Chapitre unique.
Par une journée d'été comme celle-ci, rien n'était plus agréable que les embruns frais et salés de la mer. Ils fouettaient son visage après être retombés en pluie fine sur le pont. De plus, aujourd'hui était un jour à marquer d'une pierre blanche, un jour incontestablement unique.
Car oui, il allait retrouver le père de la mer, Kyogre. Ce créateur des temps oubliés, un Pokémon qui avait bravé les âges dans sa forteresse sous-marine. Une fois le site de repos déniché, il aurait tôt fait de partir à son encontre et de l'observer par lui-même.
Tout comme son père désormais admis aux urgences, Alfred souhaitait percer le mystère du monstre océanique, comprendre le pourquoi du comment. Il sentait que, s'il ne le faisait pas, un poids demeurerait sur ses frêles épaules.
Non pas qu'il fût particulièrement faible. Mais des années de recherches passées majoritairement dans les bureaux n'avaient pas aidé à ciseler sa carrure. Au détriment de son corps, il avait préféré développer son cerveau. Il n'éprouvait pas le besoin de se pavaner devant les autres en roulant des biceps, seule la volonté de tout savoir l'animait.
Alfred ne supportait pas l'ignorance, encore moins quand il y était sujet. Ne pas être en mesure de répondre à telle ou telle question le mettait dans un état de rage incontrôlable. Il haïssait cette sensation de faiblesse plus que n'importe quoi d'autre au monde.
Aussi n'avait-il pas hésité à monter une expédition en puisant dans ses propres économies pour retrouver Kyogre. Le bateau sur lequel lui et l'équipage voguaient avait coûté les yeux de la tête, de même que le sous-marin accolé au vaisseau. Mais il s'en moquait, car il avait fait la promesse à son père de poursuivre cet unique objectif. En âme et conscience, il ne pouvait que tenter de la respecter.
La coque fendait l'eau dans un roulement de vagues apaisant. Alfred aimait le grand large. Il pouvait demeurer des heures, perdu et songeur, à contempler son immensité bleue. Sous ses yeux tout aussi océaniques, la mer reflétait la surface d'un monde inexploré et intrigant. Un monde qu'il comptait bien découvrir.
- Monsieur, nous approchons d'une zone à risque ! l'avertit un homme à sa droite en scrutant l'horizon.
A son tour, Alfred se pencha sur le bastingage de la proue et plissa les yeux. Au loin, une masse nébuleuse s'enroulait comme un serpent grisâtre dont les sifflements leur parvenaient très nettement malgré la distance. Pas de doute, le navire se dirigeait droit vers une tempête.
Bientôt, la houle se joignit à l'intempérie proche et ébranla le bateau, tirant l'équipage de sa torpeur. Les membres s'agitaient, s'affairaient aux commandes tandis qu'Alfred observait avec défi l'horizon. Enfin, il atteignait son but.
Derrière lui, il vit le barreur mener fébrilement l'appareil. Ce n'était pas bon signe mais Alfred n'y prêta attention qu'un court instant.
- Ça passe ou ça casse, se dit-il pour lui-même. Kyogre est forcément dans les parages pour qu'une tempête soit localisée à ce point. Attends-moi, j'arrive ! ajouta-t-il à un Kyogre invisible en serrant le poing, son visage losangé arborant un sourire.
Quelques minutes plus tard, de violentes bourrasques soufflèrent en menaçant l'équilibre du bateau. Il venait manifestement d'atteindre l'épicentre de la tempête. Parallèlement à cela, Alfred se sentait excité à l'idée de trouver Kyogre et de concrétiser plusieurs années de travail.
Oui, son repaire était proche, tout proche...
* * * * * * *
Alfred essora ses cheveux frisottés d'un brun terne et s'ébroua, trempé. Leurs réserves d'oxygène étant limitées, il se força à respirer le plus lentement possible. Des bips sonores retentissaient de temps à autre. Alfred s'amusa à détailler le tableau de commandes du sous-marin et à observer le pilote taper sur le clavier. C'était un système d'une performance époustouflante qui attisait sa curiosité, sa soif de connaissance. Jusqu'alors, il n'avait jamais porté son intérêt sur la chose, mais il se promit d'y penser plus tard.
Le contexte ne se prêtait cependant pas à ce genre de petites réflexions. L'immersion avait été plus périlleuse que prévu et, maintenant encore, le sous-marin se trouvait ballotté par les courants. L'exploration serait vraiment plus compliquée qu'il ne l'avait supposé.
- Incline de dix degrés Bryan, disait le copilote en relevant un interrupteur d'un air machinal.
- Effectué, ajoutait le dénommé Bryan en imprimant un mouvement à l'engin.
- Vous devriez vous reposer Monsieur, remarqua un troisième collaborateur en tendant un verre d'eau à Alfred. Le trajet risque d'être encore long si vos tracés sont exacts.
Alfred tiqua un instant puis répondit d'un ton poli :
- Mes calculs et donc mes tracés sont toujours exacts, Philippe. Mais je vais suivre votre conseil, il faut que je réfléchisse. Bonne manœuvre.
Et, sous les salutations de ses compagnons, il s'éclipsa pour rejoindre sa chambre, une pièce métallique et exiguë ne comprenant qu'un lit double et une table. Ce n'était pas un luxe mais il s'en passait bien, habitué qu'il était aux douleurs lombaires et aux torticolis conséquents à ses soirées de travail.
D'un bond, Alfred rejoignit le lit du haut et se prélassa sur le matelas. Son regard se porta alors avec insistance vers le plafond, comme à chaque fois qu'il songeait.
Il en avait vécu des choses en explorant les mythes de Hoenn avec son père. Suite à la mort prématurée de sa mère, il avait su trouver une sorte d'équilibre en parcourant l'océan. Et pourtant, il avait l'impression que quelque chose manquait fatalement. Peut-être la rencontre de Kyogre comblerait-elle ce manque ?
* * * * * * *
Quand il sommeilla, Alfred ne le sut jamais. En revanche les secousses monstrueuses du sous-marin eurent tôt fait de le réveiller. Et surtout de l'éveiller. L'éveiller à une peur nouvelle.
Et s'il sombrait avec l'appareil sans pouvoir tirer au clair les secrets de l'océan ? Et si, au lieu de le parcourir, il se retrouvait à en tapisser le fond comme un vulgaire sédiment ?
A cette pensée, Alfred frémit d'horreur et d'indignation. Quelle honte ce serait de finir ainsi !
Sur le pied de guerre, il descendit du lit en manquant de tomber et courut à la renverse dans les couloirs. Chaque secousse l'envoyait douloureusement contre un mur mais peu lui importait. Enfin, il arriva à l'improviste dans la salle des commandes, échevelé, et hurla :
- Bon dieu, mais que se passe-t-il ?
- Dites donc, c'est le branle-bas de combat, commenta Bryan sans un regard en arrière, les yeux rivés sur le radar.
- Ce n'est rien de bien inquiétant, expliqua Philippe en tendant vers Alfred une main rassurante. Visiblement, nous avons été happés par un puissant courant marin. S'il y avait eu des reliefs proches, la situation aurait été grave. Mais là, ce n'est pas le cas, alors ne vous en faites pas. Nous allons nous en tirer.
Peu enclin à le croire tant il était sceptique, Alfred tapa du pied nerveusement avant de rejoindre un siège vide et de s'y installer. Bouclant la ceinture de sécurité autour de sa taille, il lança d'un ton acerbe :
- Et je suppose que vous avez souvent eu affaire à ce type de danger ?
- Oui, et c'est bien pour ça que vous nous avez engagés, rappela Philippe en lissant sa barbe rousse avec amusement. Je vous l'ai dit : pas d'inquiétude à avoir. Patientez et tout marchera comme sur des roulettes.
C'est ce moment que choisit un fracas épouvantable pour jeter à nouveau la discorde :
- Et là, c'était quoi exactement ? marmonna fébrilement Alfred. Je ne crois pas qu'un simple courant puisse faire ça !
- Effectivement... admit Philippe en fronçant les sourcils.
- QUOI ? s'étrangla Alfred en manquant d'arracher le siège de son socle.
Un concert de rires tonitruants suivit sa réaction et Alfred finit par comprendre amèrement que les hommes jouaient avec ses nerfs.
- Ah, ah, ça vous amuse, maugréa-t-il d'un ton cinglant. Vous aussi vous auriez peur si vous ignoriez tout des sous-marins.
- Allez, déstresse ! lâcha Bryan en réprimant un nouveau fou rire. Les turbulences ne sont pas une fatalité, bien au contraire, faut juste...
Plus vigoureux que tous les autres, un choc ébranla le sous-marin et tira une énième grimace à Alfred. Il commençait à douter sérieusement de la compétence de ses collaborateurs...
- Tiens donc ? fit Bryan, interloqué. Le radar détecte une masse importante qui se rapproche. Un banc de Tentacool, éventuellement ?
- Je l'ignore, admit Philippe en jetant un regard curieux sur le moniteur. A cette profondeur, ça m'étonnerait quand même beaucoup, ils aiment la surface... Mais attends, ajouta-t-il en ouvrant des yeux horrifiés, ça approche vite !
Pris d'une idée soudaine, Alfred s'apprêta à parler. Il fut cependant mis en échec par les protestations du copilote envers Bryan :
- Vite, vite ! Bouge, on ne va pas réussir à l'éviter ! BOUGE !!
Il y eut un grondement perçant tandis que les hommes se trouvaient projetés en tous sens. Au milieu ce charivari indescriptible, Alfred aperçut derrière un hublot un œil jaune et immense qui les fixait intensément. L'univers lui parut tenir dans cette seule prunelle aux reflets d'or. Un sentiment d'allégresse comme de terreur s'empara alors de sa conscience et il demeura momentanément incapable de comprendre quoi que ce soit. Tout ce qu'il savait, c'est qu'IL était face à lui et l'observait.
Puis ce fut l'enfer liquide, le néant.
* * * * * * *
Plus loin devant lui, une plage de sable blanc et fin s'étendait interminablement. Quelques coquillages jonchant le sol attirèrent son attention et il s'amusa un instant à plaquer l'oreille contre l'un d'entre eux. Évidemment, il n'entendit rien, ce qui le contraria fortement.
Voilà, encore une fois, il brisait les idées reçues. Dommage. Au moins il avait la vraie mer à disposition. Une silhouette d'un bleu profond jaillit alors de la surface ridée et lui arracha un sursaut. Était-ce lui ?
Une queue imposante fouetta l'eau avec férocité puis disparut. Incrédule, il se jeta à la mer et nagea vers le dernier point d'apparition du Pokémon, avalant de l'eau salée et crachotant...
- Vous pensez qu'il s'en remettra ?
- Sans aucun doute, même s'il a eu beaucoup de chance d'en réchapper...
Le réveil fut brutal. Beaucoup trop. Alfred ouvrit les yeux et une myriade de points lumineux explosèrent devant ses pupilles. Il cligna des paupières et les frotta en gémissant, aveuglé par cette luminosité brutale. Chaque centimètre de peau le faisait atrocement souffrir, comme si on l'avait flagellé méthodiquement.
- Ah, je vois que votre fils reprend connaissance, je vais donc vous laisser entre hommes, annonça une voix féminine.
Alfred entendit quelques pas précipités puis un claquement de porte que l'on refermait. Enfin, avec l'impression que sa colonne vertébrale allait se rompre, il tourna la tête à gauche.
Ce fut comme se contempler dans un miroir avec vingt années de plus. Alfred ouvrit la bouche et la ferma sans succès. Puis il parvint à articuler :
- Papa ? Comment ça se fait...
- Tu es aux urgences, tout comme moi ! répondit l'homme à demi enveloppé de plâtre qui reposait dans le lit voisin. On m'a dit que des joggeurs t'avaient trouvé inconscient sur la plage d'Algatia. Selon les rapports, le sous-marin dans lequel tu te trouvais a été complètement détruit, il n'en reste que des débris. C'est miraculeux que tu en aies réchappé.
- Et les hommes qui m'accompagnaient ? demanda Alfred en sentant un nœud serrer sa gorge.
En voyant son père hocher sombrement la tête, il éprouva une peine indicible pour ces malheureux qui avaient accepté de faire le voyage avec lui.
- Aucun n'a survécu. Tu es le plus chanceux de tous.
Un lourd silence tomba entre eux, seulement ponctué par le bip sonore des cardio-fréquenceurs. Au bout d'un long instant de réflexion, le père d'Alfred demanda avec un enthousiasme presque déplacé :
- Alors, toi aussi, il t'a envoyé paître ? Est-ce que tu l'as vu ?
- Oui papa, déclara Alfred sans dissimuler son euphorie soudaine. Je l'ai vu. C'est comme si j'avais contemplé le monde dans son œil. C'était étrange et profond en même temps. Le pire, c'est que je crois que c'est lui qui m'a sauvé. Je ne vois pas d'autre explication. Peut-être que je remettrai ça une fois remis, qui sait...
- Tu serais bien fou de vouloir retenter l'exploit, remarqua son vis-à-vis. Mais dans ce cas, tu serais exactement comme ton cinglé de père, ajouta-t-il en gloussant.
En dépit des contrariétés, Alfred parvint à sourire. Il avait vu le divin, le père de la mer.