Chapitre 53 : Vol
Dès que Vassili descendit de la voiture de gendarmerie, il demanda à voir ses Pokémon. On s'excusa, faussement compatissant, affirmant qu'il ne le pouvait pas, soi-disant pour des raisons de sécurité. On lui avait, à la place, expliqué ce qui l'attendait. Quand il apprit qu'il repartirait seul dans le prochain avion, à cause de l'interdiction d'importer des Pokémon à Vogra, il avait demandé ce qu'il adviendrait d'eux. La loi stipulait qu'ils seraient relâchés si personne ne les réclamait ; il avait donc parlé de Naïma et Isabelle, qui devaient sans aucun doute venir les chercher, du moins l'espérait-il. Le dresseur fut choqué par la manière dont ses compagnons étaient traités d'abord avec l'emploi de ce mot, « importer », puis avec la nécessité de venir les chercher, les autorités les considéraient comme de la marchandise ! Ils ne se souciaient pas de leur lien affectif, cela le révulsait, même !
Enfin, une fois l'échange terminé, la porte se referma derrière le gendarme. Vassili avait attendu ce moment depuis qu'il avait su qu'il ne pourrait pas s'en sortir, depuis l'attaque Eclair... Il se laissa tomber sur la chaise qui se trouvait dans la cellule, pour s'y avachir. Il prit sa tête dans ses mains, pensant qu'il allait se mettre à pleurer... Mais même cela, il n'y arriva pas. Il restait dans une torpeur telle, qu'il lui semblait que ce n'était qu'un énorme cauchemar. Il ne pouvait pas réellement être enfermé là et retourner à Vogra comme le clandestin qu'il était ! On ne voyait ce genre de choses que dans les reportages à la télévision... Pourtant, il lui restait suffisamment d'esprit pour savoir qu'il était bien dans la réalité, que malgré tous ses rêves de remonter en arrière, il ne le pourrait pas. Il se surprit à se demander comment son aventure aurait tourné s'il avait arrêté Eclair-de-Liberté à temps, s'il n'avait pas eu envie d'aller à la compétition... Il se reprit bien vite : le passé ne se changeait pas !
Oh, il avait bien pensé retourner à Vogra ! A vrai dire, il en avait même eu envie. Après tout, il rêvait de reconstruire son pays comme son frère l'imaginait. Ce n'était pas qu'il ne voulait ni femme ni enfant dans sa vie, loin de là. Cependant, il aurait pensé que cela viendrait plus tard, quand sa situation se serait stabilisée. Quand il ne serait plus un combattant... Puis, il voulait faire sa vie chez lui et il ne pouvait décemment pas emmener sa famille dans un pays en guerre ! Seulement, il n'avait jamais trouvé le courage de dire en face à Isabelle qu'il souhaitait partir ; il avait bien trop peur de sa réaction, de la décevoir... Alors, pourquoi donc était-il si déçu de prendre l'avion, moyen de transport ô combien plus confortable et sûr que le voyage en Lokhlass ?
Tout simplement, ce qu'il n'avait pas envisagé de quitter une seule seconde, c'était Aleph-Zéro, Eclair-de-Liberté, Newton, la Migalos... Ils faisaient maintenant partie de sa vie. Ils étaient ses plus fidèles amis. Surtout, il savait bien qu'eux aussi voulaient absolument rentrer se battre à Vogra. Au lieu de cela, il les laissait comme fardeau supplémentaire à Isabelle. Bien sûr, Naïma serait sans doute contente qu'ils restassent auprès d'elle, ils seraient une maigre consolation à son départ. Il ne se faisait pas de soucis vraiment pour l'Insécateur et son amie. Eux, ils pourraient sans problème se débrouiller seuls. Il se dit même, et cela lui arracha un sourire, qu'Aleph-Zéro serait enfin débarrassé de lui. Pourtant, il savait que maintenant, ils ne se détestaient plus... Il aurait aimé poursuivre cette relation si étrange qui les enrichissaient tant tous les deux.
Par contre, Eclair-de-Liberté... Qu'allait-il devenir ? Lui qui comptait tant sur son dresseur, qui l'aimait plus que tout ! D'ailleurs, Vassili le trouvait trop attaché à lui, il avait peur de lui voler sa personnalité. Mais tout de même, s'il avait fallu l'ouvrir au monde, jamais il n'aurait osé le faire par sevrage. On était en train de leur faire subir une punition que personne n'aurait jamais dû avoir à subir ! Les lois ne tenaient-elles réellement pas compte des vies humaines, des Pokémon ? N'était-ce que de la théorisation chiffrée de données politiques ou économiques ? Il se dit alors que, plus que jamais, il était content de retourner à Vogra. Enfin, tout allait changer... Dimitri lui avait déjà ouvert les yeux, certes, mais ce qu'il vivait lui donnait l'impression que tout ce que son frère lui avait dit avait encore plus de sens qu'il ne l'aurait jamais cru.
On vint le chercher, après qu'il passa une nuit blanche à se morfondre, trouvant enfin la force de verser une larme. Malgré tous ses efforts de réflexion, il ne pouvait pas imaginer de moyen de faire revenir ses Pokémon avec lui. Il espérait qu'ils trouveraient un moyen de les rejoindre, bien que conscient que cela serait peu probable et très risqué pour eux. Il se trouva bien égoïste, de souhaiter qu'ils risquassent leurs vies pour le retrouver. Cependant, il ne pouvait pas se sortir cet espoir de la tête : il était son seul réconfort. Le gendarme lui apprit qu'il devait revoir Naïma et Isabelle... Il s'en réjouissait, alors même qu'il savait que ce serait probablement un entretien très dur, autant pour lui que pour elles.
Les deux femmes avaient du mal à contenir leurs larmes durant leur dernière conversation. Pourtant, elles firent tous les efforts possibles pour cacher leur tristesse. Elles ne voulaient pas donner encore plus de peine à Vassili tout en entretenant la leur. Alors que Naïma, bouleversée, s'apprêtait à prendre congé, le Vogriate murmura, comme un soldat qui expire :
................- Prends soin d'Eclair-de-Liberté. Il aura besoin de toi...
................- Je te le promets, répondit-elle, la voix nouée.
Aussitôt, elle se détourna et partit, presque en hâte, laissant Vassili seul avec Isabelle. Cette dernière phrase l'avait énormément secouée, car elle lui avait rappelé la nuit passée aux côtés du Pokémon. Elle savait donc qu'il avait raison de s'inquiéter pour lui... Seulement, elle se demanda qui des deux aurait plus besoin de l'autre ! Elle alla donc se réfugier à l'abri des regards, devant la gendarmerie, pour vider encore toutes les larmes de son corps. Elle n'eut pas le courage de libérer les Pokémon des Pokéball. Seul Vaillant-Rescapé restait à ses côtes, silencieux et immobile. La séparation l'affectait beaucoup et d'autant plus qu'il perdait l'occasion de rentrer à Vogra. Il n'aurait jamais imaginé que Vassili aurait pu y retourner sans lui.
Les deux autres, restés à l'intérieur, n'échangèrent qu'une phrase. Un « je t'aime » lancé comme une dernière bénédiction par Isabelle, de sa voix la plus douce, mais aussi la plus triste. Lui, ne trouva pas le courage de répondre. Il se contenta donc d'un sourire qui sonnait faux, les larmes lui montant aux yeux, à lui aussi. Il savait qu'il ne tenterait pas de revenir avant la fin de la guerre, s'il devait y survivre ; il l'avait décidé la veille et ne voulait en aucun cas revenir dessus. Elle évita donc volontairement de lui promettre de tout tenter pour traverser à nouveau la mer. Son pays d'accueil avait décidé pour lui qu'il retournerait se battre... Il ne voulait pas risquer un nouveau voyage clandestin, alors qu'il avait toujours vu sa place aux côtés des révolutionnaires. Evidemment, n'ayant pas trouvé le courage d'en parler avant à Isabelle, ce n'était pas à ce moment-là qu'il le ferait...
La journée passa. Ephémère, elle sembla cependant durer une éternité. Chaque minute rapprochait Vassili de sa terre, de son cher pays, des convictions qui étaient les siennes, ancrées au fond de lui. Toutes ces heures dans cette cellule lui pesaient, sans la joie ou le réconfort d'Eclair-de-Liberté, sans l'apparent détachement de Vaillant-Rescapé qui, finalement, l'aimait bien, au fond. Ces heures-là ne duraient sans doute pas seulement soixante minutes ! Pourtant, le moment redouté et attendu arriva. Le bus était là... Les clandestins montèrent. Le moteur démarra. Certains étaient véhéments, agités ; d'autres, résignés et calmes. Tous allaient quitter le pays, définitivement ou non, pour la première fois ou avec une certaine habitude.
Quand enfin le bus se gara, après plusieurs heures dans une chaleur humaine tout aussi moite qu'insupportable, Vassili espéra qu'il quitterait bien vite ce lieu. De grands grillages, hauts de plusieurs mètres et surmontés de barbelés, entouraient un bâtiment en béton gris. Des sacs plastiques, du papier hygiénique et autres déchets volaient au rythme du vent, retenus prisonniers, au même titre que les hommes, par la clôture. L'intérieur était encore plus désolant. La crasse recouvrait les murs, les clandestins de tous âges s'entassaient dans quelques mètres carrés, au sein de ce qui ressemblait vaguement à des chambres. Cette ressemblance était uniquement due au fait qu'un matelas se trouvait dans chacune de ces pièces, encore plus sale que le reste du bâtiment. Le brouhaha qu'il y régnait était difficilement supportable, les voix se superposaient dans des sons discordants...
Un garçon, d'une quinzaine d'années, jetait périodiquement des regards haineux à Vassili. Il semblait le surveiller, épier ses moindres gestes... A force, le Vogriate remarqua qu'il lui manquait une main, amputée au niveau du poignet. Intrigué par ce sentiment sans explication apparente, il décida d'essayer d'apprendre s'il en avait vraiment après lui.
................- Ça ne va pas, mon garçon ? demanda-t-il d'un ton amical.
................- Non, répondit-il sèchement sans même regarder son interlocuteur, en reniflant de mépris.
................- Je peux peut-être faire t'aider ?
................- Oui, tire-toi une balle dans la tête quand on t'aura renvoyé chez nous. On ne veut pas de vous.
................- Je suis Vogriate... C'est chez moi, aussi. Que veux-tu dire ?
Le jeune homme leva son poignet amputé à la hauteur du visage de Vassili. Il plongea ses yeux dans les siens ceux-ci et reprit :
................- Tes amis sont venus chez moi. Ils ont fusillés mon père, ma mère... En voulant les protéger, j'ai pris une balle dans la main. Je n'ai plus personne, à cause de vous ! J'ai risqué ma vie en venant pour échapper à l'enfer qu'est devenu mon pays par votre faute. J'ai quatorze ans et déjà, ma vie est fichue, alors que j'avais de vraies possibilités d'avenir, là-bas, avant que vous vouliez tout changer ; tout nous prendre, oui ! Je vous hais.
................- Je suis désolé pour toi, répondit Vassili compatissant, tout en levant sa main elle aussi amputée d'une phalange, bien que ne faisant aucun commentaire à ce sujet. Mais tu sais, parfois, il faut faire des sacrifices. J'ai moi aussi perdu ma sœur... La guerre fait des morts, c'est inévitable, bien que ce soit horrible.
................- Alors qu'elle se termine vite. Et surtout, que vous la perdiez, reprit-il après une courte pause.
L'échange avec ce garçon fit réfléchir Vassili. Il restait convaincu de se battre pour la bonne cause, conscient que la guerre faisait des morts. Son frère avait toujours dit que cela était nécessaire... Il pensait approuver son affirmation. Cependant, voir en face les vies détruites, comme il venait de le faire, était plus difficile qu'il ne l'aurait cru. Surtout en ce moment où sa peine lui pesait énormément. Il alla se coincer dans un coin, bien qu'il ne pût trouver de réelle tranquillité.
Son attente ne dura heureusement pas très longtemps. En quelques jours seulement, on lui posa des questions sur son origine, sa santé... Evidemment, il cacha qu'il était un des « rebelles », inventant une explication à la provenance de son treillis. Les autorités ne le crurent ni ne le soupçonnèrent, elles n'en avaient en réalité rien à faire. On lui donna l'équivalent en argent de deux repas, puis il monta dans un avion qui devait le ramener chez lui. Il devait prendre le car, une fois arrivé, mais il s'éclipsa à l'atterrissage. Personne ne le chercha. Maintenant qu'il était de retour sur sa terre natale, on n'avait plus de soucis à se faire.
Le Vogriate traversa les clôtures de l'aéroport. Cette cascade lui demanda quelques efforts, mais il y parvint après plusieurs essais infructueux. Un découvert entourait les pistes, de l'autre côté du bâtiment. Il traversa en courant, comme s'il eut peur de se faire prendre, pour aller se réfugier dans de la végétation, à quelques centaines de mètres. Il s'assit dans l'herbe, pour sortir et étudier sa carte. Elle avait souffert de l'humidité du voyage aller, de la course sur le dos de Newton, mais elle était toujours lisible. Vassili se mit en route pour les deux cent quarante kilomètres qui le séparait de sa destination : un petit camp caché au milieu d'une forêt. Il espérait seulement qu'il n'avait pas été détruit durant son absence.