Chapitre 3 : Triste réalité
Personnage narrateur : Ivy
Bien au chaud dans ma Pokéball, je remue sans cesse ces dernières heures. Tout cela est si éprouvant pour moi. Si difficile de voir que je ne comprends plus mon Estelle. Avant ce coucher de soleil, mon monde me paraissait simple. J'aimais Estelle, et Estelle m'aimait. J'étais heureux, j'étais vivant. Aujourd'hui, je ne fais plus qu'hésiter, et je suis une âme morte dans un corps en vie.
Lorsqu'elle m'a rappelé dans les souterrains, j'étais certain qu'elle m'avait trahi. Que j'allais me réveiller auprès d'un membre de la Team Rocket. J'ai entendu tant de rumeurs à leur sujet. Qu'ils capturent les Pokémon des dresseurs et qu'ils les revendent à prix d'or, qu'ils les considèrent comme de simples objets que l'on jette après les avoir utilisés. Pourtant, Estelle n'est pas comme ça... Mais en trois mois, qui a le pouvoir de connaître complètement une personne, de pouvoir distinguer si facilement le vrai du faux ?
Mais tout à l'heure... Je n'oublierai jamais ses mots. "Tout va bien, Ivy. Tu es en sécurité. Je ne te donnerai jamais à ces gens. Jamais. Je te protègerai, et nous trouverons une solution, je te le promets." A un autre moment, avant tout ceci, ces mots m'auraient réconforté, mais il était trop tard. Comme un Abo, le doute s'était insinué en moi, empoisonnant mes gestes et mes pensées.
Avant, je me serais endormi sans problème entre ses genoux. Cette fois, je n'ai pas réussi. J'ai fait semblant. Pour ne pas l'inquiéter, ou pour voir ce qu'elle ferait ? Je l'ignore encore. Mes actes n'ont plus de raison. Oui, je suis une âme morte dans un corps en vie.
J'ai paniqué lorsque j'ai vu ce poignard dans sa main. Jamais je n'aurais pensé qu'elle en possédait un. Encore un signe, un énième signe, que je ne sais rien d'elle. J'ai failli me lever lorsqu'elle l'a approché de moi, mais je me suis retenu. La mort physique m'aurait enfin libéré de mes questions sans réponse, et je ne demandais qu'à lui offrir ma vie. Mais qu'a-t-elle fait ? Mon Estelle a écarté la lame de moi et l'a laissée tomber... Qu'est-ce que cela signifie...?
"Pardonne-moi", a-t-elle dit alors qu'elle me faisait rentrer à nouveau. La pardonner, certes, mais de quoi ? J'ignore pourquoi, mais j'en suis presque certain à présent : elle va me donner à la Team Rocket. Je ne sais pas si je peux encore la croire... Oh, Estelle, pitié, j'espère que tu ne m'as pas menti.
Je consulte mon horloge interne. La nuit est tombée depuis longtemps, et elle doit dormir. Sans moi à ses côtés ! Je n'ose imaginer sa détresse. Elle doit croire que je ne l'aime plus !! Mais c'est faux, absolument faux. Je l'aime encore, terriblement, au point que je refuse de croire aux évidences. Oui, même si elle doit me livrer à la Team Rocket, je l'aime encore. J'en suis certain. C'est bien pour cette raison que je refuse d'admettre sa trahison.
Je dois la rejoindre. Blottir ma fourrure contre elle une dernière fois, respirer son parfum. Je sais qu'elle n'est pas loin, je le sens. C'est comme un pincement à l'intérieur. Quand elle est près de moi, je le sens dans tout mon être. Et là, je suis certain qu'elle ne m'a pas abandonné. Du moins, pas encore...
Je dois forcer le système d'ouverture de ma Pokéball... Je sais que je peux le faire. Quand les humains les ont conçues, ils ne savaient pas ce qu'ils créaient, en vérité. Et moi, en tant que Pokémon, j'en perçois la complexité. Si un humain devait un jour se retrouver dans une Pokéball, il n'en croirait pas ses yeux... Et le système d'ouverture est plus facile à déclencher qu'on ne peut le penser. Il faut simplement une forte volonté. Et à cet instant, personne n'en a autant que moi !
Flash de lumière.
J'apparais sur une surface de marbre, les yeux fermés. Je m'ébroue rapidement pour ébouriffer mes poils et je cligne des yeux.
Je ne reconnais rien. Ici, tout est blanc, et une unique lucarne éclaire l'ensemble. La lumière de la lune donne un aspect fantomatique au monde. Je suis debout sur une table de bureau où sont posés un nombre incalculable de documents de toutes sortes. Sur chacun, rouge sur carré noir, le R emblématique de la Team Rocket. Mon cœur se serre. La Team Rocket et mon Estelle ne feraient-ils qu'un ?!...
Un frôlement me fait me retourner. A côté de moi, dissimulé à mon regard jusque là, se trouve un lit plutôt grand. Je reconnais le visage de mon Estelle, qui me fait monter les larmes aux yeux. Elle est si belle lorsqu'elle dort ! Sur ses lèvres est dessinée une esquisse de sourire. Je m'inquiétais pour rien, elle est très capable de dormir sans moi. Je devrais rentrer dans ma Ball avant de découvrir d'autres éléments gênants...
C'est trop tard. Mon regard a déjà glissé juste derrière Estelle. Un homme la serre dans ses bras. Autour de ses yeux clos, sa chevelure turquoise dessine d'étranges arabesques et défie la gravité. Il s'est endormi en posant un dernier baiser au creux de son cou. Une vague de rage incontrôlable me submerge. Serait-ce le petit ami de mon Estelle ?! Dans ce cas, pourquoi ne m'en avoir jamais parlé ? Nous devons être chez lui... Son visage m'est vaguement familier, mais je ne saurais dire pour quelle raison.
Je crois que je suis jaloux, oui, jaloux comme peut l'être un Pokémon amoureux. J'aime mon étoile d'un amour exclusif. Je sais bien que je ne pourrai jamais l'aimer comme cet homme le peut, mais voilà, c'est insupportable ! J'aimerais planter mes griffes dans son visage pour le forcer à la lâcher... Mais je ne veux pas réveiller Estelle, ni la contrarier. Il doit beaucoup compter pour elle. Plus que moi, si j'en juge d'après les récents évènements. J'ai mal, et pourtant, je ne suis pas blessé...
Soudain, je remarque un détail qui m'avait échappé, et mes yeux s'écarquillent d'horreur.
La penderie est ouverte devant moi. Une penderie tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Son contenu, lui, ne l'est pas. Des uniformes de la Team Rocket. Rien que des uniformes de la Team Rocket. Propres, soigneusement rangés, pliés, pendus à leurs cintres. Bottes blanches, gants blancs, marqués de lignes rouges, et ces uniformes, tous ces uniformes... Tous portant le même nom : Lance, Commandant de la Team Rocket... Voilà pourquoi son visage m'était familier ! Il est sur tous les avis de recherche !!
Estelle, serais-tu entrée dans la Team Rocket par amour ?! Comment peux-tu aimer un homme tel que lui ? Quand est-ce arrivé ? Pourquoi ça ? Pourquoi faire ça ?! Ton honneur serait-il la dernière de tes préoccupations ? Non, je ne peux pas le croire !
Je ne peux pas y croire !!
Comment pourrais-je accepter de rester ici à attendre le bon vouloir d'une dresseuse qui ne m'aime plus ? Qui ne m'a jamais aimé ? Je dois m'en aller, et vite ! Avant qu'elle ne se réveille, avant que je ne change d'avis !! Je dois sauver la demi-vie qu'il me reste !! Mais mes muscles ne me répondent plus...
L'éclat de la lune me revigore, me rappelle ce souhait, ce rêve de lumière que j'avais formulé alors que le soleil flamboyait. Oui, ma vie ne se limite pas à Estelle. Je suis Evoli avant d'être Ivy.
Un coup de patte me suffit à ouvrir la lucarne. Heureusement, le niveau du sol n'est pas trop bas, je pourrai sauter sans problème. Avant de m'enfuir, je tourne une dernière fois mes yeux vers celle qui fut mon passé, mon présent et mon avenir. Elle n'a rien entendu, fort heureusement. Cependant, dans son sommeil, elle s'est retournée vers Lance, et leurs lèvres se frôlent en silence sans qu'ils ne s'en aperçoivent...
Je détourne le regard. C'en est trop. Les larmes me brouillent la vue. Je ne parviendrai pas à sauter convenablement. Tant pis, je m'élance ! Inutile de revenir sur le passé !
Adieu Estelle !
Je me réceptionne parfaitement sur le pavé. Les lumières du centre commercial brillent à quelques rues de là. Je ne suis pas perdu, et je connais bien la région; quelques pas et je serai à nouveau en terrain connu. J'ai très envie de me retourner, une envie folle, mais qu'importe à présent. Estelle m'a abandonné lâchement, je ne dois plus penser à elle. Mais comment oublier si vite la personne que j'aimais ? Et que j'aime toujours...
Je laisse les larmes tracer des sillons sur mes poils alors que je m'éloigne définitivement de ma déesse, le cœur brisé et sans chemin à suivre.
Je ne sais pas depuis combien de temps je marche. Le soleil n'est pas encore levé, mais la lumière de la lune commence à décroître lentement. Bientôt, je ne verrai plus où je pose mes pattes. Je n'aurais peut-être pas dû m'enfoncer dans la forêt, du côté de Rosalia. Pour l'instant, je n'ai encore croisé personne, mais la rosée s'accroche, me mouille et, avec l'accord du vent, me fait frissonner de froid.
Je me sens désespérément seul. Comme je ne l'ai jamais été, cette séparation est un déchirement supplémentaire.
Je m'arrête au pied d'un grand pin et sonde les alentours. Apparemment, personne. Je crois que c'est le moment. Il faut que tout cela sorte.
Je hurle dans la nuit. Un long hurlement de douleur dont j'entends les répercussions dans toute la forêt. Je ne peux pas m'arrêter. Il faut que je crie, moi qui me suis retenu alors que j'étais encore dans cette chambre pour ne pas les alerter. Je hurle de toute la puissance de ma frêle voix d'Evoli, et les larmes se remettent à couler, compagnes désormais familières. Mon cri s'achève dans un hoquet. Je me roule en boule pour pleurer tout mon saoul. Estelle, oh Estelle, ESTELLE !
-Il t'arrive quoi ? T'as mal quelqu'part ?
La voix inattendue me fait sursauter. Je couche les oreilles en arrière et tourne un regard apeuré vers sa source...