XIII
Flynn caressait Watts d'une main et préparait la seringue de l'autre. L'affectueux Pokémon lui était grimpé sur les genoux et se laissait câliner, les yeux mi-clos. Flynn, sous les yeux fascinés d'Anna, piqua la patte de Watts et injecta la moitié de la seringue.
Les effets ne se firent pas attendre. Watts, sous l'effet de la douleur, hurla et fit grésiller sa fourrure. Flynn fut électrisé et recula soudainement. Le Pokémon pleura et brailla sa souffrance dans toute la cuisine, en se roulant par terre. Les deux humains étaient catastrophés, ils avaient mauvaise conscience en observant l'état du shiney. Le Pokémon fit plusieurs fois le tour de la table comme un fou furieux, puis se calma, se blottit contre un des pieds de la table, et vomit son dernier repas, tremblant.
Flynn s'apprêtait à le rappeler quand il eut l'impression que le poil survolté de la bête était peuplé de puces. C'était en fait une impression de mouvement créée par un inexplicable changement de teinte. A la base du pelage, la robe du Wattouat devenait jaune ! Comme si le teint rose barbe à papa du Pokémon s'évaporait… Il fallut quelques minutes pour que le Pokémon devînt un Wattouat banal. L'infortuné Watts jeta un regard suppliant à son entourage et s'affaissa sur ses pattes. Flynn s'agenouilla et le caressa doucement pour le rassurer. Le Pokémon n'avait pas l'air mourant, mais il était sérieusement traumatisé.
-C'est un mélange chimique, dit Anna. Pas étonnant que ça ne lui ait pas plu. Il faudrait le diluer dans un liquide…
-Anna, tu vois comme moi ? s'écria Flynn. Il est devenu jaune ! C'est incroyable ! C'est révolutionnaire !
-Oui, Flynn… J'ai également du mal à y croire… mais la preuve est là. Lavazou est bien un génie…
-Lavazou va résoudre tous nos problèmes ! Anna, tu m'as bien dit que tu avais la formule complète pour créer le sérum voulu par Béhémot ?
-Oui, Lavazou a aussi trouvé comment rendre les Pokémons shineys…
Flynn se releva et rappela Wattouat. Pour s'assurer que le Pokémon n'était plus shiney, il le rappela un court instant : il n'y eut aucune étoile. Il en avait la preuve irréfutable : le Pokémon n'était plus un shiney.
-J'ai un plan, Anna…
Anna, chamboulé par la vision du traitement de Watts et gênée par l'odeur de vomi, leva de grands yeux inquiets vers Flynn, l'interrogeant du regard.
-Lavazou a bien dit que c'était Béhémot qui lui avait commandé du sérum pour rendre les Pokémons shineys ?
-Oui… Béhémot, je crois…
-Nous pourrions lui vendre la formule ! Ca mettrait mon père au chômage ! Nous lui vendrions au prix fort, comme ça tu pourras faire ton doctorat et je pourrai quitter ma famille !
-C'est brillant… avoua Anna. Tu n'aurais vraiment pas de scrupules à réduire ton père au chômage ?
-Non, dit Flynn. De toute façon, il aura toujours de quoi continuer à bien vivre.
-Mais les autres shiney hunters ?
-Tant pis. Tu te souviens bien de ce qu'Eliott a dit ! Ces gens ne savent pas s'arrêter. Je suis désolé d'avance pour l'éventuel gentil qui se cacherait parmi toutes ces brutes, mais je vais mettre un terme à tout ça.
-Flynn, tu devrais plutôt essayer de te servir de ce sérum comme moyen de pression. Dis à ton père que tu as de quoi rendre n'importe quel Pokémon shiney, et demande-lui de s'assagir…
Flynn réfléchit quelques temps.
-Oui, c'est peut-être mieux, convint-il. Et moins mégalomane. Je me demande juste comment mon père réagirait…
-Sûrement mal, mais tu as une sacré menace à faire valoir. De toute façon, pourquoi tu aurais encore peur de ton père ?
-C'est vrai, admit Flynn, je ne devrais plus craindre mon père. Je ne pense pas qu'il soit meilleur dresseur que moi…
-En attendant, tu devrais nettoyer la cuisine…
Anna et Flynn commencèrent, les deux semaines suivantes, à prendre un rythme de vie commune. Chaque jour, Flynn prenait le car pour aller à l'arène et Anna utilisait la belle voiture de Fred pour passer du bon temps en ville. Elle y retrouvait Flynn à la fin de ses cours, puis ils mangeaient à Céladopole, ou rentraient directement à la ferme. Libérés de toute contrainte, cette vie leur convenait tout à fait.
De temps en temps, Anna faisait un tour à la ferme, où elle saluait les employés, plus particulièrement ses parents. Tous se montraient très curieux au sujet de son nouvel emploi et ne se lassaient pas des descriptions qu'elle leur faisait des moindres faits et gestes du fils Kenny. M. et Mme Chester semblaient contents de la voir, bien qu'entre eux et leur fille flottait un certain malaise, un abcès à propos de leurs projets de déménagement. Mais cette gêne n'était rien comparée aux longs silences qui entrecoupaient les échanges moroses entre Anna et Antoine Vélasquez, qui ne digérait toujours pas son départ de la couveuse.
C'est pour ça qu'Anna ne fit que quelques excursions à la ferme. Bien qu'elle appréciât toujours la compagnie de ses collègues, elle préférait faire les magasins en ville, aller seule au cinéma pendant les séances de l'après-midi, moins chères et moins fréquentées, boire un verre à une terrasse. Céladopole était une ville suffisamment riche pour qu'elle ne s'ennuyât pas.
Elle avait laissé de côté ses plans de reprise d'études. Par ailleurs, depuis son appel anxieux du mercredi matin, le professeur Lavazou n'avait pas donné signe de vie. En revanche, des policiers stationnaient toujours à la ferme. Il y en avait deux perpétuellement, qui se relayaient à l'entrée de la ferme, où ils restaient en général, sur les fauteuils, en épiant la secrétaire, et de temps à autres, dans une velléité policière, ils faisaient quelques brèves rondes dans la cour, affichant peu de convictions. Maria Kenny avait été aperçue loin d'ici, et les officiers étaient uniquement censés signaler son éventuelle arrivée. Ils disposaient de Pokémons Ténèbres au cas où le terrible Alakazam passerait à l'action.
Quant à Flynn, il s'entraînait sans relâche. Beaucoup d'heures de temps libres en dehors de l'arène étaient consacrées à l'approfondissement de l'enseignement de ses maîtres, qui se révélaient très bénéfiques chez ses Pokémons. Ils devenaient plus forts, amélioraient sensiblement leurs capacités, en apprenaient de nouvelles. Wattouat, soumis aussi à ce régime, devint un vigoureux Pokémon de combat, jusqu'à évoluer un beau jour, pendant un TD sur les façons d'engager un combat, en un Lainergie. Flynn fut enchanté de cette évolution : elle était le résultat de la méthode intensive qu'il menait avec ses Pokémons. Il s'était introduit dans la dépendance, où logeaient ses parents, et avait pris le plus de livres possibles sur la stratégie et le combat. Ces ouvrages appartenaient à sa mère, mais ne lui seraient sûrement plus d'une grande utilité. Flynn eut l'agréable surprise de les trouver remplis d'utiles annotations sur la manière d'apprendre les redoutables combos promis à ses Pokémons sur le papier.
De la place de vingtième au classement de l'arène, où il stagnait, Flynn fit un bond à la treizième place, à l'issue de matches qu'il remporta avec brio, fort de ses nouvelles techniques. Son regain d'intérêt pour le dressage était dû à l'exécution de son plan qu'il ourdissait fiévreusement avec Anna. De l'idée ambitieuse qu'il avait formulée dans la cuisine souillée par le vomi de Watts, il avait fait une machination dont il peaufinait toutes les facettes, chaque soir, comme clandestinement, dans la chambre de sa partenaire. Pour servir leurs desseins, les deux associés devaient s'assurer d'être à l'abri d'un danger immédiat. Alors, dans la cour de la ferme, parfois sous l'œil intrigué des employés ou des policiers qui passaient au loin, les trois Pokémons de Flynn portaient des poids, couraient, faisaient des figures, enchainaient des attaques, commandés d'une main de fer par leur maître. Anna, qui saisissait toute l'importance de ces ultimes séances intensives, cuisinait pour les Pokémons les plats indiqués par un livre très complet de la bibliothèque de Maria Kenny. Elle-même n'entraînait pas ses Pokémons, qui n'avaient pas combattu depuis longtemps.
Mais Flynn savait qu'il lui manquait quelque chose pour surpasser définitivement son père et son frère. Et pas n'importe quoi : un Pokémon. Il avait quatre Pokémons, dont deux d'un très bon niveau, mais son équipe était incomplète, presque bancale. Tous les étudiants, à l'arène, avait une équipe composée de cinq ou six Pokémons, voire beaucoup plus. Flynn était l'un des rares à se reposer sur un groupe resserré. Il repoussait sine die le jour où il lui faudrait agrandir la famille.
Comme l'exigeait leur plan, Flynn était aller à la rencontre d'Angus Béhémot. Il était l'héritier de l'empire Béhémot, une entreprise de capture et de redistribution des Pokémons qui avaient pour clients la majorité des institutions publiques de Kanto et de Johto, ainsi que de grandes entreprises et des chercheurs. Flynn et Anna le connaissait, l'un pour avoir été l'un des meilleurs clients de son père, l'autre par sa réputation de grand industriel. Son siège était à Céladopole. Flynn finit par trouver son numéro en allant le réclamer à la secrétaire de son père. Il fut mis en contact avec l'un des secrétaires personnels de Béhémot et dut insister sur son patronyme pour qu'une rencontre lui soit accordée.
Angus Béhémot le reçut donc un jeudi après-midi, alors que Flynn allait partir pour Vermilava le surlendemain. Le jeune homme se rendit dans les bureaux partiellement détruits du quartier du manoir, entra dans les bâtiments. Il dut montrer une pièce d'identité au réceptionniste pour le convaincre de sa bonne foi. Entre deux gorilles, il fut amené dans l'antichambre du bureau du magnat.
Flynn attendit un bon quart d'heure avant de pénétrer dans le bureau d'Angus. Il se trouvait là, assis derrière une vieille table, sous un lustre de cristal assez massif pour menacer la vie de tous les occupants de la salle s'il venait à tomber. Outre le chef d'entreprise, il y avait un petit homme chauve au costume impeccable qui se tenait droit comme un i dans un coin de la salle.
-Monsieur Kenny ? le salua Angus. Prenez place.
Il lui indiqua une chaise en bois en face de lui, de l'autre côté de son large bureau, et Flynn s'y assit. Béhémot dut presque se coucher sur la table pour lui serrer la main, de même que Flynn. Ce fut l'occasion de contempler la physionomie du millionnaire : il avait un petit air de ressemblance avec Marcus, une expression arrogante, un crâne sur lequel les cheveux se raréfiaient, mais il était plus fin, et sûrement plus grand.
-Vous êtes donc l'un des fils de Marcus Kenny. Je vais être franc avec vous…
Les deux hommes qui avaient accompagné Flynn se tenait debout derrière la chaise, ce qui n'était pas pour rassurer le jeune homme.
-Je ne suis plus en très bons termes avec votre famille. Vous savez que votre mère m'a fâché en détruisant mes locaux et ceux d'un scientifique que je voulais protéger. Il m'en a coûté beaucoup. Votre père m'a appelé pour s'excuser et m'expliquer qu'il s'agissait là d'une excentricité inexplicable de la part de votre mère et m'a même offert un dédommagement, j'ai du mal à le croire, et je ne peux m'empêcher d'être quelque peu remonté contre vous. Aussi je me suis demandé si vous valiez vraiment que je vous accorde un entretien personnel. Mais, comme vous avez longuement insisté et que je n'ai jamais eu à me plaindre des services de votre père… Je veux bien vous écouter. Seulement j'espère que vous n'êtes pas venu pour essayer de disculper votre mère !
-Non, dit Flynn. Je ne viens pas pour ça du tout.
Il s'arrêta et réfléchit à la façon d'expliquer sa venue à Angus Béhémot. Les quatre regards braqués sur lui ne le mettaient pas du tout à l'aise. Les quelques mots prononcés lui avaient demandé beaucoup de cran. Angus Béhémot haussa les sourcils, attendant la suite.
-Je suis venu vous parler du professeur Lavazou.
Une expression de surprise fut vite effacée par la colère sur le visage d'Angus.
-Du professeur Lavazou ? Vous êtes sérieux ? Vous avez l'audace de venir me parler du professeur, après que votre mère a complètement détruit son laboratoire ?
-Ma mère a détruit son laboratoire, mais ses recherches ne sont pas perdues !
Angus Béhémot hésitait entre l'agacement et la consternation.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?
Flynn réfléchissait à toute vitesse. Le caractère ombrageux d'Angus et la présence de ses hommes de main l'encourageait toute sa manière de vendre son produit.
-Je… avant que ma mère ne détruise le lieu de travail du professeur, j'ai été prévenu par un membre de la communauté scientifique de la teneur des travaux du professeur Lavazou. Je me suis introduit dans son laboratoire et lui ai subtilisé un sérum qui devrait vous intéresser.
Angus était stupéfait et semblait ne pas croire un traître mot de ceux que débitait Flynn, qui inventait un bobard palpable à toute vitesse.
-Quoi… vous êtes allé chez le professeur Lavazou ? Vous l'avez volé ?
-A vrai dire, affabula Flynn, j'ai été mis au courant de votre commande et de la prétendue incapacité de Lavazou à mettre au point un mélange qui rendrait les Pokémons shiney. Or il s'avère que, lui faisant croire à une visite de curiosité, pour la suite de mes études, je me suis procuré le résultat de ses recherches, parce que je doutais déjà des paroles de Lavazou. J'étais sûr qu'il avait trouvé la formule permettant de créer des shineys… et, sachant qu'il vous intéresse, je suis venu vous le vendre !
La dernière phrase avait été la plus difficile à prononcer, mais il fallait mettre un terme aux mensonges que Flynn inventait pour justifier à Béhémot sa détention du sérum tant convoité. En face, Angus Béhémot ne savait pas comment prendre la chose. Quel crédit devait-il apporter au récit incohérent que tenait le jeune homme ? Si quelque chose derrière ces paroles creuses ne l'avait pas interpellé, il aurait demandé à ce qu'on expulsât immédiatement Flynn. Mais une chance incroyable s'offrit au jeune homme : poussé par une vieille blessure qui resurgissait à chaque fois que Béhémot s'entretenait avec un shiney hunter, l'homme d'affaires, plutôt que de répondre directement à Flynn, se lança dans un récit sommaire de sa propre vie.
-Vous savez, dit-il emphatiquement, il y a une raison précise pour laquelle j'ai toujours tenu plus ou moins en haine les shiney hunters. Je ne l'ai jamais dit à personne, pas même à votre père ou à M. Posniazky qui peut-être mériterait plus que vous d'entendre ce que je vais vous avouer. Je ne me suis pas toujours destiné à reprendre l'entreprise de mon père. Quand j'étais jeune, je ne voulais même pas entendre parler de Béhémot. J'avais un rêve… Je voulais devenir un grand dresseur. Et accessoirement, je voulais devenir l'un des membres de la caste la plus secrète et la plus attirante du dressage de haut niveau. Je voulais être un shiney hunter. Manque de chance, je ne savais pas du tout comment capturer un Pokémon, je ne savais pas retenir mes coups lorsque je croisais un Pokémon sauvage, je ne savais pas lancer la pokéball, et je ne savais pas du tout comment me mettre en chasse pour des mois avant de dénicher un shiney. Toute mon équipe était composée de Pokémons que mon père ou ses employés capturaient pour moi. Et c'est pour ça que j'ai demandé à un grand dresseur et shiney hunter de me prendre sous ses ailes, de m'instruire. Vous allez rire… J'ai demandé à Gérard Kenny de m'apprendre le métier de shiney hunter. Ce nom vous dit quelque chose, n'est-ce pas ?
Flynn acquiesça mollement. Cela faisait plusieurs années qu'il n'avait pas entendu ce nom et il ne pensait plus jamais l'entendre. Gérard Kenny était son grand-père paternel, un shiney hunter intransigeant qui méprisait Flynn tout autant que son propre fils, avec lequel il n'entretenait plus que peu de relations. Son principal grief contre Marcus était que celui-ci s'était détourné des voies de la shasse traditionnelle.
-Mais votre grand-père, s'il a eu la délicatesse de me prendre à l'essai, ne m'a pas ménagé durant mes quelques jours de formation. Pas un encouragement, pas une consigne, il s'est contenté de me regarder enchaîner les échecs avant de déclarer que je n'étais pas fait pour être shiney hunter, que je devais me trouver une autre vocation. Pas si dur, vous semble-t-il ? Mais dès que je contactais un autre shiney hunter, on me riait au nez, Kenny avait averti toute la profession que j'étais un nul, chaque shiney hunter connaissait tous mes faux pas. J'ai bien essayé de me former en autodidacte, mais rien de bon n'en a résulté. J'ai connu le même insuccès dans ma brève carrière de dresseur… Alors le temps a passé et je me suis fait une raison. Je suis retourné auprès de ma famille et j'ai travaillé pour mon père. Aujourd'hui, me voilà ici. Je reste la risée des shiney hunters, je le sais… j'ai beau être l'un de leurs premiers clients, j'ai beau avoir coordonné le marché des shineys dans toutes les régions, dans tous les milieux de la shasse, je reste le balourd, le chasseur raté. Je déteste les shiney hunters.
Ce long récit hagiographique, auquel Flynn ne prêtait qu'une oreille distraite au début, allait le tirer de l'impasse. Une idée lumineuse s'imposa au jeune homme :
-Ca alors… laissa-t-il échapper sans lésiner sur la théâtralité de sa litanie, c'est exactement mon cas… Si j'avais su… j'aurais commencé par là en venant vous voir ! Je savais que vous seriez l'homme idéal. Incroyable ! Nous avons presque la même histoire. A ceci près que j'aurais tellement aimé reprendre l'entreprise familiale… Seulement, c'est mon père qui m'en empêche ! Ironie tragique ! Je ne serai jamais le shiney hunter qu'il aurait aimé !
En continuant dans ce registre, il obtint de Béhémot une promesse d'achat dans quelques semaines, si Flynn lui faisait une démonstration du sérum. Très satisfait de trouver un moyen providentiel de tirer dans les jambes des shiney hunters, Angus raccompagna Flynn jusqu'à la sortie de son bureau, lui posant la main sur l'épaule et allant jusqu'à lui donner son numéro personnel. Flynn, bien que cela lui eût été plus difficile que ce à quoi il s'attendait, avait réussi son coup ; Angus Béhémot allait mettre la main sur la façon de rendre les Pokémons shineys. C'était du moins ce que le dirigeant croyait, car Flynn et Anna n'étaient censés lui remettre la panacée que si les négociations avec la Confrérie échouaient.
Parfois, Flynn tentait d'imaginer les conséquences d'un tel acte. Les clients habituels des entreprises Béhémot cocheraient-ils une case « Shiney » dans leur coupon de commande ? Les shiney hunters se retrouveraient-ils tous au chômage, et dans ce cas, comment réagiraient-ils ? Flynn, à la fin de l'entrevue, avait évoqué la possibilité de bénéficier d'une sorte de protection de la part d'Angus Béhémot. Dans sa joie immense, l'industriel avait applaudi à cette idée, imaginant déjà avoir en face de lui un fils spirituel.
Il lui arrivait aussi de songer à ce que serait sa vie s'il n'avait pas rencontré Anna. Jamais il n'aurait été sur le point d'abolir la fonction de shiney hunter, ni n'aurait capturé Watts, auquel il s'était attaché. Quelle bonne idée avait eue son père lorsqu'il l'avait assignée à sa capture de shiney ! De jour en jour, lorsqu'ils mangeaient ensemble à Céladopole, lorsqu'ils élaboraient leur plan, Flynn se sentait de plus en plus attiré par elle. C'était quelque chose qu'il n'avait jamais connu.
Et c'était quelque chose que Karen était incapable de lui apporter. Certes, c'était la fille la plus convoitée de la faculté, et la première au classement dorénavant, mais Flynn commença à sortir avec elle et trouva cela étrange. Il n'y avait aucune tendresse, et bien qu'il ne se sentît pas amoureux, ni ne l'ait jamais particulièrement été les dernières fois, il trouvait que cela manquait et que tout ce qu'ils faisaient tous les deux avait quelque chose de robotique et forcé, comme s'ils y étaient contraints de leurs côtés. Ce qui motivait Flynn, c'était le sexe, mais ce que recherchait Karen, il n'arrivait pas à le percer à jour. Leur premier rendez-vous après la soirée à L'Antre, bien que voulu par elle, fut tellement gênant qu'ils se quittèrent après moins d'une heure. Néanmoins, elle le rappela seulement quelques jours après en lui proposant une autre date. Quelque chose clochait chez cette fille.
Ainsi, les jours passèrent et arrivèrent inexorablement au samedi, veille de la séance plénière de la Confrérie à Vermilava. Flynn attendait ce moment autant qu'il le craignait. Il devait faire une annonce, pas forcément à tous les shiney hunters, mais à un nombre suffisant pour inspirer la peur : il lui fallait menacer explicitement la communauté qu'il disposait une arme capable de menacer sa principale activité si elle ne prenait pas des engagements clairs pour limiter son ingérence dans les affaires publiques, les zones d'exception qu'elle pouvait créer pour ses membres, et punir sévèrement ceux qui contrevenaient à un code moral strict concernant la vente des Pokémons. Il espérait, avec Anna, qui avait consciencieusement rédigé les revendications, porter un coup définitif à la Confrérie.
Avant de partir, le lendemain de son entrevue dans les bureaux de Béhémot, il était passé rendre une dernière visite à Eliott. Anna et lui avaient passé suffisamment de temps à perfectionner leur stratégie pour prévoir une alternative. Le jeune homme se rendit dans le tout nouvel appartement d'Eliott, à l'est de Céladopole, plus grand que l'ancien.
Eliott gardait encore quelques séquelles de l'agression de son père. Il avait un peu de mal à marcher et à s'assoir, et avait un plâtre qui l'incommodait pour fumer. C'est sa mère qui, malgré elle, roulait ses cigarettes pas plus de deux fois par jour, et il devait aller les fumer à l'extérieur, ce qui revenait à une descente de vingt étages sur ses jambes frêles. Il avait pensé à acheter des blondes, mais il aurait eu beaucoup de mal à les allumer. L'inconvénient essentiel est qu'il n'arrivait plus à mettre de shit dans ses cigarettes, et n'osait pas demander à Debra. Il en devenait irritable et avait très peur de sombrer dans la schizophrénie. Bien entendu, rien de tout cela ne paraissait sur son visage stoïque.
Il fut content de voir Flynn. Il l'installa dans le salon, sur le nouveau canapé, et alla prévenir sa mère qu'il était arrivé. Debra fit une démonstration d'amour fusionnelle dont elle avait le secret et vaqua à ses occupations, ne voulant pas troubler le moment amical qu'étaient censés passer son fils et son meilleur ami. Pourtant, Flynn avait longtemps hésité entre Eliott et sa mère pour devenir dépositaire du plan B. Debra avait créé l'association anti-shiney hunters, mais elle savait quels étaient les liens de l'entreprise Béhémot avec ceux-ci et ne se résoudrait pas à faire appel à Angus Béhémot, même dans l'optique de les anéantir.
Flynn prit donc des nouvelles d'Eliott, et finalement lui dévoila son plan. Même Eliott ne put cacher la surprise enthousiaste qui avait envahi Flynn et Anna deux semaines durant.
-Bonne idée, concéda-t-il, et cela sonnait dans sa bouche comme le plus beau des compliments. Quand est-ce que j'interviens là-dedans ?
-Si tu ne me revois pas après la réunion de la Confrérie… je veux que tu remettes ceci à Angus Béhémot.
Il tendit le papier sur lequel le professeur Lavazou avait griffonné sa formule. Il s'agissait de l'original. En bas du morceau de papier, Flynn avait rajouté le numéro personnel d'Angus Béhémot. Eliott détenait maintenant la destinée des shiney hunters. Il considéra ce qu'il tenait avec ébahissement, comme s'il tenait un diamant. Ses notions en science lui permettait de comprendre assez précisément ce qu'avait inscrit le professeur.
-Merci, mec… dit-il le souffle coupé.
En pensant à la fin de la Confrérie, une larme vint presque à perler au coin d'un œil mi-clos. Mais cela ne dura qu'un bref moment.
-Pourquoi tu penses ne pas revenir ?
-Evidemment que je vais revenir, dit Flynn. Mais il peut arriver n'importe quoi. Je me demande ce que la Confrérie serait prête à faire.
-Ecoute, Flynn…
Pour la première fois, il crut déceler de la détermination dans la voix de son ami.
-Si lundi à huit heures, je n'ai toujours pas la certitude que tu es revenu, je le donne à Béhémot. A n'importe quel prix. Je ne supporterais pas que les shiney hunters s'en prennent ainsi à toi.
Convaincu d'avoir fait le bon choix, Flynn quitta Céladopole la tête haute, mais le cœur lourd. Tout était à venir.