A travers le brouillard 1/3
C'était une journée brumeuse. Tout le monde était resté chez soi pour ne pas avoir à affronter l'épaisse purée de pois humide qui stagnait dans le village.
Enfin, presque tout le monde. Quelque part au milieu de cette nappe aussi grise qu'une éminence deux petites tâches blanches s'agitaient. Puis une voix, appartenant à un jeune mâle un peu boudeur s'éleva :
-Où qu'on va trouver ça d'abord ? A quoi ça ressemble un « rubis magique d'envoûtement » ?
Une seconde voix, de petite femelle sûre d'elle, répondit :
-Il a dit « à la serre ». Alors on va à la serre.
-Mais les rubis poussent pas sur les arbres.
-Ben oui, mais là, c'est un rubis magique ! Donc peut-être qu'il pousse sur les arbres quand même !
Et ainsi fut fait. Les deux petits pokémons se dirigèrent vers la serre du village, qui émettait une faible lueur orangée étouffée par la grisaille.
Soudain, un bruit de galopade se fit entendre. Les deux jeunes se figèrent et se tapirent derrière un buisson proche. Une forme blanche et fantomatique passa près d'eux en trombe puis disparut dans la masse grisonnante. La jeune pokémon femelle demanda :
-Tu crois qu'il vient pour nous ?
L'autre répondit :
-Je ne sais pas. Peut-être a-t-il juste un message. Ou alors il a trouvé quelque chose. Mais on doit trouver toutes les pièces du trésor. Donc il vaut mieux l'éviter, au cas où il viendrait pour nous en empêcher...
Une fois certains que le danger était écarté, ils reprirent prudemment leur route vers l'attirante lumière chaude de la serre. Ils y arrivèrent moins d'une minute plus tard.
La serre était une immense cavité rocheuse à l'intérieur de laquelle des pokémons feu et plante faisaient pousser des rangées entières d'arbres à baies, destinées à nourrir tout le village, surtout en hiver.
On pouvait mieux distinguer les nouveaux venus à présent. La première était une boule de poil duveteuse et blanche à quatre pattes, pourvue d'une corne et d'une queue comme des lames d'obsidienne, le second était une tête blanche sur un corps d'insecte gris et pourvue de cinq cornes rouges et ondulées comme des rayons de soleil sur les dessins d'enfant. Discrètement, ils rampèrent à travers les arbres. Puis ils prirent une inspiration, s'exposèrent à la vue de tous et s'adressèrent à la chapignon qui dirigeait la serre.
-Madame Surrue ?
La pokémon plante sursauta, puis se tourna vers les deux jeunes :
-Ah mes petits, c'est vous ! Comment ça va ?
-On va. Sur nos pattes. Qu'est-ce que vous faites ?
-Je vérifie le degré de maturité des fraives. Comment va votre papa ?
-Il va.
-Et votre papounet ?
-Il va aussi. Dites, on cherche un « rubis magique au pouvoir d'envoûtement ». Vous avez ça ?
Soudain, Madame Surrue prit un air méditatif.
-Ah, le fameux rubis magique... Oui, je vois. Vous n'êtes pas les premiers aujourd'hui à venir m'en parler...
-Vraiment ?
-Oui, il y a eu cet étrange type... Un espèce de demi-feurisson...
Le petit demanda, incrédule :
-Un demi-feurisson ? Comment on peut être un demi-feurisson ? On est un entier où on est pas. Enfin on est plus. Ou alors on a très mal.
La petite demanda, avec la curiosité innocente propre aux enfants :
-C'était quelle moitié ? Le haut ou le bas ? Ou la gauche ou la droite ?
-Dites-moi mes petits, que comptez vous faire avec ce rubis magique ? Vous comprendrez que je ne peux pas le laisser à n'importe qui... Après tout, c'est un objet magique.
La jeune boule de poil déclara comme en récitant consciencieusement :
-On va faire de la chimie pour en tirer l'essence et faire une mixture magique qui rend les gens heureux !
Son frère ajouta :
-Comme un vrai trésor !
-Oh-oh. Une bien noble cause... Bien. Je vous laisse le rubis magique à condition que vous m'apportiez un peu de cette mixture-trésor que vous aurez préparé. Marché conclu ?
Et ainsi en fut-il décidé. Mme Surrue la chapignon les conduisit dans la chambre froide où on conservait les baies arrivées à maturité pour éviter qu'elles ne pourrissent trop vite.
-Voyons voir, je l'ai caché quelque part par là...
Elle farfouilla dans une caisse, puis en retira un étrange objet, ovale, strié sur la longueur, et d'un rouge criard... Mais ce qui frappa le plus les deux jeunes pokémons, c'était son odeur. Douce, sucrée, alléchante au possible... A peine avait-elle frappé leurs petits naseaux qu'ils se sentirent saliver. La magie de cet étrange rubis était vraiment puissante...
La champignonne bipède l'enveloppa dans un torchon qu'elle noua en baluchon, et la confia à la petite femelle. Puis les deux jeunes se hâtèrent de retourner se dissimuler dans le brouillard. Ils traversèrent tout le village en sens inverse, jusqu'à leur repaire secret.
Le repaire en question était une grotte un peu excentrée, habituellement habitée... ou plutôt habituellement hantée par une troupe de zarbis bizarres. Les deux petits l'avaient trouvée en jouant aux explorateurs, comme dans le livre de leur papounet : « Les Formidables Aventures de Siléas Ysalea et Mira Ceti ». Ils l'avaient donc exploré, ils avaient joué avec les zarbis, (leur jeu préféré consistait à dessiner sur le mur leur grand-père se curant l'oreille gauche avec la patte arrière droite... ) et en avaient fait leur repaire secret.
Mais aujourd'hui, leur repaire secret logeait un habitant secret. Un humain. Qui s'était présenté sous le nom d'Izumi, un vieil ami de leur papa et papounet.
Il avait l'air assez jeune, de ce qu'en savaient les deux pokémon en matière d'humains, et il avait des cheveux aussi pointus que le dos d'un sablaireau, aussi rouges que les yeux d'un feunard, et les yeux aussi verts que le printemps. Il semblait entièrement vêtu de noir, à l'exception d'un tablier jaune orné d'une image de poussifeu. Et il s'était installé là, avec son sac de couchage tout moelleux sous les pattes des deux jeunes, son feu de camp sur lequel il avait installé son matériel de chimie d'où s'élevaient diverses odeurs toutes plus appétissantes les unes que les autres.
Lorsque les deux jeunes revinrent pour rapporter leur butin, une délicieuse odeur sucrée et fruitée flottait dans la caverne et les fit saliver. Izumi semblait concentré sur son étrange mixture odorante qu'il touillait dans une casserole sur le feu. Soudain, il déclara :
-Ah vous revoilà ! Vous avez trouvé le rubis magique d'envoûtement ? Vous n'avez pas été envoûtés ?
Timidement, la boule de poil blanche lui présenta le balluchon. L'humain déclara :
-Très bien ! Mais pour compléter la potion magique, il me faut des larmes de soleil !
-Des larmes de soleil !? Où tu veux qu'on aille trouver ça, l'humain ?
Il n'en avait probablement pas compris un traitre mot, mais il caressa la tête de la petite et déclara doucement :
-Aussi râleuse que ton papa, ma petite absol. Mais ne t'en fais pas. J'ai entendu dire que l'écremeuh du village en avait. Il suffirait d'aller lui demander gentiment.
Et ainsi fut fait. Les deux jeunes replongèrent avec enthousiasme dans la nappe de brouillard en direction de la crèmerie, pendant qu'Izumi attaquait son rubis magique avec un couteau, ce qui libéra le fabuleux pouvoir de séduction, puis il mit les morceaux dans une grande marmite. Après quoi il prit un étrange outil plat et percé de tous avec lequel il entreprit de presser le tout.
Il fallut plusieurs minutes aux deux enfants pour atteindre la crèmerie où vivait l'écremeuh du village. Le monstre fantomatique patrouillait dans le brouillard, en scrutant le moindre mouvement de ses deux yeux rouges, allant de terrier en nid en passant par les habitations aussi diverses que les habitants qui y logeaient. Ils tentèrent d'entrer discrètement en passant entre les logements, se faufilant de buissons en recoins sombres, mais cela leur prit un certain temps. Et au moment où ils atteignirent la crèmerie... il était là, parlant d'eux à la pokémon vache.
-Je n'ai vu aucune absol, ni aucun pyronille aujourd'hui, je suis désolée. Mais je te préviendrai si je les vois.
Satisfait, la tâche blanche aux yeux rouges tourna les pattes et disparu dans le brouillard.
Voilà qui n'arrangeait pas les affaires de la petite absol et de son frère pyronille. Cette première constata :
-Il est vraiment venu pour nous...
-Il ne doit surtout pas nous trouver ! Sinon, il va nous enfermer, et on ne pourra pas faire la potion-trésor magique qui rend les gens heureux !
-Mais comment on va faire pour demander des larmes de soleil ? Si elle nous dénonce ?
Ils réfléchirent un moment. Puis ils réfléchirent encore. Enfin, il réfléchirent un peu plus. Et finalement, le petit insecte de feu déclara :
-J'y vais. Comme ça, si elle me dénonce, tu pourras toujours trouver une autre solution.
Et avec courage et détermination la petite chenille blanche et grise alla se présenter à l'entrée de la crèmerie. C'était une immense cavité aux murs lisses et partiellement recouverts de planches, dans laquelle se trouvait bon nombre de bassins en métal forgés dans un village pokémon lointain, dans lesquels étaient conservé le lait, la crème, et tous les trucs qu'on faisait à base de lait. Il stagnait dans l'air une odeur à la fois douce et âcre, onctueuse et très forte.
L'insecte de feu se faufila jusqu'à l'écrémeuh qui supervisait deux capumains, eux-même en train d'examiner une grande bassine vide, qui semblait avoir un trou dans le fond.
-Madame Lelait ?
La pokémon concernée sursauta, puis se tourna vers son visiteur :
-Oh ? Oh, c'est toi... Où est ta sœur ?
Un peu méfiant, le petit répondit :
-Elle est cachée. On sait qu'on est recherché, mais il ne faut pas qu'on nous trouve.
-Et pourquoi ça ?
-Parce qu'on est à la recherche d'un trésor. Il faut pas qu'on nous en empêche.
-A la recherche d'un trésor ?
-Pour faire une potion magique.
Madame Lelait sembla réfléchir un instant, puis elle déclara avec gravité :
-Alors vous venez pour les larmes de soleil. Mais...
Inquiet le petit l'incita à continuer :
-Mais ?
-Il va falloir me prouver que vous les méritez. Je ne peux pas les donner à n'importe qui, et il y avait déjà le demi feurisson qui m'avait demandé de lui en mettre de côté... En garde jeune chasseur de trésor !
-Heu... on ne pourrait pas régler ça pacifiquement ?
-Prouve-moi que tu mérites les larmes de soleil !
Sur ce, elle assena un violent coup de patte en direction de l'insecte, trop surpris et effrayé pour esquiver.