A l'aube du pouvoir (T.1) de Raishini

L'hébétude de Jérémie fut grande. Hyde, ici ?

Suite à cela, l'hélicoptère perdit de l'altitude et se posa en douceur, sans osciller. Peu à peu, la rotation des hélices et leur bruit caractéristique cessèrent. Hyde débarqua alors que la pale supérieure s'immobilisait tout juste. Son expression était fiévreuse, comme si les deux derniers jours avaient été particulièrement pénibles pour lui.

Au même instant, des personnes pointèrent le nez dehors et scrutèrent les alentours. Lorsqu'elles aperçurent Hyde, elles s'ourlèrent d'un sourire et l'acclamèrent durant sa marche. L'inspecteur, plus que surmené, paraissait désabusé. Des cernes violacées se dessinaient sous ses paupières tombantes et il marchait en claudicant, presque comme un automate déréglé.

- Que... commença Jérémie.

Une colonne d'eau le fit taire en formant un dôme autour de lui et Ratchet, sans toutefois chercher à se refermer sur eux. Impassible, Hyde fendit cette muraille translucide dans un crépitement de cascade et accorda à Jérémie un soudain clin d'œil.

- Ne tentez rien, c'est surtout pour couvrir notre conversation et donner l'impression aux habitants que je remplis mon rôle, expliqua-t-il en voyant Ratchet s'armer d'une sphère enflammée. N'oubliez pas que je suis l'Inspecteur en Chef d'Orowind. Mais n'ayez pas peur, je suis votre allié. Je sais que vous êtes du bon côté.

- Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir intercepté le pseudo prêtre ? rétorqua Ratchet en soufflant d'un air dédaigneux.

- Salomon Neisseyria, tu veux dire ? détailla Hyde en se grattant le front. Dans son état, je ne pense pas qu'il puisse nous échapper longtemps. D'autre part, j'ai plus urgent à faire en ce qui vous concerne. Et troisièmement, mon indécrottable copilote a jugé préférable de ne pas me signaler sa présence, allez savoir pourquoi. Pour ma part, j'étais bien trop occupé à manœuvrer l'hélicoptère pour remarquer ce qui se passait en bas. Mais je me mettrai à la poursuite de Salomon dès que j'aurai fini de vous parler, soyez-en sûrs.

Sceptique, Ratchet croisa les bras et lui adressa un regard calculateur :

- Comment être certain de ce que vous avancez ?

- Et bien commençons par là, si tu veux, répondit Hyde en gloussant. A ton avis... qui t'a sorti de la cuve d'eau dans laquelle tu barbotais bien gentiment ?

Ces propos eurent le don de calmer les ardeurs de son vis-à-vis, qui décroisa les bras et parut étonné :

- Alors c'était vous ?

Sa méfiance avait fait place à une incrédulité naïve qui fit rire Hyde de plus belle. Ce dernier confirma et reprit, parlant cette fois à Jérémie :

- Quant à toi et ton ami, qui croyez-vous être à l'origine de l'eau qui vous a sauvés de l'attaque de Sulfura ?

- C'était vous aussi ? répéta Jérémie en ouvrant la bouche, et cela le fit sourire à son tour.

- Voilà, maintenant que les bases sont posées, je pense que l'on peut aborder le sujet essentiel : votre apprentissage.

A nouveau, les propos de l'homme soulevèrent des sourcils interrogateurs. Les questions muettes fusaient. Hyde se hâta de clarifier la situation pour ne pas perdre ses jeunes interlocuteurs :

- Oui, votre apprentissage, en somme le chemin qui vous mènera à la maîtrise complète de vos pouvoirs. Vous n'êtes pas sans savoir que vos ennemis, les autres Pokéman comme les Orokami, sont puissants. Étant moi-même un Orokami - le troisième plus fort à vrai dire -, je peux vous certifier que la force de chacun d'entre eux et celle de leur Pokémon sont démesurées. Or, il apparaîtra vite que vous ne pourrez rien contre eux si vous restez les débutants que vous êtes. Il va falloir progresser.

Les deux garçons s'entre-regardèrent, mutuellement conscients de leur faiblesse. Du moins, Jérémie l'était-il. Après, restait à savoir si Ratchet serait suffisamment humble pour l'admettre lui aussi. Quoiqu'il en fût, Jérémie ne trouvait pas d'arguments convaincants pour réfuter les dires de Hyde.

- Vous avez la chance d'avoir devant vous quelqu'un qui a déjà été un Pokéman, reprit l'homme sans toutefois laisser transparaître une once de fierté. En somme je pourrai vous apprendre les rudiments de cet apprentissage. Par contre, à vous d'exploiter vos propres forces, car elles sont multiples et variées.

- Parfait, pourquoi ne pas commencer, alors ? remarqua Jérémie avec entrain.

L'éventualité qu'il puisse affûter ses techniques pour se rendre utile le mettait en joie. Cette perspective avait évidemment de quoi remonter son moral. De même que celle d'avoir un nouvel allié aussi puissant que Hyde à leurs côtés.

- Hélas, j'ai à faire, expliqua l'inspecteur avec une déception sincère. Je dois tenter d'arrêter les Pokéman tant que Monsieur Notfair, notre directeur, n'a pas mobilisé toutes ses troupes. L'offensive des Orokami est certes prochaine, mais pour le moment, je suis assigné à charge.

Autour d'eux, leur prison aquatique miroitait en gargouillant de temps à autre. Jérémie croyait presque se trouver sous la mer. Même leurs paroles semblaient étrangement déformées. Enfin, après s'être détourné de ce spectacle fascinant, le garçon demanda :

- Vous êtes seul à mener la traque ?

- Oui, approuva sombrement Hyde. Et heureusement pour vous. Si c'était quelqu'un d'autre que moi qui vous avez trouvés, vous auriez passé un très mauvais quart d'heure. Néanmoins, là n'est pas la question, le temps me presse pour tout vous dire alors ouvrez bien grand vos oreilles : pendant que je suis occupé, rassemblez vos amis manquants et amenez-les aussi à proximité de ma résidence.

A l'évocation implicite de Mathilde, et surtout de Cyril, Jérémie se sentit brusquement abattu. Il avait l'impression d'avoir raté une marche et d'accaparer tout le malheur de la terre en cet instant précis.

- Elle est en contrebas du Mont Couronné, là où celui-ci surplombe Charbourg, continuait Hyde. Vous n'aurez aucun mal à vous cacher dans les profondeurs de la montagne, c'est un vrai labyrinthe. Patientez jusqu'à mon retour, et nous entamerons alors l'entraînement.

- Et pourquoi vous ne nous emmèneriez pas avec votre hélicoptère ? objecta Ratchet. Il n'est pas en carton, que je sache ?

Hyde parut singulièrement pris au dépourvu, puis reprit contenance et expliqua :

- Déjà, ce véhicule est bien trop petit pour que l'on rentre à plus de trois ; d'autre part, je ne peux pas prendre le risque qu'on me voie vous débarquer. Ma réputation est encore intègre, il serait bête de perdre mon rôle maintenant.

" Par ailleurs, j'ai d'autres Chaglam à fouetter, ne l'oubliez pas. Déjà que j'ai été obligé d'assommer mon copilote pour venir vous parler sans interruption... Je suis donc désolé, mais vous devrez vous débrouiller sans moi. Si je perds ma couverture, tous nos projets seront compromis. "

Ce long exposé parut convaincre Ratchet de la légitimité de son choix. Exposé au bout duquel Hyde était ressorti essoufflé, tellement il parlait vite.

- Maintenant, poursuivit l'homme, et son ton se fit de plus en plus précipité, vous allez m'écouter. Ne faites rien d'imprudent. Je sais qu'un tel conseil peut sembler ridicule, mais il est toujours de mise. Évitez les altercations, quel que soit l'adversaire, et essayez de vous exercer tant que vous le pouvez.

Ses phrases étaient énoncées tellement vite que les syllabes paraissaient toutes reliés entre elles. Cependant Jérémie comprit immédiatement et hocha la tête en signe d'approbation. A son modeste avis, les conseils de l'homme étaient adaptés à la situation. Du moins, il ne trouvait pas matière à le contredire.

- Et aussi, il vous faudra récupérer vos Pokémon, mais cela se fera en temps voulu, précisa Hyde en levant le doigt d'un air docte. Atteindre le quartier général du Gouvernement est pour le moment hors de votre portée. Patience, donc.

- Vraiment ? dit Ratchet, de nouveau sceptique.

- Oh oui, confirma l'inspecteur en réprimant un frisson d'angoisse. Il y a là-bas des hommes dont la puissance défie l'entendement. En comparaison, les Orokami ne sont rien. A présent, ajouta-t-il sur une note plus gaie, faites semblant d'être mis en déroute mais de réussir à fuir dans la forêt, histoire que je ne perde pas ma crédibilité auprès de la population. Au revoir les enfants, puisse Arceus vous être favorable dans votre quête !

Il sembla sur le point de s'éloigner après un geste de salutations, mais il se ravisa pour ajouter :

- Ah, une dernière chose : des témoins ont vu une jeune fille ressemblant à Mathilde dans les environs de Célestia. Alors faites-y un tour. Maintenant... on y va !

Le temps d'assimiler tous ces conseils et informations, Jérémie échangea un regard tacite avec les deux autres. Prêt, il émergea du rideau transparent et congela l'eau dès que Ratchet et Hyde furent sortis. Aussitôt, son équipier décocha un orbe de feu sur le dôme miroitant et le fit exploser en une multitude de débris. La fumée occasionnée était épaisse et noire, donc parfaite pour feindre la fuite.

Avec un dernier regard pour la silhouette imprécise de Hyde, Jérémie accéléra le pas en vue de rejoindre une rangée d'arbre proche. Il se demandait ce qui arriverait à l'homme par la suite. Dans un même temps, Ariane fit irruption les mains chargées d'une grosse besace, complètement remplie à en juger son aspect rebondi. Non sans hausser les sourcils, Jérémie lui demanda :

- Tu étais où ?

- Vu que je ne suis pas dans la liste des personnes recherchées, je suis allé faire un tour au magasin de la ville afin de nous ravitailler. Je crois que durant notre cavale, nous en aurons vraiment besoin.

Jérémie la gratifia d'un sourire affectueux. Ariane se révélait autant brillante que bonne camarade, et le garçon regrettait de ne pas l'avoir réalisé plus tôt...

Enfin, le groupe atteignit le couvert du bois qui baignait dans une pénombre rassurante. Prodiguée par des mélèzes et des arolles séculaires, elle semblait les abriter de tout problème. En pénétrant ces lieux, les adolescents s'étaient vus déconnectés du reste du monde. Les sons étaient étouffés et rares, le vent inexistant. Chaque pas que Jérémie faisait avec ses compagnons lui évoquait la marche d'exilés à travers un enfer parallèle. Un enfer traître et calme où tout serait figé.

Curieusement, l'absence de tout signe de vie finit par lui serrer la gorge et le gêna. Il aurait préféré de loin entendre quelques gazouillis et autres cris de Pokémon. Mais si ceux-ci existaient, ils devaient habilement dissimuler leur présence.

Conscients que le danger n'était pas encore exclu, les adolescents accélérèrent sans mot dire en sillonnant à travers le dédale de troncs. Le mugissement du vent leur parvenait faiblement désormais, et la muraille végétale se clairsemait par endroits en laissant passer des flocons de neige. En un lieu si détaché de tout, Jérémie avait du mal à estimer les durées. Cela faisait-il une heure entière qu'ils erraient à travers bois ou, au contraire, seulement dix minutes ? Le garçon n'aurait su le dire.

- Alors, allez-vous m'expliquer comment vous m'avez retrouvé ? dit soudain Jérémie, terriblement angoissé à l'idée de prolonger le silence et de se retrouver seul, en quelque sorte.

- Personnellement, j'étais perdue en pleine nature, répondit Ariane. Sans l'aide d'un Cochignon qui m'a réchauffée et l'arrivée de Ratchet par la suite, je me serais transformée en glaçon.

- De mon côté, expliqua Ratchet je t'ai aperçu emprunter un navire au loin, alors j'ai décidé de te suivre. En chemin, j'ai rencontré Ariane et l'ai emmenée avec moi. Puis je t'ai trouvé face à Salomon... Quant au reste, tu le sais déjà.

- Au fait, est-ce que vous aussi, vous pouvez parler aux Pokémon ?

La question avait franchi les lèvres de Jérémie sans qu'il s'en rendît compte.

Ses deux voisins opinèrent du chef, affichant le même étonnement que lui.

- Je m'en suis aperçu lorsque ce Cochignon m'a sauvée, raconta Ariane d'un air pensif. C'est étrange et fascinant à la fois comme expérience...

- Moi, c'était juste pour me faire insulter de pyromane par un Rattata, grommela Ratchet en mettant les mains dans ses poches. C'est pas ma faute si j'ai failli mettre le feu aux entrepôts en venant récupérer mes affaires !

Manquant assurément de tact, Jérémie s'étrangla de rire. L'image d'un rat couinant à tort et à travers pour sermonner son rival lui paraissait en effet très drôle. Il fut aussitôt rejoint par Ariane, et Ratchet lui-même s'accorda le droit à l'auto-dérision.

Ce fut au gré de leurs joyeuses déambulations qu'ils arrivèrent dans une clairière, abritée en partie par le cercle d'arbre qui la délimitait. Jérémie éprouva la consistance de la neige du bout du pied, opta pour le refuge d'une congère et déclara :

- Là, je crois que ça serait parfait pour passer la nuit.

- Oui, et j'y apporterai également des aménagements, intervint Ariane en s'étirant. Je n'ai pas envie de passer une nouvelle nuit sur un lit de camp !

- Nous sommes bien d'accord, surenchérit Ratchet. Allez le givré, fais-nous un bel igloo !

- Et toi l'allumé, fais gaffe de pas y mettre le feu dans ce cas, sinon je te refroidirai un peu, répliqua Jérémie d'un air malicieux.

Une étrange complicité s'était installée entre lui et les deux autres, et Jérémie la savourait sans partage. Depuis qu'il avait perdu Cyril, son monde intérieur avait été d'une désolation affligeante. Désormais, il sentait ci et là qu'une étincelle de vie se profilait et éclairait ce paysage chaotique. C'était quelque chose de difficile à concevoir, mais du moins était-il rassuré et, si possible, heureux.

Après cinq minutes d'un travail copieux, Jérémie était parvenu à dresser ce qui ressemblait le plus à un igloo. Il était moins beau qu'un vrai, plus irrégulier et on voyait à travers, mais c'était mieux que rien. Aménager l'entrée en saillie ne lui prit guère plus de dix secondes. Enfin, les adolescents se faufilèrent à quatre pattes dans l'abri de fortune et soupirèrent avec extase, tous ravis de trouver un peu d'accalmie dans cet univers en pleine bataille.

C'était en des temps si précaires que Jérémie prenait la pleine mesure des choses. Ainsi, le confort d'un foyer - même rudimentaire -, les petits moments passés entre camarades autour d'un bon feu et les débats passionnés lui procuraient un plaisir indicible.

Ces petites choses, si insignifiantes pour des personnes opulentes et bassement matérialistes, revêtaient désormais une signification particulière pour Jérémie. Ils les savouraient comme des trésors inestimables. Et même si le brasier allumé par Ratchet lui donnait un peu trop chaud à son goût, il participa à l'allégresse générale de se savoir ensemble et vivants.

Bientôt, les flammes déclinèrent tandis que la nuit reprenait ses droits dans le ciel étoilé. Quelques braises rougeoyantes virevoltaient autour du foyer et Jérémie se prit à les contempler avec nostalgie.

Ratchet et Ariane dormaient déjà sereinement, lovés dans des nattes tressées de lianes. Ces lianes... la jeune fille les avait soulevées de terre comme par magie ! D'ailleurs, ses compagnons n'en étaient pas revenus sur le moment. Son pouvoir de guérison s'expliquait à présent. Certaines plantes étaient bien connues pour leurs vertus médicinales après tout.

D'un air attendri, il observa ses compagnons sommeiller, avec sur le visage ce détachement qui lui semblait pourtant inaccessible. Cette paix qu'il recherchait et n'arrivait à atteindre que rarement depuis l'acquisition de son statut de Pokéman...

Et surtout, il lui coûtait de retarder l'inéluctable, de taire la vérité dans le but d'épargner le deuil à Ratchet et Ariane. Il lui coûtait... de reporter le moment où il devrait leur annoncer que Cyril les avait quittés.