Ch. 04 Le passage de la mort (Luxya)
Je traînai la carcasse de Zeblitz par la tête, avec l'aide de Pharamp et Vigoroth qui m'étaient bien utiles. Je franchis notre petite parcelle de gazon gris et redoublai d'effort afin de le transporter dans la maison. C'était pas que je crevais la dalle, mais manger du Zeblitz, même ma mère allait exulter de joie en le voyant. Je l'entendis grommeler lorsqu'elle intercepta le bruit du Pokémon inanimé cogner la porte d'entrée. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant sa fille, en sueur, haletante, lâcher le truc mort devant ses pieds.
- Tu as récupéré ta flèche au moins ?
Je levai maussadement l'objet en question, le sang séché dessus, et le remis dans mon carquois.
- Merci Ambre. Maintenant, file enseigner les gosses ! dit-elle en souriant.
Elle caressa affectueusement ma très longue tignasse de cheveux auburn qui m'arrivaient jusqu'en bas du dos, et épousseta mon débardeur blanc (enfin, plus très blanc) pour enlever les traces de suie. Je grimaçai en reculant, pas très friande de câlins maternels. Elle me promit un ragout sensationnel pendant que je montai dans les escaliers pour filer dans une petite pièce crade, où seul un matelas défoncé régnait, pour attraper un sac noir qui contenait des cahiers et une gourde. En redescendant, je passai devant la chambre de Disthène. Je soupirai. Disthène est mon frère. Il a été enrôlé par l'armée y a quelques temps. Je me rappellerais toujours quand les militaires l'ont arraché de moi, alors qu'il me faisait ma tresse. Il s'était débattu, mais malgré sa carrure de boxeur, ils l'avaient totalement maîtrisé. Je pleurais à genoux, mon père avait même sorti le fusil, mais Disthène avait dit que c'était inutile. Il avait raison : tôt ou tard, les jeunes hommes finissent par se faire remarquer et appeler pour la guerre.
J'ai une haine indescriptible pour les autorités supérieures. Depuis gamine. Déjà parce que ce gouvernement à deux pokédollars n'a pas su nous protéger de l'assaut des Pokémon, mais aussi parce que pour compenser leur incompétence notoire, ils nous enlèvent nos pères, nos frères, nos cousins, tout. Ils nous privent d'une vie sereine, ils se soumettent comme des Caninos aux Pokémon, et du coup, c'est à nous d'assurer notre survie, c'est à nous de se procurer à manger, c'est à nous d'instruire les plus petits. Dès que la guerre a frappé, les institutions éducatives ont fermé leurs portes. C'est pour ça que j'ai été l'une des volontaires pour m'occuper des gamins qui ne peuvent plus apprendre que 2+2 font 4 et que Le Petit Chaperon Rouge est un conte de Perrault.
En sortant de la maison, je soufflai tout le poids de mon ennui. J'étais bien contente de ramener de quoi bouffer à ma famille, puisque comme mon père est handicapé d'une jambe, il « travaillait » dans un souterrain pour fabriquer des bombes. Donc bon, sans vouloir être méchante, il servait un peu à rien. Le jour où ça nous servirait n'était pas près d'arriver. Du coup, je me tapais tout, et mon quotidien consistait donc tout bêtement à enseigner des gamins, chasser à manger avec Pharamp, Vigoroth et mon arc, me balader un peu à l'extérieur du quartier voir si de nouveaux cadavres s'y trouvaient, puis rentrer. C'était tellement chiant, sérieux.
Dans mon quartier, ma maison était l'une des plus en état. Ce petit endroit est tellement riquiqui qu'on passe souvent inaperçu, et donc que les combats de guerre n'ont pas lieu ici. Mais ça n'empêche pas que l'on soit qu'une dizaine à vivre ici. Je trottinais un peu pour me dépêcher d'arriver à la petite place, là où j'étais attendue. Une place d'une trentaine de mètre de diamètre, où se trouvaient plusieurs portes décharnées et rongées par les dures périodes froides d'hiver. Là on était en été, donc c'était tout le contraire : ça tapait comme jamais. Le problème c'était que l'odeur des cadavres humains ne s'en faisait que plus forte. Mmmm quelle belle vie. Mais quand on survit dans l'odeur du sang et de la mort, croyez-moi, on s'adapte plus que bien. Je me dirigeai vers une porte en bois pas complètement entière, où les fenêtres qui décoraient sur le côté étaient cassées. L'intérieur était assez ombre, seulement le soleil qui perçait l'une des vitres encore en état, faisait office d'éclairage. Je posai mon arc à l'entrée, mon carquois, et regardai les deux enfants assis. Ils étaient chacun sur une chaise en bois, les mains posées sur une table qui occupait toute la petite pièce. À mon arrivée, les gamins m'adressèrent un sourire ravi.
- Aaaambre !
J'esquissai un sourire timide, mais au moins un sourire. Sur la dizaine de personnes vivant dans ce quartier, il y avait justement Pia et Kostas, ceux qu'on appelait « mes deux gosses. » Pia, la plus âgée, m'attrapa mon débardeur tout crade.
- On te rend les exercices ? demanda-t-elle avec une voix intriguée.
J'acquiesçai. Je récupérai leurs cahiers. Pia est une petite fille de huit ans. C'est un peu ma chouchoute, faut l'avouer. Elle me ressemble assez : elle m'a toujours qualifiée de 'modèle' et de 'grande sœur', c'est pour ça qu'elle porte systématiquement une tresse comme moi. Seuls ses yeux verts divergent de mes yeux gris. En dehors de ça, on pouvait facilement la croire de ma famille. Kostas, lui, est le plus timide des deux. Cinq ans, les cheveux en bataille, les yeux noirs comme le charbon. Une fois, il m'avait dit quelque chose qui m'avait presque fait pleurer : « Tu veux bien devenir ma maman ? » Et chaque jour, quand je le regarde, je me dis que si j'ai un gamin, j'en voudrais un comme lui.
En pensant à ça, je lui ébouriffai sa tignasse en le félicitant d'avoir réussi son exercice. Ces pauvres orphelins n'avaient presque que moi pour seule compagnie. C'était moi qui leur apportais la plupart de leur nourriture, souvent des Pachirisu cuits à la broche dans mon jardin. Les autres habitants leur donnaient du pain, du lait, ou autre.
On regarda un texte du Professeur Chen, pour qu'ils puissent apprendre à lire correctement. Mais les deux heures passèrent bien vite, et ils devaient aller se laver chez une dame du quartier. Je ne les retins pas plus, leur donnai chacun une bise baveuse sur leurs petites joues, et les regardai s'en aller en courant, comme n'importe quel enfant content. Si seulement ils avaient grandi normalement...
De retour chez moi, je constatai avec étonnement la présence de mon père, debout avec son éternel béquille, le sourire aux lèvres. Pitié, faites qu'il n'est pas découvert 'une nouveauté incroyable'... C'est pas qu'il est fou, mais des fois, il me fait peur dans ses réactions. La guerre avait dû sérieusement endommager son cerveau. Je dis ça avec la plus grande sincérité du monde !
- Chérie... En plus du merveilleux ragout de Zeblitz que ta mère a préparé, j'ai également réussi à construire... une bombe ! s'écria-t-il, extatique.
J'enfouis le visage dans ma main, désespérée. On va faire quoi avec une bombe, gogolito ? À part nous faire repérés, sérieux... Nous prîmes place à notre petite table en bois, ayant pris soin avant de déposer mon arc et mes flèches à l'entrée, cachés dans un truc pour parapluies. Mais on a plus de parapluies. Je ne comprenais pas la réaction de mon père, mais pas non plus celle de ma mère, qui visiblement semblait elle-aussi bien contente de cette nouvelle. En voyant la grimace d'agacement qui trônait sur mon visage, elle prit la défense de mon père.
- Tu en as marre tout comme nous de cette guerre. Mais imagine ce qu'on peut faire avec une bombe ! Décimer une petite partie de l'occupation Pokémonesque, ça serait pas une aubaine pour nous ?
- Mais vous délirez complet ! On ferait qu'attirer la mort sur les habitants du quartier, et on crèverait avec !
- Ne sois pas pessimiste ! grogna mon père avec un sourire. Va plutôt chercher une bouteille de vin dans la cave, tiens ! Je veux du vin, ça fait des années qu'on en a pas bu.
Je cachai mon sourire sarcastique. Il buvait peut être pas du vin, mais il devait boire autre chose là où il travaillait, tellement il était bizarre des fois. Je traînai mes chaussures jusqu'à un endroit un peu caché de mon petit jardin, où je soulevai une trappe. J'entendis un bruit bizarre, mais je pensai que c'était le rire de mon père étouffé au loin. Là, je descendis les petites marches en bétons pour me retrouver face à plusieurs étagères de métal. Je vis deux bouteilles de vin qui attendaient fièrement qu'on les déguste, quand j'entendis un bruit encore plus impressionnant, cette fois du jardin. Pas besoin de réfléchir, c'était des Pokémon.
La peur commença à me gagner. Faut que j'aille sauver mes parents, ou que je reste là ?? Je reposai les bouteilles de vin très délicatement, et m'inquiétai de la tournure que ça prenait. Des cris rauques m'arrivèrent jusqu'aux oreilles, et mon sang ne fit qu'un tour. Je courus monter les marches, soulevai la trappe. Des Pokémon énormes s'étaient infiltrés dans la maison, et ce qui me choqua le plus, c'était le hurlement perçant de ma mère. J'entendais des « Ne touchez pas à ma fille ! Ne touchez pas à mon bébé !! » Des larmes montaient, jusqu'à que je le vois. Un Brasegali. D'un coup, comme ça. Il m'étrangla et me propulsa au fond de la trappe. Le bestiau commença à y entrer aussi, et réussit, malgré ses deux mètres de hauteur. J'avais envie de me pisser dessus, là, sans mon arc, ni mes Pokémon. Mes Pokémon ! Vigoroth et Pharamp étaient hors de leur PokéBall, pourquoi ma mère criait-elle ? Ils n'ont pas réussi à les protéger ? Toutes ces questions flottaient dans ma tête, jusqu'à que le Brasegali m'attrape mes pieds, et arrache mes chaussures. Je me débattis violemment, pour ne pas me retrouver entre ses griffes, et réussit à me relever tant bien que mal. Le seul réflexe que j'eus ensuite, c'est de prendre les deux bouteilles de vin. Je le vis esquisser un sourire sardonique, puis il délivra son coup. Ma respiration fut coupée, et je m'écrasai contre l'étagère en métal. Emplie de haine, la force de me relever m'étonna, mais il ne fallut pas plus de deux secondes pour que j'assène un coup puissant sur ce foutu Pokémon avec ma bouteille. Elle se brisa contre lui, et ses yeux changèrent d'expression. Ma vie défila devant mes yeux. Je profitai de sa surprise néanmoins pour lui casser la deuxième bouteille sur sa tête, puis d'utiliser l'autre brisée pour lui couper le flanc. Le hurlement qui retentit me déchira les tympans, mais je ne réfléchissais même plus. Je distribuai les coups, m'aspergeant de son sang. Il s'écroula, essaya une nouvelle fois de m'assommer, mais avec un dernier bout de verre sous la main, je lui enfonçai dans la tête.
Les mains cramoisies, ma tête lancinante, je sortis tout doucement de la trappe, en tremblant, mes pieds nus au contact du sol froid. Je me mis à pleurer comme une petite fille en regardant les environs. J'aperçus plusieurs carcasses de Pokémon morts. Vigoroth et Pharamp avaient dû s'en occuper. Dans mon for intérieur, j'espérais vivement qu'ils soient encore vivants. Je courus, pénétrai dans la maison, et la seule réaction que j'eus, ce fut de porter la main à ma bouche pour retenir le vomi. Ma mère, étendue sur le sol les yeux grand ouverts, figée dans une expression de stupeur. Son ventre était déchiré, son intestin sortait. Quant à mon père, je ne pouvais même pas voir sa tête puisqu'elle n'y était plus. Seul son tronc était là, noyé dans son sang. Je fermai les yeux et criai la voix tremblante.
- Vigoroth ! Pharamp !
Je marchai doucement, le visage salit entre le sang, les larmes et la sueur. Dans le salon, je les vis, pendus par des lianes au plafond. J'écarquillai les yeux de les voir morts d'une telle manière. « Ne t'effondre pas, ne t'effondre pas... » Je compris alors que c'était le châtiment réservé aux traîtres. S'ils m'étaient fidèles, forcément ils désobéissaient et reniaient leur race. Je répétais leurs noms, affolée. Mes tremblements ne cessaient plus, mais j'eus encore une pensée qui survint : mes gamins. Je courus vers mon père, et vis à ses pieds ses tongs qu'il portait quand il était à la maison. Avec dégoût, broyée par ce que je faisais, je les pris et les mis à mes propres pieds. Elle étaient trop grandes, mais qu'importe. Je fus envahie d'une poussée d'adrénaline jamais connue, et je saisis mon arc, mon carquois, et fonçai vers la place. J'avais plus le temps de réfléchir. Si mon frère était là, je suis sûre qu'il aurait fait la même chose. À cet instant, il n'y avait que Pia, Kostas et Disthène qui m'importaient. « Tout les autres, tues-les », m'étais-je ordonnée.
En arrivant, mes tongs claquant le sol, je découvris que le massacre continuait. Un Tengalice s'acharnait sur quelqu'un avec une telle violence que même le bruit de mes tongs ne l'alerta pas. Je brandis mon arc, encochai une flèche et le bandai, alerte. Je m'approchai un peu, mais avec ces saletés aux pieds, je faisais trop de bruit.
- HÉ !
Le Tengalice se retourna, lâcha de ses lianes sa proie, s'essuya le sang qui coulait de sa bouche. Il n'eut pas le temps de me sauter dessus, que je lâchai la pression de la corde qui collait à ma joue. La flèche lui transperça le ventre. Je visais le cœur, mais mes tremblements m'avaient fait déraper. Je fus saisi d'effroi en voyant que j'avais mal visé, mais surtout quand il sauta sur moi. Il attrapa mon arc et le brisa en deux.
- NON !!
Dans un dernier espoir, je pris une flèche dans mon carquois et lui assénai dans l'œil, perforant sans doute sa masse grise puisqu'il s'effondra directement sur moi. Je soupirai, le poussai et récupérai la flèche dans son œil. Je regardai sa précédente proie. Et là je m'effondrai en sanglots. Pia.
Je courus lui porter secours, et le plus dur fut de voir qu'elle respirait encore, en pleine béatitude. Sa main frappait quelque chose d'invisible à mes yeux, face à elle, vers le ciel, jusqu'à qu'elle aperçoive mes yeux gris.
- Ambre... Je vais... mourir ?
Je pleurais, pleurais et pleurais. Qu'est-ce que je pouvais lui répondre ? Je portai ma main et écartai sa mèche rebelle sur ses yeux. Et je vis un peu plus loin le corps de Kostas, baignant dans son sang, sur le ventre. Je déglutis.
- Tu vas juste... aller faire un long dodo, Pia...
Ses yeux s'écartèrent un peu plus, puis elle expira, les yeux figés comme ceux de ma mère. J'étais secouée de spasmes incontrôlables. Elle était lacérée de coups profonds, et tout son sang coulait dans mes mains. Tuer, tuer, je dois tout tuer...
J'entendis un bruit de craquement, comme si on écrasait une branche d'arbre. Je tournai violemment la tête, saisie d'un stress sans pareil. Je croyais être la seule vivante quand j'aperçus une silhouette. Un humain. Au début j'ai cru que c'était mon frère, mais le mec était un peu plus grand, et ses cheveux plus foncés, bruns. Dès que je compris que ce n'était pas Disthène, j'essayai d'attraper mon arc dans mon dos... mais il n'était plus là. Je me remis à trembler, en essuyant mes larmes qui ne s'arrêtaient plus, pensant que je ne pourrais pas survivre trois fois d'affilées. Ce bouffon me lança avec un beau sourire assuré :
- Nan mais t'en fais pas, hein ! Je veux pas te zigouiller !
J'haussai les sourcils, étonnée de sa voix décontractée et étonnamment rassurante. Je regardai mon arc, puis lui. Je voulais quand même le tuer, rien que pour me défouler. Alors je courus aussi rapidement que je le pouvais, toujours mon cerveau qui me brûlait, pour attraper les restes de mon arc, juste pour le neutraliser. Je brandis l'arme en l'air, même si je trouve que je faisais bien tâche, quand il me menaça avec sa propre arme. À côté de lui, avec mon arc brisé, j'avais la classe. UN STYLO. Arceus, sur qui je suis tombée...
- Hé ! On se calme, hm ? Je sais que je suis pas moche, mais de là à exciter n'importe quelle gonzesse qui vaque dans les ruines de Chicago... !
Je me retenais franchement de ricaner méchamment. Il osait me parlait comme ça, alors qu'il me voyait en larmes, que j'avais perdu ma famille... Même s'il était pas mal, musclé, avec ses cheveux en batailles, et sa mèche qui lui cachait un peu le visage, j'avais en même temps la grosse envie de lui coller une baigne. Puis pourquoi je pensais ça ? On en a rien à foutre qu'il soit pas mal ! Comment il pouvait me faire rire en tant de guerre ? Je lui crachai à la figure, entre deux sanglots :
- Tu te crois malin, avec ton stylo dans la main peut être ?
- C'EST PAS UN SIMPLE STYLO, C'EST UNE ARME REDOUTABLE, OKAY ?! rétorqua-t-il, sans doute blessé dans son égo.
Je pestai, en chouinant, tout en retournant voir le corps de Pia. L'envie de le massacrer me revint en mémoire. Je venais de perdre tous ceux que j'aimais, et lui se pointait en touriste. D'où venait-il d'ailleurs ??
- Moi au moins, j'ai survécu pendant huit ans, alors on me la fait pas ! Le coup de...
Je l'écoutai, pourtant il se tut. Je rassemblai les deux mains de Pia sur son ventre dégoulinant de sang, fermai ses yeux et l'embrassai une dernière fois sur la joue. J'aurais aimé rester là, des heures, me laissait mourir auprès d'eux, mais ce cinglé derrière moi me perturbait beaucoup. Je l'entendis me poser une question, mais sur le coup, je ne compris même pas. Toutes les images de mes proches défunts me remontèrent à la tête comme un geyser, et l'envie de pleurer se refit sentir. Je fis un gros travail sur moi même pour résister. Fallait être forte devant un ennemi, qu'on me disait.
- Maintenant que j'y regarde à deux fois, t'es quand même vachement mignonne !
J'inspirai profondément, mais là c'était trop. Je lui collai la plus belle droite que j'ai pu donner dans ma vie. L'empreinte de ma main fut imprimée sur sa joue écarlate, et il s'écroula. Je cachai ma surprise de voir qu'il ne me la rendit pas. Et maintenant que je le remarquai, il était habillé d'une chemise blanche et d'une cravate noire. Mais d'où il sort ce mec, d'un cirque ?? Froidement, j'osais enfin le regarder dans les yeux, des yeux ambre qu'il arborait fièrement, pour lui balancer ce que j'avais sur le cœur le concernant.
- Écoute, machin, j'ai déjà assez de problèmes comme ça pour que tu viennes te frotter à moi. Au cas où t'aurais pas remarqué, on est en temps de guerre.
Je le vis me dévisager, incrédule, et malgré sa tête de gars gentil, je continuai mon laïus. Je me demandais d'où j'arrivais à puiser autant de force alors qu'il ne suffisait de rien pour que j'hurle à la mort.
- Alors tu retournes d'où tu viens, tu te barres, tu te suicides, tu vas te faire bouffer, tuer ou capturer, en tout cas tu me lâches. T'es trop remarquable et un peu trop chiant ; tu m'attirerais des ennuis.
Je me repenchai une dernière fois sur Pia, comme pour graver son image dans ma mémoire. Puis je me dirigeai vers ce foutu Tengalice, arrachai violemment la flèche de estomac, la secouai pour me tacher une nouvelle fois de sang, prenant bien soin au passage de lui écraser tout le poids de mon corps secoué sur son bras, même s'il ne sentait plus rien. Je la rangeai dans mon carquois en cuir. Je récupérai mon arc cassé, au cas où ça pouvait servir. Je ne prêtai plus un regard pour l'autre gus, et me dirigeai vers une allée que je ne connaissais pas trop. Mais qu'importe, du moment que je puisse me barrer d'ici. Je me transformai en une sorte d'automate sans sentiment. Je ne pensais pas que perdre autant de personnes pouvait aspirer au bout d'un moment n'importe quelle tristesse. J'étais haineuse. Mais j'arrivais plus à pleurer extérieurement, juste à renifler pour me calmer. En revanche, au plus profond de moi, ma conscience criait, se débattait, chialer. Je continuai de marcher en secouant la tête, pour me débarrasser d'une nouvelle crise de larmes qui pourrait revenir. C'était sans compter mon lèche-botte attitré qui me gueula dessus.
- J'te signale quand même qu'on est en temps de guerre, justement, et que les membres d'un même camp doivent se serrer les coudes. ET PUIS J'TE SIGNALE AUSSI QUE T'ES EN TONGS !
Euh... oui. C'est cool. Je soupirai devant tant de répartie, et poursuivit mon chemin. À propos de tongs, il est vrai qu'à terme, ça risque de me porter préjudice. Tant pis. Il continua en me disant qu'on devait se soutenir. Je me stoppai net, mais ne me retournai pas afin de ne pas avoir à le regarder dans les yeux, et lui dit que s'il avait quelqu'un à soutenir, c'était sa mère. En gros, casse toi crétin, tu me saoules. J'espérais qu'il avait compris. Je sentis derrière moi le gars qui se crispait de haine, ou alors qui se retenait de pleurer. Comme moi, en fait...
- MA MÈRE EST MORTE, CONNASSE !
Au fond, j'éprouvai des remords d'avoir réveillé en lui cette tristesse qu'il avait dû enfouir. Mais je sais pas d'où j'ai trouvé le cran de lui répondre :
- La mienne aussi. Et j'en fais pas tout un plat.
Fière de ma réponse, de mon cran, et de ma force, je continuais ma route en bifurquant sur un côté, découvrant encore pleins d'autres immeubles. Chicago était blindé d'immeubles. Je me remis à trembler, puis fermai les yeux pour retenir des larmes. "Je suis forte." Le gars me grommela qu'il s'en foutait de ce que je disais, puisqu'on avait des problèmes tous les deux. J'accélérai le pas, déterminée à m'en débarrasser. Puis il me tendit la main, en accélérant le rythme à son tour.
- J'me présente : Eartison. Démétrios Eartison.
J'haussai les sourcils, puis le regardai bizarrement. J'avais encore une fois envie de sourire. Je sais pas d'où il sort, mais pour être sapé comme ça en tant de guerre et porter ce nom, faut pas être normal. Je ne lui rendis pas sa poignée de main, mais comme s'il avait lu dans mes pensées, il continua de parler :
- Ouais, je sais, c'est un prénom pas commun. Mais il est classe, alors je l'porte fièrement. Si tu veux tout savoir, demande à mes obsessionnels de parents. Et puis, vu que ça te fait chier de parler et que te présenter doit te coûter un membre, tu peux économiser ta salive en m'appelant Dem.
Mmmm... Oui Dem', c'est déjà mieux. Ses parents devaient être des chercheurs, j'ai le vague souvenir que Démétrios, ça a un rapport avec la terre. Même si son petit jeu m'amusait, je marchais déjà plus doucement et plus prudemment. J'entendis un bruit. Lui ne l'entendit pas, puisqu'il continuait à déblatérer sur le fait que puisqu'on est deux, on devait s'aider. Je tournai sur la droite, et l'entraînai avec moi en le tirant par la manche. J'avais pas trop envie de rester avec lui, mais s'il pouvait me permettre de survivre en restant avec moi pendant quelques minutes, pourquoi pas. Entre il y a dix minutes où je voulais crever et maintenant où je veux plus, c'est qu'il a peut-être une bonne influence sur moi. Une petite maison aux murs crades et au toit défoncé attira mon attention. Le bruit venait de là, j'en étais sûre. Je me remis à trembler, et portai la main sur mon front, comme pour calmer mon mal de tête grandissant. Comme je le voyais continuer de marcher, je le stoppai avec ma main.
- Y a quelqu'un là-dedans, chuchotai-je, un poil paniquée.
- 'Quelqu'un' ? répéta-t-il en m'imitant. Tu peux pas être plus précise ?
- Chut ! grommelai-je, exaspérée.
Il me traita de « flipette » en remballant ma prévention. Le crétin déboula devant l'entrée, monta les marches. Si mes yeux étaient des mitraillettes, je l'aurais transformé en passoire.
- Crétin, bouffon, imbécile, tu vas nous faire tuer !! m'énervai-je en tentant de l'agripper.
En vain. Démétrios m'adressa un sourire charmeur et toqua à la porte.
- Hellooo ! Le 'quelqu'un' ! Êtes-vous là ?
Un bruit assourdissant transperça la porte, et le grand mec brun recula, manquant de trébucher à cause d'une marche. Je savais pas si je devais partir en courant et le laisser là, ou rester avec lui. Je me suis rappelée que je me suis défilée il y a quelques heures. Alors je restai là, espérant qu'il ait toqué à la bonne porte.
La porte s'ouvrit dans un bruit fracassant, et un autre mec strictement habillé pointa Dem avec un fusil. Je réprimai un sourire, contente qu'il comprenne sa bêtise. Juste après, je déglutis. En regardant attentivement le gars, je compris qu'il avait côtoyé de près ou de loin l'armée. Son expression faciale encore plus froide que la mienne, à vous glacer le sang. Heureusement, mon tempérament assuré et indifférent reprit le dessus. Pas Démétrios, que je sentais légèrement perturbé. Le gars se mit à hurler, les yeux comme ceux d'un Pokémon assoiffé de sang.
- Qui vous envoie ?
Démétrios se retourna vers moi, et un instant j'eus peur que l'autre assassin le fusille sous mes yeux.
- Hé, il est aussi gentil que toi, dis-donc !
Je dois bien avouer que son calme me déconcertait. Je vis derrière lui le gars au fusil vers le ciel qui appuya sur la gâchette. Le bruit choqua Démétrios qui se retourna, et le canon du fusil caressa son nez, la fumée de l'impact lui infestant les narines.
- Qui t'envoie ?! répéta-t-il, encore plus flippant.
- Hé, ho, du calme, hein ! répondit Démétrios, les mains en l'air. Personne ! Je suis un humain qui survit dans ce bordel, c'est tout !
Le gars encore plus bizarre que Dem, sortit un engin encore plus bizarre que lui. Seul mon père aurait jubilé en voyant cette espèce de Game Boy GPS avec des antennes de télé vielle depuis des siècles. Il pointa mon lèche-botte, puis moi. Je rabattis ma mèche qui me gênait, et le gars au fusil bloqué à la porte me menaça en redirigeant sa console de jeu vers moi.
- Vos noms ?
- Démétrios Eartison, répondit-il, à la hâte.
Quel crétin. Enfin, je dis ça, mais le canon du fusil le vise lui, pas moi. Le gars insista vers ma direction :
- Et toi ? Ton nom ?
J'entendis une pointe de fierté dans la voix de mon acolyte, qui répondit tout aussi vite que précédemment :
- Si vous croyez pouvoir lui soutirer la moindre information, vous pouvez...
- Ambre Weaver, dis-je calmement, pour apaiser la pointe du canon qui allait fusillait le crétin en chemise.
Démétrios me regarda, comme si je l'avais trahi alors que ça faisait que quelques heures qu'on se connaissait. Je le regardai rapidement, décidemment pas prête à le regarder dans les yeux de nouveau. L'engin du mec fit des bruits étranges, puis il posa son fusil dans l'entrée de sa demeure. Il nous somma de venir, avec la même froideur qu'avant.
Quand nous entrâmes, la première chose qui attira mon attention fut les images de plusieurs Pokémon contre un grand mur. La pièce était foncée, mais j'eus l'impression qu'on rentrait dans la taverne d'un meurtrier. Alors que je m'accommodais tout doucement à l'endroit, une fille aux yeux bleus super foncés et assez perturbants sortit d'une petite pièce, et nous salua. Sa copine ? Ça m'étonnerait... Ses cheveux avaient presque la même couleur que les miens, mais étaient bien moins longs. Le gars revint et nous proposa, nous, incrédules, alors que pour la première fois, j'osai regarder Démétrios pour me sentir en sécurité :
- Un café ?