Te réparer le cœur
Morgane passa le reste de la journée à méditer sur un moyen de retrouver son amie si elle n'arrivait pas à la joindre et sur la façon de lui rendre le sourire si jamais elle parvenait à la contacter. Elle eut cependant beau faire appel à son ingéniosité presque surhumaine, elle ne sut comment elle pourrait retrouver son amie si celle-ci ne daignait pas lui répondre au téléphone. Ce qui ne fut heureusement pas le cas ; Éliana décrocha même dès la deuxième sonnerie.
« Allô, Séverine ? C'est moi, Morgane !
– Qu'est-ce que tu me veux ? »
Le ton de la jeune femme était acide, agressif. Incroyablement froid. Comme si elles n'avaient jamais été amies. Morgane chassa cette pensée de son esprit en lui disant :
« Je voudrais te voir… pour te parler. »
Silence à l'autre bout du fil.
« Au Square Joliflor dans disons… quinze minutes ? »
Après un bref silence, Éliana répondit par l'affirmative avant de raccrocher aussi sec.
***
Une dizaine de minutes plus tard, lorsque Morgane retrouva son amie au lieu convenu, il lui semblait qu'elle l'y attendait depuis une éternité. Ses traits semblaient tirés par une lassitude intense d'un autre âge, ses yeux étaient dans le vague comme jamais ils ne l'avaient été et, surtout, il y avait cette tristesse infinie peinte sur son visage qui vous donnait l'impression qu'elle n'avait déjà que trop vécu pour souffrir et qu'il était grand temps qu'elle goûte aux petits bonheurs de la vie. Morgane s'assit à côté de son amie en silence avant de se tourner vers elle et de la contempler quelques instants. Elle était vraiment très belle, et Morgane fut prise de pitié pour elle à l'idée qu'elle séduirait difficilement des filles "ordinaires" en étant si extraordinairement adaptée à la chasse aux mâles. Lorsqu'elle tendit la main pour saisir celle d'Éliana, celle-ci la retira alors que Morgane avait à peine esquissé son geste. Mal à l'aise, cette dernière reposa sa main sur le banc en rougissant.
« Je… Séverine, écoute… je suis vraiment désolée pour… pour t'avoir mise dans cette situation… délicate. Je croyais que… Evanetas m'avait fait croire que… qu'il y avait entre vous autre chose qu'une simple amitié et… et je l'ai cru alors que… alors que je n'aurais pas dû. Je suis sincèrement désolée. S… si tu veux en parler je… je suis là pour ça. »
Comme Éliana ne semblait pas réagir, l'adolescente ajouta :
« Tu… m'en veux ? »
Éliana daigna enfin poser ses yeux sur son interlocutrice qui fut parcourue d'un frisson ; tant d'émotions contradictoires semblaient se disputer le monopole dans ses yeux qu'elle appréhendait soudain la suite de leur échange.
« Si je t'en veux ? Mais non, pas du tout ! Pourquoi t'en voudrais-je ? Pour m'avoir fait passer pour la lesbienne de service ? Pour ne pas avoir réalisé plus tôt que j'étais différente ? Pour l'avoir réalisé en public ? »
Morgane hocha vivement la tête à chacune des questions en rougissant violemment, atrocement gênée.
« À vrai dire, je crois que je n'ai pas le droit de t'en vouloir, murmura Éliana, brusquement devenue calme. J'aurais dû aborder ce sujet avec toi. La vérité, c'est que c'est moi qui suis profondément désolée. Je… j'aurais dû t'en parler… Deux amies partagent leurs secrets, aussi lourds puissent-ils être… mais je… je ne voulais pas…
– Je te comprends… »
« Oh non, tu ne me comprends pas ! songea Éliana en détournant la tête de son amie. Je ne t'en ai jamais parlé parce que j'avais peur que tu me fuies. Mais c'est exactement ce qui est en train de se produire ; désormais, quoi que je fasse, tu ne vas pouvoir faire abstraction du fait que je suis ce que je suis et qu'en tant que telle, tu considéreras que chacun de mes gestes aura forcément une connotation séductrice derrière… et tu iras peut-être même jusqu'à chercher dans le passé des choses qui pourraient laisser penser que… que je m'intéresse à toi. »
« Elle s'appelait comment ? »
Troublée par cette question inattendue, la jeune femme tourna brusquement la tête vers Morgane.
« Je veux dire… ton amie ? Elle s'appelait comment ? »
Devait-elle tout lui raconter ? Elle n'en avait pas vraiment envie. C'était déjà assez difficile comme ça d'être considérée comme une anormalité, pas besoin d'en rajouter. Comme Éliana avait détourné la tête de son amie pour lui cacher sa confusion, Morgane posa une main sur sa cuisse pour capter son attention. Éliana, qui tressaillit à ce contact, ne tarda pas à y mettre fin en s'écartant de son amie tout en lui lançant un regard noir.
« Tu sais, je… j'ai lu quelque part qu'à notre âge, il était normal qu'on s'interroge sur… ce genre de choses. Il ne faut pas que tu t'inquiètes pour ça… Ça te passera… »
« Facile à dire quand on est convaincue d'avoir trouvé l'homme de sa vie ! Comment envisager une seule seconde qu'il puisse être de l'autre sexe quand il vous convient si parfaitement ? »
« Je me doute que c'est facile de dire ça quand on a… quand on a déjà trouvé son âme sœur et qu'elle est de l'autre sexe, ajouta Morgane, comme si elle avait lu dans les pensées de son amie, mais… même si je n'avais pas Evanetas – et encore, toi comme moi savons combien je suis en réalité loin de l'avoir –, je te dirais la même chose. Et puis, même si ça ne te passait pas… qu'il se trouvait que tu es effectivement plus attirée par les femmes que par les hommes, où est le problème ? Tu ne seras pas la première, et certainement pas la dernière ! »
Ce n'était pas pour lui plaire, mais Éliana devait bien reconnaître qu'elle avait raison. Cependant, cela ne perturberait-il pas son équilibre de savoir qu'elle avait une amie plutôt tournée vers les femmes ? Le sourire tranquille que lui adressait Morgane lui assura qu'elle serait assez forte pour faire comme si de rien n'était – ou, du moins, pour ne pas trop tenir compte de cette particularité.
« Bon, assez parlé de moi. Où en es-tu avec Evanetas ?
– Rien n'a changé ; toujours au point mort.
– Plus pour longtemps, à mon avis… »
Morgane lança un regard intrigué à son amie qui lui répondit par un clin d'œil complice.