patience, n'est-ce pas ?
Ma pointe d'humour cachait mal le tremblement dans ma voix.
- Singe, répliqua-t-elle en croisant les bras.
Je fermai les yeux, me calai dans le canapé et essayai de me détendre. 'Essayai' étant le mot clef de la phrase. Mon ventre était noué par l'angoisse, et ce sentiment occultait tout le reste, à tel point que mon appétit avait complètement disparu. Je me sentais vidée de toute force, et pourtant je ne parvenais pas à m'endormir. Des pensées toutes plus sombres les unes que les autres tournoyaient sans fin dans ma tête. Encore une fois, je me retrouvai à réexaminer toutes les décisions que j'avais prises, à jongler avec des 'si' et des 'j'aurais dû'. C'était comme une longue spirale de doute et de remise en question qui ne me lâchait pas.
Toutes mes erreurs et tous ceux que j'avais perdus défilaient devant mes yeux. Sous-estimer la Team Rocket... Ne pas avoir compris plus tôt que le Rocket n'était autre que Vivian... Trop sûre de moi... Et puis Ficelle, Touffu, Souris, Poilue, Poilu... Léonard. Autant de noms et autant de blessures. Celui de Princesse allait-il en constituer une de plus ?
Les minutes s'égrenèrent, se changèrent en heures. Je ne dormais toujours pas. Teigne restait silencieuse à mes côtés, veillant sur moi. Je sentais le poids de son regard, et lorsque je me risquais parfois à le croiser, ses yeux sombres demeuraient insondables. Je me demandai ce qu'elle pensait de moi. Ce qu'elle voyait en moi pour accepter de me suivre, pour continuer à m'obéir alors que je perdais sans cesse des Pokémon. Une dresseuse qui faisait de son mieux ? Ou bien une fille qui n'avait rien compris à la vie, mais à laquelle elle se soumettait par amitié ? La réponse me faisait trop peur, aussi ne lui posai-je pas la question.
La nuit s'écoula, froide et silencieuse.
Et puis vers cinq heures du matin, l'infirmière qui avait emmené Princesse revint enfin dans la salle. Elle s'approcha lentement de moi. Je braquai mes yeux sur son visage, et je sus ce qu'elle allait dire avant même qu'elle n'ouvre la bouche.
Non. Non, pas encore... suppliai-je intérieurement.
Mais la vie était cruelle, et les mots qu'elle prononça me le prouvèrent une fois de plus :
- Je suis désolée. Votre Persian est morte.
Une lueur s'éteignit en moi, avalée par l'obscurité.
- Je... d'accord. merci.
Et ce que je venais de dire n'avait aucun sens.
Merci ? Tu délires, Léa...Mais je ne parvenais pas y croire. Pas Princesse... C'était trop injuste. Et en même temps, une petite voix tout au fond de moi ne pouvait s'empêcher de clamer que j'avais été prévenue, que je savais que ça allait arriver... Oméga me l'avait clairement annoncé.
La mort dans mon futur...Il fallait que je me rende à l'évidence : il n'y avait pas d'échappatoire.
Il n'y en avait jamais eu.
Ma seule erreur avait été de croire que je pouvais me soustraire au destin.
***
- Une mort de plus. Un adieu de plus. Commences-tu à comprendre, à présent ?
Cette voix froide, encore et toujours. Je reste silencieuse.
- Voyons voir où tu en es. Répond donc à cette question : pourquoi Princesse est-elle morte ?
- Parce que j'ai été trop gentille. J'aurais dû envoyer Plouf au combat.
- Non.
La voix a énoncé ce simple mot très calmement.
- Elle était trop faible. Plus faible que mes autres Pokémon, en tout cas. Je me suis mal occupée d'elle.
- Non.
Encore ce mot. Cette même intonation. Comme une évidence.
- Elle n'a pas eu de chance. Un simple concours de circonstances aux conséquences dévastatrices.
- Non.
Troisième rebuffade.
- Alors pourquoi ? je lance hargneusement.
- C'est à toi de trouver la réponse.
Bon sang, elle est gonflée.
- Je viens de vous en donner plein ! je rétorque.
- Non. Tu m'as donné les réponses que tu pensais que je voulais entendre. Je te parle de la réponse que tu penses être juste. Celle qui parle à ton cœur. Ta réponse, pas celle des autres. Pas celle de Zack. Pas celle de Vivian. Ta réponse.
Silence.
- Alors ? me demande-t-elle.
- Rien n'arrive sans raison, je murmure.
La phrase a quitté mes lèvres sans que je sache exactement pourquoi.
- Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ? offre la voix, comme si elle testait le terrain.
- De la psychologie de comptoir, je réplique dédaigneusement.
- Mais tu comprends, à présent. Il y aura d'autres morts. C'est un fait que tu ne peux pas changer. Et leurs sacrifices seront en vain si tu n'en tires pas les leçons.
- En leur donnant un sens.
Ce n'est pas une question. La voix ne s'y trompe pas.
-Tu comprends, répète-t-elle, comme un jugement à l'encontre de tout mon être.
- Je comprends.
Et pour la première fois depuis qu'elle a fait irruption dans mes rêves, je suis d'accord avec la voix.
***
- Derrière toi, Pleind'Soupe !
Le Ronflex se retourna, mais trop lentement, et le Tentacool lui cracha son acide au visage avant qu'il n'ait pu attaquer. Je grognai d'exaspération. C'était la troisième fois que ça se produisait. Face au Pokémon aquatique qui allait et venait à la vitesse de l'éclair, le Ronflex faisait figure de pachyderme à la retraite.
Perchée sur Plouf, j'observais le Tentacool disparaître sous la surface des vagues. Il allait sûrement tenter une attaque par en-dessous. J'en fis la remarque à voix haute pour que Pleind'Soupe se tienne prêt. Nous nous trouvions dans le chenal entre Cramois'île et Bourg Palette, chenal que nous avions écumé toute l'après-midi, affrontant dresseurs comme Pokémon sauvages. Mon équipe n'était pas encore assez forte pour l'arène de Cramois'île, alors j'avais décrété une séance d'entraînement pour tout le monde. Ça, c'était la première raison de ma présence ici. La deuxième tenait en peu de mots : il me fallait un sixième Pokémon. Une visite à Bourg Palette paraissait donc toute indiquée.
C'est que la mort de Princesse n'aurait de sens que si je parvenais à vaincre la Ligue, et à cette fin une équipe complète était requise. La Pokéball de la Persian reposait désormais au fond de mon sac, en compagnie de celle de Souris et des deux Poilus. Lorsque j'aurais le loisir de le faire, après avoir obtenu les deux derniers badges peut-être, je me rendrai à la Tour de Lavanville pour les enterrer correctement.
- Ronflex ! beugla soudain Pleind'Soupe.
Il plongea une de ses énormes pattes dans l'eau. Splash. Le corps du Tentacool refit surface avec un chapelet de bulles.
- Pas trop mal joué, le gros. Un peu lent cependant.
Je le rappelai dans sa
ball, puis indiquai à Plouf de se remettre en route d'une petite tape. Le Léviator se mit à nager tranquillement vers la côte. Nous étions vraiment proches de la bourgade qui avait vu mes premiers pas à présent, et je pouvais apercevoir ma maison. Alors que nous étions presque arrivés, je remarquai une petite plage qui donnait sur un coin herbeux plus à droite. Je fis bifurquer Plouf pour m'y arrêter un moment. Il y aurait peut-être autre chose que des Tentacool par ici...
J'avais à peine fini de formuler cette pensée qu'une forme bougea dans les hautes herbes et qu'un cri retentit :
- Neuneu !
Une bestiole qui semblait constituée de lianes mouvantes s'avança vers moi. Je reconnus un Saquedeneu - j'en avais affronté un dans l'arène de Céladopole, et croisé plusieurs autres spécimens le long de la route côtière menant à Parmanie. Plouf gronda dans mon dos et le Saquedeneu se tapit aussitôt au sol en tremblant. Je m'accroupis face à lui.
- Salut, toi.
- Neu ?
- Ne t'inquiète pas, Plouf ne mord que les méchants.
Nous discutâmes un moment, et lorsque je débarquai à Bourg Palette, je disposais d'un Pokémon de plus. Le Saquedeneu, désormais surnommé Poupidou, avait choisi de m'accompagner.
- Maman ? lançai-je en entrant 'chez moi'.
- Léa, ma chérie, ma merveille d'amour ! s'exclama ma fausse mère en se levant de sa chaise d'un bond. Tu es enfin rentrée à la maison, mon petit bretzel !
Elle me serra dans ses bras avec vigueur. Je supportai l'assaut quelques secondes puis me dégageai.
- Est-ce que tu as réussi ton rêve, ma chérie ? s'enquit-elle avec un sourire tout dégoulinant. Tu as vaincu la Ligue ?
- Pas encore. Je venais juste récupérer un des Pokémon que je t'ai confiée...
Je remarquai alors que nous n'étions pas seules dans la pièce.
- Euh... je rêve ou Gonflette est en train de faire la vaisselle ?
La petite Machoc que j'avais capturé dans la Grotte Sombre s'affairait face à l'évier, jonglant avec assiettes et couverts. Elle avait même revêtu un joli tablier rose.
- Tes Pokémon m'aident beaucoup pour les tâches ménagères, affirma ma fausse mère, confirmant ainsi que je n'avais pas la berlue. Le Chétiflor s'occupe d'arroser les plantes vertes, le Miaouss fait la poussière, la Piafabec s'occupe de nettoyer la gouttière et la Fantominus débouche les toilettes.
Elle n'avait pas cité Bzzz la Concofort, mais je voyais mal comment cette dernière aurait pu participer.
- Et mes Pokémon eau ? demandai-je.
- Chez le Prof. Chen. Hé bien oui, où voulais-tu que je les mette ? se justifia-t-elle en voyant mon regard interloqué. Dans la baignoire ? Le Lokhlass à lui seul la remplissait déjà ! Non, ils sont bien mieux dans l'arrière-cour du labo.
Ce n'était pas moi qui allait dire le contraire.
Je me rendis donc chez le Prof. Chen pour saluer mes quatre Pokémon aquatiques. Ce fut Johnson l'assistant qui me guida jusqu'au petit jardin ; le prof lui-même étant temporairement absent. Il était parti assister à une conférence sur la reproduction des Pokémon à Céladopole, dixit Johnson. Dans une grande mare au fond du jardin, je retrouvai Croustibat, Nessie, Pudding et Igor. Allais-je en choisir un des quatre pour prendre la place de Princesse ? Mon regard passa en vitesse sur la Poissoroy : c'était un de son espèce qui avait tué Princesse, et même si Croustibat était absolument innocente dans l'affaire, je ne me sentais pas encore prête à lui faire intégrer l'équipe.
Nessie ouvrit de grands yeux en me voyant et émit un brame inquisiteur. Je m'approchai du Lokhlass, puis posai une main sur son long cou. À la différence de Plouf, lui n'avait pas d'écailles mais une peau caoutchouteuse et froide.
- Coucou... chuchotai-je.
Il se contenta de m'observer de son regard limpide. Je le jaugeai en silence. Même s'il semblait docile et avait clairement une classe infinie, Plouf remplissait déjà le rôle de géant des mers dans l'équipe. Pour le moment, en tout cas...
Je me tournai vers le Tentacool. Malgré mes tentatives pour le faire approcher, il demeura à l'écart, planqué au fond de la mare. Apparemment, il n'était pas d'humeur... Je n'insistai pas. Quant à Igor, il somnolait sur un nénuphar, l'air bienheureux. Je n'eus pas le cœur de le réveiller. De toute façon, je n'avais pas besoin d'un Pokémon lent : j'avais déjà Pleind'Soupe.
Je restai encore quelques temps avec ces quatre-là, puis regagnai la maison. Je pris mon temps, examinant un à un tous les Pokémon que j'avais attrapés, essayant de les imaginer à la place de Princesse. J'éliminai d'emblée les trop faibles, ceux pour qui une mise à niveau exigerait un temps dont je ne disposais pas. Ni Bzzz, ni Bouffi, ni Zozio... Le choix se ferait donc entre Gonflette, Mistigri, Bouh et Poupidou.
La petite Machoc me plaisait bien, elle avait toujours l'air enjoué et obéissait à ma fausse mère au doigt et à l'œil. Elle aida à la cuisine pour le repas du soir, puis débarrassa la table de son plein gré - chose que même moi je n'avais jamais faite. Quant la nuit tomba et que ma fausse mère s'installa devant la télévision, Gonflette lui prépara un thé vert puis le lui apporta sur un plateau. En passant près de moi, elle m'adressa un regard curieux - ce n'était pas le premier, d'ailleurs.
- Tu te demandes ce que je fais là, hein ? lui lançai-je.
- Maaa... répliqua-t-elle.
Elle fut soudain traversée de part en part par Bouh, qui lui tira la langue au passage avant de repartir à fond de train puis de disparaître dans le plafond. Niveau caractère malicieux, la Fantominus faisait fort. Lorsqu'elle n'était pas occupée à déboucher les toilettes, elle passait son temps à faire des blagues à tous les autres Pokémon. Cependant, elle ne paraissait pas du tout intéressée par ma présence, et je ne me voyais pas l'arracher à cette vie-là pour y substituer une autre remplie de combats.
Cette conclusion m'amena naturellement à chercher Poupidou du regard. Il s'était installée sur le paillasson de l'entrée et était en train de se faire arroser par Bouffi, qui de toute évidence l'avait pris pour une nouvelle addition aux plantes vertes de la maison. Le Saquedeneu poussa un petit cri satisfait et se mit à se dandiner sous l'averse. Non... Je ne l'imaginais pas non plus en sixième Pokémon.
J'avais gardé le plus dur pour la fin. Mistigri. Le Miaouss dont seule la queue était visible actuellement, car il se trouvait sous le meuble télé, en train de faire la poussière. Il ressortit quelques minutes plus tard, couverts de moutons et sale comme pas permis. Après s'être donné deux trois coups de langue, il sauta sur les genoux de ma fausse mère, lâcha un bâillement qui me fit entrevoir le fond de sa petite gorge rose, puis se pelotonna contre elle. Son ronronnement s'éleva bientôt dans la pièce, faisant concurrence à la télé.
Je baillai à mon tour. Le choix me paraissait impossible ; je ne parvenais pas à prendre de décision. Je secouai la tête, désabusée. Peut-être que demain, j'y verrais plus clair. Il était encore tôt, mais la journée d'hier avait été éprouvante, et la fatigue que je ressentais ne m'étonnait pas. Je souhaitai donc bonne nuit à ma mère en carton et montai dans la chambre qui avait vu mon arrivée dans ce monde. Au moment de me coucher, j'eus un pincement au cœur. Je dormais toujours avec Princesse collée contre moi, même depuis qu'elle avait évoluée... et cette nuit, je n'aurais aucun petit moteur à ronrons pour me bercer. Je rabattis les couvertures glacées sur moi et m'endormis bientôt, me sentant plus seule que jamais.
Vers le milieu de la nuit, je fus rejoint par une petite boule de poil : Mistigri s'était aventuré dans la chambre. Il se pelotonna tout près de ma tête, émettant de doux ronrons. Je le gratifiai d'une caresse ou deux, et me rendormis en songeant que ce n'était pas pareil.
Au petit matin, je dis au revoir à ma fausse mère et repartis vers Cramois'île, toujours avec cinq Pokémon. Le sixième se devait d'être une évidence à mes yeux, et cette évidence n'avait pas eu lieu.
Tant pis, raisonnai-je.
Je vais quand même tenter d'obtenir le septième badge aujourd'hui.Le destin devait avoir le sens de l'humour, car lorsque je me présentai devant l'arène je découvris un écriteau sur la porte qui proclamait : 'Fermée temporairement, revenez demain'. Je réprimai un grognement. Du bon côté des choses, cela me faisait un jour de plus pour s'entraîner. Et je savais exactement où : la veille, j'avais repéré une vieille bâtisse en ruines qui se trouvait à l'écart des habitations et qui avait l'air mystérieuse à souhaits. De hauts murs de pierre l'entouraient, mais le fait qu'ils soient écroulés en certains endroits me faisait penser que plus personne n'habitait la propriété depuis quelques années au moins. Le portail de fer forgé était par ailleurs rongé par la rouille, et plus important, grand ouvert.
Je suivis le petit chemin de terre qui menait jusqu'au manoir, puis montai les marches du perron. Le bois grinça sous mon poids. La porte d'entrée, peinte en bordeau et décorée de plusieurs entrelacs de métal, était entrebâillée de quelques centimètres. J'allai la pousser davantage lorsqu'elle s'ouvrit en grand, révélant quelqu'un de bien connu.
- T'es encore en retard.
Un demi-sourire se dessina sur mes lèvres.
- Zack...
***
Princesse avait huit niveaux de plus que le Poissoroy, un tout petit moins que la moitié de sa vie restante, et le Fléau critique lui a tout enlevé...
Bon sinon, Zack est de retour, et il va squatter pour tout le chapitre suivant aussi. ^^ Mais ça ce sera sûrement en 2013. Passez de bonnes fêtes tous !Équipe actuelle :

Salade

Teigne

Grignotte

Plouf

Pleind'Soupe
Cimetière :

Ficelle

Touffu

Souris

Poilue

Poilu

Princesse