Le soleil tapait fort. Mathilde s'était enfermée dans un silence plus blessant que toutes les insultes qu'elle aurait pu lancer à Jérémie pour condamner sa curiosité déplacée. C'était du moins ce que le jeune homme ressentait. Cyril, Ratchet et Ariane n'avaient rien remarqué de ce manège et s'interrogèrent donc sur l'attitude distante de Mathilde lorsqu'ils eurent fini leur entraînement :
- Que se passe-t-il ? demanda Cyril en s'approchant de Mathilde avec un air compatissant. On dirait que t'as vu un fantôme, tu es toute blanche !
- Demande à Jérémie ! lança-t-elle sur un ton péremptoire en levant le nez en l'air.
Et elle s'écarta du groupe de deux grandes enjambées furieuses, laissant derrière elle un Cyril pantois et intrigué. Incrédule, il adressa un regard de reproche à Jérémie, comme pour lui demander pourquoi Mathilde était si soudainement à fleur de peau. D'un geste de la main, celui-ci invita son ami à le rejoindre et lui souffla à l'oreille :
- Écoute, je ne sais pas exactement. Je lui ai pris des mains un journal qu'elle cachait pour le lire, rien de plus. Mais pour je ne sais quelle raison, il semblerait que ça ne lui ait pas plu du tout.
- De quoi parlait la dépêche exactement ? demanda Cyril, perspicace.
Ouvrant des yeux ronds, Jérémie retint son souffle. Il n'avait pas pensé que quelque chose en rapport avec l'article lui-même aurait pu provoquer cette colère irraisonnée. Pour lui, il ne s'était vraisemblablement agi que d'un caprice de femme sans grand rapport avec le journal. Mais, maintenant que Cyril le soulignait, peut-être y avait-il une autre raison à la rancœur de son amie. Visiblement, ce n'était pas dû au fait qu'il ait appris la nouvelle de l'évasion. Peut-être lui en voulait-elle... parce qu'il avait lu quelque chose qu'elle voulait lui dissimuler. Aurait-ce un quelconque rapport avec ce Tobias Dihyllis ? Mathilde le connaîtrait-elle ?
Indécis, Jérémie détailla alors à Cyril le contenu de l'article. Une fois cela fait, son interlocuteur plaqua une main devant sa bouche, l'air effaré. Ses yeux affolés lançaient des regards implorants, comme pour supplier Jérémie de se démentir lui-même. Mais le jeune homme confirma d'un signe de tête, résigné. Cyril sembla alors s'imprégner progressivement de la vérité, baissant les bras en tremblant. Étrangement, cette nouvelle paraissait avoir un impact considérable sur lui. Même si cette évasion avait de quoi alarmer grandement, Jérémie trouvait la réaction de Cyril plutôt exagérée. On aurait dit qu'il venait d'apprendre le décès de toute sa famille sur le coup. Il ne put que s'étonner davantage... Que lui cachaient Mathilde et Cyril ?
- Lui... en liberté ? Mais alors, ça veut dire que... les autres aussi... balbutia ce dernier sans remarquer Jérémie, le regard absent.
Comme détaché du monde et vidé de toute âme, Cyril alla chercher appui sur un mur de pierre proche, plus tremblant qu'une feuille. Sa démarche irrégulière et son teint livide avaient intrigué Jérémie au plus haut point. Décidément, certaines choses lui échappaient plus qu'il n'osait se l'avouer. Son ami donnait l'impression de pouvoir s'effondrer à la moindre contrariété. Et cela lui était insupportable. Entre ça et l'attitude glaciale de Mathilde, il sentait que sa journée était loin d'être la plus belle de toutes. Bon sang !
Maintenant qu'ils s'apprêtaient tous à retourner à Autequia, peut-être pourraient-ils décompresser et oublier ces problèmes ? Si du moins Jérémie l'espérait profondément, il savait pertinemment que les chances étaient minces pour que cela arrive. Ratchet lui adressa un regard inquisiteur tandis qu'il s'approchait de lui et Ariane. Visiblement, il avait noté ce changement de comportement inhabituel et s'en intriguait.
- Va pas croire que je me fais du mouron pour eux, - et surtout pas pour ce crétin de rouquin -, mais pourrais-je savoir pourquoi on dirait qu'ils font la tête ? demanda-t-il à Jérémie d'un ton cinglant en croisant les bras.
- A vrai dire, je n'en ai absolument aucune idée, avoua le jeune homme en baissant la tête, l'air désemparé. Faut-il croire que je ne les connais pas si bien que ça malgré les années ?
Un peu honteux de maintenir ses vis-à-vis dans l'ignorance, il décida de tout leur raconter sur l'évasion de Tobias. Ariane accueillit la nouvelle avec un flegme désarmant, se contentant d'une simple moue désapprobatrice. Ratchet, quant à lui, vrilla Jérémie comme pour le mettre au défi de lui annoncer que c'était une blague de mauvais goût. Voyant qu'il n'en était rien, il soupira avec dédain et tripota la manchette de son blazer bleu nuit.
- Encore un guignol qui veut la peau du monde entier je suppose, asséna-t-il à un Tobias invisible en sondant le ciel vide. J'ai déjà entendu parler de ce fou furieux. Il paraît qu'à l'époque, il avait sous ses ordres d'horribles criminels qui se chargeaient d'effectuer les enlèvements pour lui. Des criminels dont on a jamais pu prouver l'existence d'ailleurs... Mais croyez-moi, ajouta-t-il en scrutant Jérémie et Ariane avec un sérieux plutôt rare de sa part, mieux vaut ne pas croiser la route de ce satané type. Sinon nous finirions coupés en petits morceaux ou lobotomisés dans le cadre de ses expériences. Un malade dans son genre, il en existe pas deux sur Terre. Ce mec... est capable de tout.
Le ton chargé de gravité de Ratchet n'était pas anodin. Jérémie savait qu'il était courageux par bien des aspects et que le voir se rendre à l'évidence n'augurait rien de bon. Son réalisme déconcertant et impitoyable avait en l'instant quelque chose de particulièrement sinistre. Et malgré lui, Jérémie sentit un frisson désagréable lui parcourir l'échine. Pourquoi la simple prononciation du nom de Tobias semblait-elle emplir de peur et de remord le cœur des hommes ? C'était incompréhensible, tout simplement. Qu'avait donc pu perpétrer cet individu pour traumatiser dans la durée tout un monde ?
Dans leur dos, Mathilde continuait de marcher la tête basse, s'éloignant de plus en plus. Apparemment, elle n'avait pas noté que personne ne la suivait. En fait, elle semblait ne pas s'en soucier le moins du monde. Ce ne fut qu'au prix d'une exclamation de Cyril que le groupe recentra son attention sur elle :
- Où est passée Mathilde ?
Finies les appréhensions au sujet de Tobias, Jérémie n'y pensait déjà plus. Tout ce qu'il savait, c'est que son amie restait invisible partout où portait son regard effaré. De toute évidence, Ariane et Ratchet eux aussi paraissaient avoir momentanément oublié le cas de Tobias. L'air fureteur, ils scrutaient la vaste étendue semblable à une steppe qui s'offrait à eux. En l'espace d'une fraction de seconde, Mathilde s'était volatilisée... Comment une telle chose était possible ?
- Peut-être qu'elle a rejoint le Site Météore ? suggéra Jérémie d'une voix qu'il essayait vainement de rendre détendue.
Seule cette explication lui venait à l'esprit. De nombreux massifs rocheux, acérés comme usés, se dressaient à une centaine de mètres de là. C'était un labyrinthe de pierre brunâtre qui dissimulait ses secrets à quiconque l'observait de l'extérieur... Mathilde l'aurait-elle gagné pour une raison ou une autre ?
Plus loin, un véritable monolithe de pierre brute et noire culminait plus haut encore, projetant des ombres sinistres sur son entourage. Le Site Météore, un lieu réputé comme mystérieux et dangereux à la fois. Aussi bien pour sa faune belliqueuse que pour ses reliefs aiguisés, cette gigantesque caverne se révélait un véritable piège naturel. Si Jérémie avait été à la place des randonneurs qui s'y risquaient, - si tant est qu'il puisse l'être -, il aurait eu davantage que de simples réticences. Mais cette fois-ci, les circonstances étaient quelque peu différentes. Et ce fut donc sans hésitation que Jérémie se précipita vers la zone rocheuse, laissant dans son sillage des compagnons ahuris. En quelques secondes, il avait disparu.
- Où est passé ce crétin ?
Ratchet maugréa à tout rompre, les poings serrés. Derrière lui, Ariane et Cyril échangeaient des regards désappointés et exaspérés à la fois. Le groupe s'était retrouvé scindé en l'espace de quelques minutes, et Cyril n'aimait guère cela. Si l'adolescent avait bien appris une chose au cours de son existence, c'est que la désunion n'apportait jamais rien de bon. Jamais. Aussi se retrouver privé de Jérémie et Mathilde n'augurait que des problèmes. Il fallait les retrouver, à tout prix.
Alors qu'il en venait à cette conclusion et s'apprêtait à partir, un crissement étrange le stoppa dans son élan. Il s'ensuivit d'une profusion de ricanements et d'exclamations étouffées. Les yeux remplis d'effroi, Cyril tourna le visage. Plus que tout, il redoutait ce qu'il allait voir... En effet, certains des ricanements ne lui étaient pas étrangers. Avait-il eu raison de suspecter leur venue ? Se pourrait-il qu'après tout ce temps passé, ils soient de nouveaux rassemblés ? Se pourrait-il vraiment... que ce soient eux ?!
Jérémie courut à perdre haleine sur des centaines de mètres, se faufilant agilement mais nerveusement dans les différentes galeries de pierre qui serpentaient un peu partout. Il bifurquait un coup à droite, un coup à gauche... puis retombait invariablement sur une autre galerie, conforme en tout point à la précédente. Très vite, Jérémie dut se rendre à l'évidence : il s'était perdu et n'avait à présent aucune idée de sa position exacte. Et là, il ne put que se maudire. Quel écervelé il faisait ! Comment espérait-il retrouver Mathilde en s'égarant dans ce dédale montagneux ? Même un enfant ignorant n'aurait pas commis une telle erreur !
- Aurais-tu perdu ton chemin, jeune homme ? fit une voix douce et monocorde dans son dos.
- Qu'est-ce... ? haleta Jérémie en faisant volte-face.
Ses yeux s'écarquillèrent alors et il réprima un cri. S'il existait une personne capable de l'angoisser plus encore qu'il ne l'était déjà, c'était bien l'homme qui se tenait devant lui !
Le vent se levait petit à petit, faisant doucement bruisser une végétation que Jérémie ne pouvait voir en l'instant. Devant lui, un véritable colosse l'avisait du regard, inflexible. Sa peau était plus noire que la roche qui constituait le Site Météore. Son visage aux nez épaté et à la forte mâchoire ne laissait rien transparaître, de même que ses yeux noirs réduits à deux fentes. Avec son crâne chauve, il ressemblait trait pour trait à un de ces grands guerriers qui bâtissaient les légendes. Et Jérémie, malgré le ton doux sur lequel l'homme lui avait parlé, ne put s'empêcher de frissonner longuement. Les lèvres épaisses de son vis-à-vis étaient étrangement pincées mais même ainsi, il était impossible de savoir ce qu'il pensait. A l'étriper grâce à ses bras robustes, ou peut-être à lui briser les os dans une étreinte bestiale ?
L'individu portait une sorte de longue toge à motifs linéaires, un pantalon plissé à pans larges et des sandales. Ainsi, il avait l'apparence d'un insolite religieux. Toutefois, il y avait fort à parier que celui-ci ne venait pas prêcher la bonne parole.
- Alors serait-ce toi... le fameux Jérémie Marchal ? demanda le noir de sa voix monocorde en paraissant presque s'ennuyer.
- Ça se pourrait, répondit le jeune homme avec précaution. Et vous ? Puis-je savoir qui vous êtes ?
- Bien évidemment, il aurait été extrêmement impoli de ma part de ne pas me présenter. Je m'appelle Salomon. Salomon Nesseyria.
Bien que ce nom ne lui évoquait rien, Jérémie frissonna derechef. Son interlocuteur respirait un calme olympien, mais pourtant l'adolescent en avait une peur irraisonnée. Pourquoi donc ?
- Tu sembles avoir perdu ton chemin... reprit Salomon sans se départir de son calme. Veux-tu que je t'aide à trouver la bonne voie ?
Plus perspicace que la majorité des jeunes de son âge, Jérémie perçut immédiatement l'étrange inflexion de sa voix. Salomon semblait vouloir lui suggérer autre chose. Lui proposerait-il de rejoindre une sorte de secte à laquelle il appartiendrait ? Si c'était vraiment le cas, mieux valait ne pas s'attarder dans les parages...
- Je pense que ça ira... Monsieur, ajouta Jérémie d'une voix la plus courtoise possible. Il se trouve que je cherchais une amie et que j'ai été un peu désorienté dans le feu de l'action, mais je pense pouvoir m'en sortir tout seul. Je préfère accomplir les choses de ma propre initiative, afin de me forger une expérience...
- C'est louable de ta part, assura Salomon en s'autorisant un sourire, toutefois indéfinissable. Je crois bien avoir vu une jeune fille aux longs cheveux noirs et à la veste turquoise... Serait-ce, par le plus grand des hasards, ton amie ? Si oui, je peux t'y emmener. Elle paraissait se rendre au Site Météore.
Les yeux ronds, Jérémie fit de son mieux pour ne rien laisser paraître de sa stupeur. Maintenant qu'il avait une bonne raison de suivre cet individu, il lui serait difficile de refuser son aide. Mathilde pouvait très bien avoir des problèmes... Et pourtant, quelque chose chez ce Salomon l'interpellait au plus haut point... Allait-il écouter sa raison ou ses sentiments ?