Chapitre unique
Assis devant mon ordinateur, les yeux rivés sur l'écran, je cherche... Je sillonne entre les photos de cerveaux et les IRM divers, afin de trouver celles qui m'intéressent. À côté de moi, sur sa niche, mon Grahyena est couché. Il me regarde, je sais ce qu'il veut, ses deux yeux me le disent : « Jack, arrête de travailler, viens au parc, viens avec moi! », mais je ne peux pas, pas tout de suite, je dois terminer ma thèse. Les maladies mentales sont nombreuses, mais une seule m'intéresse pour l'instant : le trouble maniaco-dépressif. C'est passionnant! Mon frère l'a eue il y a quatre ans, mais maintenant il va mieux.
Quelques petites réflexions sur moi-même, comme à chaque fois que je pars au travail. Tout en mettant mon manteau, je me fais ma petite fiche personnelle dans ma tête, juste pour être sur:
NOM : Lambert
PRÉNOM : Jack
RÉSIDENCE : New York
Bon, jusque là pas de souci, je ne suis pas atteint d'amnésie. Je suis un peu rassuré. C'est vrai qu'à force de vivre près des maladies, on a peur de les attraper. Tout en nourrissant mon Grahyena, je continue :
TRAVAIL : scientifique
ACTIVITÉ : écriture de la thèse : « les maladies mentales »
FAMILLE : un frère
AMIS : Grahyena
Mon Grahyena est mon seul ami, et ma seule compagnie. Son magnifique poil lustré gris et noir, son caractère joueur, et ses yeux surtout, l'un rouge, l'autre tout blanc. Ils sont magnifiques. C'est le seul Grahyena aux yeux vairons que je connaisse. Avant de partir, je câline mon ami, lui promet une promenade au parc dès mon retour, et je pars.
Dans l'ascenseur, je pense à mon frère. Dernière trace vivante de ma famille, mes parents étant morts dans un accident de voiture. Cela fait longtemps que je ne l'ai pas vu. « la comptabilité vole tout ton temps libre » me dit-il à chaque fois. Mais il me manque un peu, même s'il arrive ce soir. J'ai hâte de le revoir, lui et son Pokémon qu'il ne m'a jamais montré encore. Je sais ce qu'il me dira quand je le verrai : « Ah! Mon hypocondriaque préféré! », Et moi comme toujours je lui dirais : « je ne suis pas hypocondriaque, je fais simplement attention à ma santé mentale c'est tout! », puis ensuite...
- Monsieur excusez-moi mais vous bloquez l'ascenseur!
- Oh! Pardon!
Et voilà! C'est la troisième fois que je passe pour un abruti! Perdu dans mes pensées, je n'avais pas vu que l'ascenseur était arrivé et j'ai bloqué le passage à un homme qui a l'air d'être très pressé, vu le ton agressif qu'il a pris. Plus personne ne prend le temps de vivre! Avec mon Grahyena au moins, on se balade tranquillement dans Central Park, on s'allonge à l'ombre d'un chêne, près duquel les gens passent, sur un sentier battu. C'est là-bas que nous irons ce soir, je lui ai promis. Et il le sait, il est tellement intelligent, j'ai l'impression qu'il sait exactement ce que je veux, qu'il me comprend.
Il pleut encore! C'est la troisième fois cette semaine, j'en ai marre! Mieux vaut ne pas prendre la voiture, c'est la meilleur chose à faire, car les rues sont bondées. Les chauffeurs, évidemment mécontent de ne pas avancer, hurlent des insanités, couvertes par le bruits des klaxons. C'est toujours la même chose. Pour les trottoirs, ce n'est pas mieux. C'est une foule de pingouins en complet vestons, qui s'entassent et se suivent. Cela me rappelle des Prinplouf, même si je n'en ai jamais vu. En plus, comme il pleut, Il y a un nuage de parapluie au-dessus de nos têtes et on risque à chaque fois de perdre un œil.
Me voilà enfin devant mon lieu de travail : un immeuble de quatre-vingts étages, le Département Scientifique de New York. Au douzième se situe le Centre du cerveau, mon département. Une fois arrivé, je rejoins mon équipe, qui m'accueille par un petit bonjour gêné. Ils ne sont pas méchants, mais depuis qu'ils savent que j'ai un Grahyena, ils sont plus distants, car à New York, les Pokémon sont très mal vus. Une fois mon sarrau enfilé, je me remet au travail : l'étude d'un cerveau animal. Mes collègues tentent tant bien que mal de me faire la conversation :
- Et... Ça avance ta thèse?
- Plutôt oui, lui répondis-je, je viens de finir mon chapitre sur la schizophrénie, et je m'attaque maintenant aux dépressifs. C'est passionnant!
- Ah...
- Oui! Tu savais que certains schizophrènes peuvent reconnaître les personnes qu'ils inventent? Apparemment, Les personnes inventées aurait toutes quelque choses en commun que les personnes réelles n'auraient pas : tous les cheveux bleus, ou...
- Du calme et au travail!
C'est la chef. Elle est plus dure avec nous, mais bon, il faut s'y faire. En plus, elle ne m'aime pas beaucoup, ce qui rend plus difficile sa compagnie. Et nous reprenons le travail. La salle n'est pas extraordinaire. Des rangées de tables avec tout le matériel scientifique de base, et sur la droite, un petit bureau contenant ordinateur et tranquillité pour qui s'y enferme.
Durant tout l'après-midi, je pensait à Grahyena. Il devait sûrement dormir maintenant, il est tellement fainéant, mais comme ça il garde ces forces pour ce soir. Quand je rentrerais, il me sautera au cou, et nous sortirons au parc, près de ce chêne qu'il adore tellement. Là-bas, il y a très peu de monde, donc on est plus tranquilles, et c'est tant mieux. C'est vrai que comme je suis tout le temps avec lui, j'ai tendance à oublier les autres et paraître antisocial. Mais je blâme plutôt la ville, qui interdit les Pokémon. En Europe, en Afrique et même au Pôle Nord, ces petites bestioles peuvent exister, mais il a fallu que je naisse dans l'endroit où ils sont interdits! Pourtant, je ne sais pas comment je ferais sans Grahyena... Il me permet de parler à quelqu'un d'autre que mon reflet.
Il est cinq heure, je rentre à la maison. Mon frère doit arriver vers sept heures, donc j'ai le temps. De toute façon il a les clés de chez moi. Comme d'habitude, Grahyena fut ravi de me voir. Il me le montra à sa manière, en me sautant au cou. Il me lèche les joues avec tendresse. Sa queue remue frénétiquement : il sait que nous allons au parc. N'ayant besoin de rien, je vais me changer. Avant de partir, je vérifie quand même mon teint, mes yeux et ma langue, on ne sait jamais, avec tous ces microbes qui rôdent. Et nous voilà sortis. Je ne prend pas l'ascenseur, d'abord pour éviter de passer pour un idiot comme ce matin, mais aussi pour que Grahyena fasse un peu d'exercice. Et puis seize étages, c'est pas grand chose.
Arrivé près du chêne, je m'assoit et regarde les nuages. J'essaye de deviner les formes : là je voit un petit Salamèche, et ici un Tauros, mais un peu déformé. Hormis mon Grahyena, Les seuls Pokémon que je vois sont dans les nuages. Je tourne ma tête pour observer les passants. Tous pressés, ils ne prennent pas le temps de profiter du moment présent. Soudain, il en arrive un qui ressemble étonnamment à mon frère : les cheveux bruns, la tête toute ronde, les yeux très bleus. Mais mon frère a quelque chose que cet étranger n'avait pas, une sorte d'effet secondaire des antidépresseurs, ça le rend unique.
Grahyena pose sa tête sur mes genoux, et je me met à la caresser. Et comme d'habitude, les gens nous regardent d'un air choqué, voire interloqué. Mais c'est normal, je suis le seul à oser toucher un Pokémon en public. Tiens, un collègue de travail! Je vais lui parler :
- Tiens salut!
- Ah... Salut Jack, me dit-il d'une voix gênée
- Qu'est-ce que tu fait là?
- J'ai un dîner avec ma femme...
- Ah! Moi j'attends mon frère!
- Ah, oui... Ton frère
Il m'a répondu comme s'il le connaissait, mais c'est sûrement parce que j'en parle beaucoup au travail. Le ton de sa voix est étrange, à la fois de l'indifférence, du malaise et presque de l'ironie. Après quelques secondes gênée, il me demande :
- Euh... Ton frère n'était pas dépressif?
- Si, lui dis-je, mais il va mieux grâce aux médicaments, mais c'est fou! Ceux qu'il prenait lui ont fait perdre la couleur de son iris droit! Son œil est complètement blanc! Les médicaments ne parlaient pas de cet effet. Il voit très bien, mais son œil est tout blanc.
- Ah, si tu le dis... Mais je dois y aller.... À demain!
Et avant d'avoir pu lui répondre, il pars. Il a encore eu ce même ton d'indifférence sarcastique, mais je m'en fiche, je sais qu'il me trouve bizarre. Je retourne donc sous mon arbre, près de mon Grahyena qui courait joyeusement sur l'herbe, chassant des papillons. Soudain, il s'arrête, et fixe quelque chose. C'est un Ceribou! Je n'en avais jamais vu avant.
- Bonjour petit!
Peureux, il s'est enfui quand il m'a vu arriver. Alors je ne bouge pas, et il retourne voir mon Grahyena. Il est mignon! Tout rose, et ... Tiens? Il a un œil sans iris également! Mais je sens quelqu'un qui me tapote l'épaule. C'est un gendarme.
- Monsieur, veuillez me suivre s'il vous plaît.
- Euh... très bien. Grahyena, viens!
Le gendarme, un homme corpulent, me fixe d'une façon étrange alors que Grahyena accoure vers moi.
Il recule de quelque pas, puis balbutie son ordre une deuxième fois. Je savais que les Pokémon effrayaient, mais pas à ce point-là. Le Ceribou, ayant pris peur, s'est enfui. Je dit donc :
- Vous avez fait peur au Ceribou!
- Euh... Ne... Ne pardons pas de temps s'il vous plaît!
Tout en suivant le policier, je regarde le paysage : un très grand contraste entre le vert de la nature luxuriante, et le gris des immeubles. On peut parler de compétition entre la cime des arbres et le haut des gratte-ciel : qui atteindra le ciel en premier? On sait le vainqueur, mais si l'Homme se rapproche de plus en plus des nuages, c'est pour mieux s'écraser sur la terre. Ma propre métaphore pour dire que l'Homme est créateur de sa perte. Et comme je suis toujours perdu dans mes pensée, je n'ai pas remarqué que j'étais dans une voiture.
Je profite d'être assis pour rassurer mon Grahyena : « ça va aller. Il vont juste me faire signer des papiers, parce que j'ai un Pokémon, mais sinon tout ira bien. » Son museau sur ma cuisse, il me fixe avec ses yeux vairons rempli de tristesse, il fait peine à voir. Dans le rétroviseur, le gendarme me regarde bizarrement.
Arrivé au commissariat, je suis enfermé dans une salle avec un homme en sarrau. Un blond, très grand, fier de lui à en juger sa posture. Mon Grahyena se met à gronder à sa vue.
- Jack Lambert? Enchanté je suis Patrick Pratt, psychologue, me dit-il, sa main tendue vers moi.
Alors qu'il me sert la main, Grahyena se met à aboyer, alors je lui dit :
- Excusez-le, je ne sais pas ce qu'il a. Arrête Grahyena!
Je me penche pour le calmer, il tremble de tout son corps, il ne veut pas voir cet homme. Je ne comprend pas! Jamais il ne faisait attention aux personnes avant aujourd'hui. Alors que je lui flatte le flanc, je vois que le psychologue tape du pied, alors je me relève, m'excuse et m'assoit.
Il m'a posé des dizaines de questions, pour savoir mon nom, mon âge, ma résidence... Au bout d'un moment, voyant que l'heure tournait, il était déjà sept heures et demi, je lui dis :
- Monsieur, j'ai un invité chez moi, et je suis en retard d'un demi-heure, alors j'aimerais pouvoir terminer cet entretien insensé au plus vite. Venez-en au fait je vous prie.
- Vous habitez bien dans l'immeuble vingt-cinq de Park Avenue? À l'étage seize?
- C'est exact, mais pourquoi...? répondis-je, interloqué par la question
- Deux agents sont chez vous en se moment même, et il n'y a personne.
Je caresse Grahyena nerveusement. Pourquoi des agents viendraient dans mon appartement? Je n'ai rien d'un dealer, et jamais je n'ai eu de problèmes avec les autorités. Je lui dit donc :
- Il est peut-être en retard... Ça lui arrive souvent. Et puis, de quel droit des gendarmes entrent chez moi?
- Vous attendez bien votre frère?
- Oui...
Je suis inquiet. Je ne sais pas ce qui se passe. Et ce psychologue commence à m'énerver, il ne répond pas à mes question, mais ne se gêne pas d'en poser. Grahyena me regarde, mais je ne sais pas ce qu'il veut. Ses yeux me fixent, mais d'une façon si intense que je ne peux pas le soutenir. Après un long moment, le l'homme me dit :
- Monsieur, votre frère ne viendra jamais. Il n'est d'ailleurs jamais venu. Vous l'avez inventé.
Quoi? Non, je ne peux pas y croire! C'est n'importe quoi! Mon frère, inventé? Pourtant... Après réflexion, c'est logique : Il ne m'a jamais envoyé de courriel, jamais aucune lettre, et je ne suis jamais allé chez lui... Mais arrête des bêtises Jack, c'est impossible! J'ai un frère! Non, cet homme dit n'importe quoi!
Grahyena couine, je lui serre le cou trop fort.
- Je comprend votre désarroi, et je pense que vous ne devez même pas le croire, alors je vous pose une question : comment s'appelle-t-il?
Il s'appelle...
Pas besoin de répondre. C'est vrai. Je ne sais pas le nom de mon frère. Il n'en a pas, puisqu'il n'existe pas. Je regarde avec insistance mon Grahyena, je veux qu'il me dise que cet homme ment, que je vais voir mon frère ce soir, mais non, il se contente de me fixer comme il ne l'avait jamais fait avant, un mélange de compassion et de tristesse. D'habitude, je sais ce qu'il veut quand il me regarde, mais là il ne veut rien, juste me regarder.
Je n'ai pas de frère... Je ne pouvais pas le croire, c'est impossible! Et pourtant, je suis là, devant un homme impassible qui me prouve que toute ma vie je me suis inventé un frère, et à l'instar d'un bourreau face à sa victime, il laisse tomber ses mots, comme il aurait pu laisser tomber la guillotine, l'effet est le même. Pas de frère...
- Vous êtes atteint d'un cas rarissime de schizophrénie, me dit l'homme, et je doit vous examiner
Avant d'avoir pu faire un seul geste, je me retrouve endormi. À mon réveil, je ne sais pas ou je suis. Une salle entièrement blanche aux murs sont faits de mousse. À ma droite, le petit confort d'un prisonnier : toilettes et lavabo. Sous moi se trouve un lit, petit lit simple avec une couverture miteuse et un matelas dur. En m'adossant sur le mur, j'entend des voix. Elles viennent de la canalisation derrière moi. C'est la voix de mon bourreau de psychologue :
- ... Comme je vous le dit, il invente presque tout un monde autour de lui. Même son lieu de travail peut être inventé. Ce n'est pas le cas, mais il s'est crée toute une équipe alors qu'il travaillait seul là-bas... Je pense que cela est dû à son accident de voiture, qui laisse des grands traumatismes. Je l'ai vu tout à l'heure dans mon bureau... Il a des comportements bizarres... Le gendarme qui l'a accompagné me l'a confirmé aussi. Enfin vous verrez tout à l'heure.
Je suis seul. Je l'ai toujours été depuis mes huit ans, à la mort de mes parents. Abandonné dans mon monde, je n'ai vécu que pour mon frère et... Grahyena! Il est là, devant moi!
- Oh, Grahyena, mon ami! Tu es le seul qui me rattache à la vie! Mais comment tu as...
Une minute! Comment a-t-il pu rentrer? Il a dû déjouer les gardes rentrer à leur insu. Mais il est bizarre... Il est juste en face de moi, près du mur, assis bien droit et il me fixe. Je ne peux pas supporter son regard, mais pourtant, ses yeux semblent dire « regarde moi! ». Alors je le regarde...
Je veux mourir. Comme un frénétique, je déchire mon matelas. Les larmes ruissèlent sur mon visage. J'ai envie de crier, de tout détruire. Grahyena me regarde, je voudrais qu'il vienne vers moi, qu'il me lèche, mais il ne le fera plus jamais. Et peut-être ne l'a-t-il jamais fait... Jack, tu sais tout ça, tu l'as vu! La schizophrénie, tu connais, tu as un moyen de savoir qui existe, tu l'as dit à tes collègues ce matin!
Tout s'explique. Les gens, leur comportement, les Pokémon... Ils sont bannis de New York et je n'en ai jamais vu parce que... Je ne peux pas le croire! Non, je ne veux pas le croire! Pourtant... C'est tellement clair maintenant. Je peux savoir ce que j'invente. Je le sais, et ça me tue.
Je vais mourir. Un ressort dans la main, fraîchement sorti du matelas, je regarde une dernière fois Grahyena. Il ne bouge pas, il me fixe, toujours il me fixe. Finalement, ce n'est qu'un Pokémon, et c'est quoi un Pokémon? Un animal? Une bête? Non. C'est autre chose. C'est Grahyena, c'est Ceribou, et c'est mon frère aussi.
Je suis mort. Le ressort me fait mal. Je vois flou, mais c'est bientôt fini. Et maintenant j'ai ma réponse. C'est quoi un Pokémon? C'est simplement un œil blanc.