2-3 : En flagrant délice...
Trouver la maison n'avait pas été difficile ; c'était la plus large demeure de Lavandia. Ses murs en pierre ancienne étaient recouverts par de longs entrelacs de lierre, des fleurs jaillissaient à ses fenêtres, et la propriété était encerclée par un portail en fer forgé qui tourna sur ses gonds sans le moindre gémissement. Un petit chemin menait à la porte d'entrée ; après avoir posé sa bicyclette à l'entrée du domaine, David l'emprunta, poussé par une curiosité de plus en plus dévorante. Une éclaircie avait traversé les nuages et un mince rayon de soleil caressait les flancs de la maison, lui conférant un air étrangement solennel. L'adolescent resta planté sur le perron un long moment, les yeux rivés sur la demeure, le coeur jouant au tambour dans sa poitrine. Il ne savait pas quels secrets recelaient ces pierres grises et brunes, mais il sentait que son existence était sur le point de connaître un nouveau basculement, après tant de mois d'inertie...
Sortir de l'appartement avait été si simple qu'il s'était longuement demandé pourquoi il ne l'avait pas fait plus tôt. Un bref instant, il avait cru qu'on le dévisagerait, dans la rue, et qu'on le reconnaîtrait sans peine, mais personne n'avait fait attention à ce garçon maigre comme un clou et blanc comme les astres qui pédalait férocement dans les rues de Poivressel. Les mèches de cheveux qui tournoyaient devant ses yeux, le chant du vent contre ses oreilles et l'air frais qui emplissait ses poumons l'avaient empli d'un sourd ravissement, et il avait été tenté plus d'une fois de pousser un cri de victoire pour cette première sortie depuis des lustres -mais il n'avait pas vraiment eu envie de finir au fond d'une cellule capitonnée, aussi s'était-il tenu aussi silencieux qu'à son habitude. Ce n'était pas vraiment le moment de se faire remarquer !
Il avait cru que l'effort de son trajet le rendrait aussi rouge et haletant qu'un Lamantine qui se serait essayé à faire des pompes, et sa propre endurance l'avait surpris. Les gènes inconnus qui palpitaient dans ses veines avaient une certaine utilité...
Il resta encore quelques instants devant la porte, puis se décida à lever le bras et à abattre son poing sur le panneau de bois pour signaler sa présence.
BAM ! BAM ! La porte s'entrebâilla sous les assauts répétés de sa main, mais il ne cessa pas de frapper pour autant. BAM ! BAM ! Un bref instant, il crut, non sans horreur, que la bâtisse était abandonnée, et puis...
-Pardonnez-moi d'avoir mis longtemps à arriver, j'étais en train de préparer du thé et il ne fallait pas que l'eau déborde... dit soudainement une voix douce, et il apparut alors dans l'embrasure de la porte une vision qui laissa David muet de stupeur.
C'était une fille. Elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que lui, de quelques années tout au plus, et elle semblait tout droit sortie d'un autre monde. Un monde de beauté et de douceur, comme ces petits mondes enfermé dans les boules à neiges que l'on vendait à Noël et que l'on posait rêveusement sur sa cheminée pour les observer les longues soirées d'hiver...
Elle avait de longs cheveux bruns qui tourbillonnaient sur ses épaules en vagues brillantes, des yeux verts ronds et curieux, un teint d'ivoire, une robe longue très échancrée qui épousait élégamment les courbes de son corps sculptural, et un sourire poli qui illuminait le bas de son visage finement dessiné. Elle tenait un théière fumante dans une main, et un Skitty avec un collier de velours autour du cou miaulait à ses pieds.
-Doucement, Sweety, murmura-t-elle au Pokémon, voyant qu'il essayait de se glisser jusqu'à David pour le renifler. Pardonnez-le, il est un peu trop curieux. A qui ai-je l'honneur ? ajouta-t-elle en levant les yeux vers l'adolescent, le noyant dans son regard bleuté.
Elle paraissait surprise, mais aucune animosité ne brillait dans ses prunelles.
David eut de mal à rassembler ses mots. Il ne savait pas quoi dire. Il s'était presque attendu à voir arriver Matt, ou Johanna, ou n'importe quel visage connu, qui l'aurait chaleureusement salué pour l'un et rabroué pour sa tenue pour l'autre, et tomber nez-à-nez avec cette ravissante étrangère le laissait totalement déboussolé. Elle semblait n'avoir aucune idée de son identité, et elle attendait qu'il parle, patiemment, le prenant probablement pour un fou. Il hésita à faire volte-face et à s'enfuir de là en courant, mais il se souvint que c'était Matt qui lui avait conseillé d'aller la voir, et qu'il pouvait avoir confiance en la parole du scientifique...
-Je m'appelle David Hunter, dit-il finalement.
La jeune fille ouvrit la bouche, mais aucun son s'en sortit. Dans ses yeux, la stupeur succéda à la surprise, et elle devint brusquement pâle comme de la craie. David crut un bref instant qu'elle allait s'évanouir, mais elle se reprit vite et un nouveau sourire vint fleurir sur ses lèvres.
-Pardonnez-moi, je ne m'attendais pas à vous... à te trouver ici... C'est donc toi, David Hunter...
-Oui, fut tout ce qu'arriva à articuler le garçon, étonné par le trouble de la jeune fille. Vous... savez qui je...
-David Hunter... Ooooh, si j'avais su que tu viendrais aujourd'hui, je t'aurais préparé un meilleur accueil ! Sweety, rentre à la maison au lieu d'importuner le jeune homme. Entre aussi, David... puis-je t'offrir un thé ?
***
Des volutes de fumée s'échappaient de la surface lisse et noire qui clapotait contre les parois de porcelaine blanche. David tambourinait nerveusement contre l'anse de sa tasse, sous le regard paisible et bienveillant de l'inconnue. Assis face à face dans le salon de sa vaste demeure, ils buvaient doucement leur breuvage sans rien dire, échangeant parfois des regards impénétrables.
David se sentait perdu, bien plus que lorsqu'il était parti de chez Irwin. Il s'était attendu à trouver ici des réponses, mais un nouveau flot de questions s'était déversé sur lui sans prévenir, comme une vague brûlante... et elles avaient beau se bousculer dans sa bouche et rouler sur sa langue, aucune ne parvenait à franchir la barrière des ses lèvres.
-Je fais mon thé à partir des baies que je cultive moi-même dans le jardin, expliqua la jeune fille, rompant le silence qui s'était tissé entre eux.
Cela ne l'intéressait pas, mais David hocha néanmoins la tête.
-J'ai tendance à dire qu'il réchauffe le coeur, en même temps que le corps. Mais d'après ma petite soeur, ce ne sont que des blabla idiots qui servent à se donner l'air faussement sage.
David ne pouvait pas lui donner tord, mais il conserva un air impavide.
-Je savais que tu allais venir, un jour ou l'autre, David. Tu dois te poser beaucoup de questions, ajouta-t-elle, après avoir longuement touillé dans sa tasse avec sa petite cuillère. C'est le Dr Keyes qui t'a donné mon adresse ?
-Oui.
-Alors tu n'as pas oublié, Matt... murmura-t-elle doucement.
Un nouveau silence succéda à ses paroles.
-C'est un homme bien, finit par dire David, pour dire quelque chose.
Un sourire triste naquit sur le visage de la fille.
-Oui, un homme bien, répéta-t-elle en soufflant sur son thé.
-Comment le connaissiez-vous ?
-J'ai été en contact avec lui, par le passé. Il m'avait beaucoup parlé de toi. Je sais ce qu'ils t'ont fait, et quels gènes tu portes en toi...
-Ca ne... heu...
-Ca ne me dérange pas. Je sais bien que tu n'es pas un monstre, même si tu as de l'ADN de Zigzaton en toi !
-Vous connaissiez Saigo ?
-Mes parents y ont travaillé. Ils ont beaucoup contribué à leur projet de... d'hybridation, avant de tout arrêter, au vu des résultats catastrophiques de leurs expériences. Ils n'étaient pas les seuls, d'ailleurs, beaucoup de scientifiques de Saigo ont démissionné en masse après leurs multiples échecs.
-Et à la fin, il ne restait plus que quatre personnes... acheva David.
-Oui. Tu connais l'histoire, n'est-ce pas ? Tu sais ce qui est arrivé aux autres... cobayes.
-Ils sont morts.
La jeune fille soupira.
-Malheureusement, oui. Mes parents ont été bouleversés par tout cela et ont décidé de couper les ponts avec le Centre Expérimental, et de partir travailler ailleurs. Après leur démission, ils n'en ont plus jamais reparlé. Mais moi, je suis restée en contact avec le Centre. J'étais devenue amie avec l'une de leur cobaye... elle s'appelait Alice.
David avala sa gorgée de thé de travers et manqua de s'étouffer. La jeune fille s'empressa de se pencher vers lui pour lui tapoter délicatement dans le dos, essuyant le liquide qui coulait à la commissure des ses lèvres à l'aide d'un petit mouchoir en papier. Lorsqu'il reprit un souffle normal, il constata qu'une tache de thé noircissait désormais la robe de son hôte.
-Désolé, marmonna-t-il.
-Ce n'est rien, sourit-elle. Fais attention, je ne voudrais pas que tu t'étouffes ! Pas après que tu sois venu jusqu'ici.
Puis elle reprit, plus sérieuse :
-Je te disais donc que j'étais devenue amie avec jeune femme nommée Alice, elle avait quelques années de plus que moi et était aussi la petite amie de Matt Keyes. Lorsqu'elle est... morte...
Elle battit plus rapidement des paupières.
-... Pardonne-moi... donc, lorsqu'elle est morte, j'ai haï le centre. De toutes mes forces. J'ai essayé de l'oublier, moi aussi. Jusqu'à ce que je revois Matt Keyes, par hasard. Nous nous connaissions bien, tous les deux, grâce à Alice. Il m'a avoué y travailler, désormais, et m'a alors parlé de toi. Il m'a annoncé sa décision de tout faire pour te protéger et t'éviter le destin funeste de tes prédécesseurs, et m'a alors fait promettre que si jamais il arrivait quelque chose, quoi que ce soit, je pourrais m'occuper de toi.
-Vous occuper de moi ? répéta David en fronçant légèrement les sourcils. Je n'ai pas besoin d'une nounou...
-Bien sûr ! admit-elle en réprimant un nouveau sourire. Ce n'est pas cela qu'il voulait dire. Il voulait dire que si jamais tu te retrouvais lâché dans la nature, sans repère, sans rien, comme maintenant, je puisse être là pour t'aider à trouver un chemin... lorsque j'ai appris l'explosion de cette salle de congrès à Poivressel, ainsi que ta disparition, je t'ai attendu. Je savais que ne viendrais pas immédiatement, car les autres scientifiques connaissaient mon existence et surveillaient ma maison, mais en n'ayant aucune nouvelle de toi au bout de trois ans, j'en était venue à croire qu'il t'était arrivé quelque chose de grave, et que j'avais failli à ma promesse... mais tu es là, en chair et en os ! Tu ne peux pas imaginer à quel point je suis heureuse que tu sois venu frapper à ma porte, David Hunter !
Et pour appuyer ses paroles, elle se leva de son siège, vint se placer à côté de lui et l'enveloppa entre ses bras dans une curieuse étreinte, à la fois tendre et mêlée d'un étrange sentiment d'abandon. David ne réagit pas, trop surpris par le contact de ce corps chaud et rassurant qui se pressait contre le sien, et il garda les bras le long du corps, raide comme un piquet, le visage écarlate et se sentant parfaitement ridicule. Lorsqu'elle le relâcha enfin, il inspira de grandes bouffées d'air frais pour que sa température corporelle cesse d'atteindre des degrés volcaniques, et il eut envie de se gifler.
Elle le contempla en silence, le sourire aux lèvres.
***
-Vous vivez seule ? demanda David, tandis qu'ils traversaient une allée bordée de curieuses plantes aux branches débordantes de baies rouge vif.
La jeune fille avait insisté pour qu'ils continuent leur conversation dans le jardin d'hiver de la demeure, visiblement désireuse de prolonger sa visite en lui faisant explorer le moindre recoin de la large bâtisse. David avait hésité, songeant qu'il avait assuré à Irwin qu'il rentrerait tôt, mais il n'avait pu refuser, et elle l'avait entraîné dans une immense serre écrasante de chaleur en le prenant par la main. Elle ne l'avait pas lâché, et ses doigts fermement enlacés autour des siens le perturbaient étrangement. Mêlés aux parfums étourdissant des plantes et aux vagues de chaleur qui lui enserraient le crâne comme un étau, il avait l'impression que son cerveau était réduit à l'état de chewing-gum et dérivait lentement dans sa boîte crânienne...
-Oui. Mes parents travaillent à Kanto. Ils m'ont laissé cette maison. Ils ont beaucoup d'argent, avec leur travail... je n'ai pas besoin de grand-chose. Je suis majeure, tu sais, je peux m'occuper toute seule. Ils m'envoient des lettres, de temps à temps. Ils sont toujours dans la science, mais aucun rapport avec les expériences entre les humains et les Pokémons !
David ne répondit pas. Sa compagne lui adressa un regard en coin et, remarquant son trouble, accentua la pression qu'elle exerçait sur sa main.
-Je suis désolée, je ne voulais pas te refaire penser à ça...
-Je ne connais pas votre prénom, dit-il en même temps.
Ils se regardèrent, surpris, et elle eut un bref rire.
-C'est vrai, j'ai oublié de me présenter ! Que je suis bête, des fois ! Je mériterais des claques. Appelle-moi Violette.
-Violette...
C'était un joli prénom, mais David préféra garder cette réflexion pour lui.
-Vous travaillez dans les plantes ? ajouta-t-il en fronçant légèrement le nez, incommodé par les parfums floraux qui se déployaient autour de lui et qui le prenaient à la gorge.
-On peut dire ça comme ça. Je fais des études de pharmacie, je ne suis qu'en première année mais j'adore ça ! Tu sais ce que tu aimerais faire, toi ?
-Pour le moment, je ne peux pas faire grand-chose...
-Mais... quant tout cela sera... terminé ? Tu as des idées, des projets ?
-Non...
-Ce n'est rien. Tu as encore le temps d'y penser ! Mais tu sais... Tu devrais essayer la pharmacie, toi aussi. C'est un monde fascinant ! Je suis sûre que ça te plairait !
David acquiesça, peu convaincu. L'odeur des plantes et de la terre devenait de plus en plus forte, à telle point qu'elle en était suffocante. Il avait l'impression que quelque chose cognait derrière son front, mais il s'efforçait de ne pas le montrer à son hôte qui semblait heureuse de lui montrer cet endroit. Elle lui désignait des fleurs en les commentant, débitait des noms latins d'un air expert, parlait des meilleures baies pour préparer son thé, mais sa voix lui paraissait de plus en plus lointaine, elle se répercutait en échos confus contre ses tympans...
-David ? finit par demander la douce voix de Violette, mais il l'entendait mal, comme si on avait enfoncé du coton dans ses oreilles. Tu vas bien ? Tu es tout blanc... David ?
Il crut sentir les doigts de Violette se délier des siens, puis ses bras entourer son corps pour le soutenir. Sa silhouette s'encastrait difficilement dans son chant de vision, et les traits de son visage s'étiolaient en un curieux flou artistique.
-David ! Tu m'entends ?
-Violette... fut tout ce qu'il parvint à murmurer, et puis plus rien.