Chapitre 3. Renaissance Citrine
Bizarrement, les quatre semaines passèrent à une vitesse phénoménale. Sibylle s'était véritablement passionnée pour ce concours. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas pris autant de plaisir à s'investir dans une activité. Et ce sentiment était partagé par l'oiseau d'ocre. Elle n'avait pas hésité à visionner de célèbres concours, comme celui du Grand Festival. Elle était émerveillée par la ressource dont faisait preuve les participants de cette prestigieuse épreuve. Elle avait même trouvé un nouvel intérêt aux cours, celui d'imaginer de nouveaux mouvements, de modifier l'organisation des pas pendant que ses professeurs déblatéraient des choses qui ne la passionnaient guère. Enfin, plus que le concours, c'était surtout la perspective de pouvoir faire quelque chose de concret avec son protégé à plumes et d'avoir une occasion de rabattre le caquet aux pestes qui lui menaient la vie dure qui l'enchantait.
Les moqueries avaient en effet redoublé, en particulier celles provenant de la bande de Kaoru. Etant la fille du directeur, elle se croyait entièrement protégée, et n'avait ainsi aucune crainte de représailles si leur bouc-émissaire venait à se plaindre.
La salle d'attente était pleine. Il devait bien y avoir plus de cent participants et, bien sûr, presque toutes les élèves de l'Ecole de Mérouville étaient présentes. Sibylle attendait son tour, assise dans un coin de la salle. Elle passerait parmi les derniers, ce qui lui laissait largement le temps de réviser sa prestation. Mais ses pensées furent interrompues par une exclamation de surprise aussitôt suivie d'un rire moqueur.
- Tiens ? Mais que fait donc la Miss Toupie ici ? Tu es sûre que tu ne t'es pas trompée d'endroit ?
Sibylle serra l'étui noir qu'elle avait apporté. Mais, pour une fois, elle ne resta pas sans rien dire.
- Au risque de te décevoir, je participe aussi.
Les rires s'interrompirent aussitôt. Derrière Kaoru, les filles se concertaient du regard, abasourdies. La fille du directeur, après un instant de flottement car surprise de sa réponse, reprit son attitude dédaigneuse.
- Ah oui ? Et avec quoi exactement ? Tu ne vas pas me faire croire que tu as réussi à dresser un pokémon en seulement un mois !
- Eh bien si.
Cette fois-ci, Kaoru sembla vraiment stupéfaite de la voir lui répondre aussi calmement et avec autant d'assurance. Elle finit par tourner les talons... Mais s'arrêta une dernière fois pour lui lancer une ultime pique.
- Bah, de toute façon, je doute que ton pokémon puisse vaincre ma Seisui... Non, même, d'arriver à passer la première phase !
Une fois qu'elle fut partie, Sibylle sentit un poids s'ôter de son cœur. Cela faisait longtemps qu'elle brûlait d'envie d'envoyer paître cette chipie.
La salle se vidait de plus en plus, les participants ayant effectué leur prestation devant attendre dans une autre pièce. Au début, la jeune fille avait regardé les performances des candidats, mais elle avait rapidement arrêté. Cela la faisait stresser plus qu'autre chose. Elle s'était quand même obligée à voir le show de Kaoru. Sa Azumarill avait fait très forte impression... Mais elle et Takibi feraient mieux !
Enfin vint son tour. Alors qu'elle entrait dans l'arène, elle fut happée par les applaudissements et les cris du public. Sa gorge se fit soudainement sèche alors que son estomac se nouait. Elle déglutit péniblement mais s'avança jusqu'au milieu de la place. Elle salua le jury d'un mouvement de tête. Les trois éminentes personnalités de la ville affichaient un air bienveillant. Au contraire, la seule personne qui lui était inconnue la regardait d'un œil expérimenté et pas forcément sympathique. Evidemment, cet expert en concours allait se montrait beaucoup plus strict que les autres...
Sibylle ouvrit l'étui et en sortit son violon. Elle cala l'instrument sur son épaule et positionna l'archet. Elle entama son morceau... Sur une fausse note. Elle serra les dents. Non, elle ne devait pas laisser le stress l'emporter ! Takibi l'attendait, hors de question de le laisser tomber !
Elle prit une grande inspiration pour se calmer, repositionna correctement ses doigts et son archet. Et recommença.
Cette fois fut la bonne. Les premières notes lui firent reprendre confiance en elle et recouvrir ses automatismes acquis à force de pratique. Elle ferma les yeux, pour profiter encore plus de la mélodie enjouée.
Plusieurs secondes passèrent. Un murmure d'étonnement parcourut l'assistance. Sibylle jouait toujours, mais elle n'avait pas encore libéré son pokémon. Qu'est-ce que cela signifiait ?
Mais la jeune fille avait confiance. Takibi viendrait, elle le savait. Un cri fier, qui couvrit partiellement le son du violon, lui donna raison.
Une pluie d'étoiles dorées s'abattit sur l'arène à ciel ouvert. Mues par une force invisible, les astres se regroupèrent pour prendre la forme d'un oiseau doré. L'être factice effectua un tour de l'assemblée au rythme de la mélodie du violon, laissant une traîne blonde dans son sillage. Les météores composant son corps se dispersèrent alors, pour former cette fois-ci un cercle dont le centre était Sibylle. Soudain, les étoiles s'embrasèrent et se mirent à tournoyer, prises dans une tornade aux vents imaginaires. Les flammes gagnèrent encore en intensité. Et les astres embrasés filèrent vers la voûte céleste. Ils se regroupèrent avant d'éclater en un feu d'artifice de sang et d'or. Une pluie de poudre d'étoile tomba en scintillant, sans heurts, sur l'assistance émerveillée.
Sibylle atteignait la fin de son morceau, une partie plus lente. Au-dessus d'elle, Takibi consentit enfin à se dévoiler. Enveloppé d'un voile inconsistant à la blancheur éclatante, le cygne orangé descendait majestueusement des cieux où il avait œuvré. Tous furent subjugués par la créature. Et chacun se fit la réflexion suivante : la Grâce s'était matérialisée en ce bas-monde et cet oiseau en était l'effigie. Le lent mouvement de ses ailes était à la fois léger et puissant. Non, c'était même plus. C'était l'animal entier qui dégageait cette impression ! Sous ses délicates plumes aux couleurs du couchant, on devinait l'ardeur des flammes que l'être aérien était capable de manipuler. L'argent de son corps, à l'aspect aussi paisible que l'onde tranquille, faisait pourtant bien penser au fer de mille lances célestes.
L'oiseau se posa au sol, sans un bruit, et se dépouilla de son impalpable habit au moment où la dernière note laissait place au silence. Un silence de mort interminable. Personne n'osait ou ne savait comment réagir. Sibylle serra le manche de son instrument de bois vernis, mal à l'aise. A côté d'elle, son protégé bravait l'assistance d'un regard inquisiteur.
Enfin, le mutisme ambiant fut vaincu. A la table du jury, le coordinateur professionnel s'était levé, des étoiles dans les yeux, et applaudissait, seul. Après quelques instants de flottement, les autres juges l'imitèrent. Puis une personne dans la foule. Deux. Quinze. Bientôt, le public entier ovationnait le duo, au grand soulagement de la jeune fille qui s'empressa de saluer. Sentant que tous ces honneurs lui étaient adressés, le cygne d'ocre cracha une gerbe enflammée avant de pousser un cri victorieux.
***
Sans surprise, Sibylle et Takibi furent largement qualifiés. Le mauvais départ de la jeune violoniste avait été complètement occulté par la prestation et surtout l'apparition du grand oiseau aux couleurs du couchant.
Sept autres personnes avaient également trouvé les grâces du jury. Dont Kaoru.
S'étant trouvées dans deux poules différentes, elles n'avaient pas encore pu s'affronter. Cependant, les performances au combat de leur partenaire respectif avaient fait changer cela. En effet, les deux jeunes filles allaient se retrouver en finale, pour un combat qui promettait de faire des étincelles.
Cependant, Sibylle était un peu inquiète pour la suite. Son protégé aux plumes de feu et d'argent n'avait pas récupéré entièrement d'après son deuxième combat. Ce n'était pas que la tâche avait été ardue. C'était autre chose. En fait, son attitude moins fière et plus calme lui faisait penser aux moments où l'astre diurne était voilé par des éléments jaloux de sa lumière. Il était vrai qu'avec le nombre de participants, les délibérations et les six combats pour déterminer les finalistes, la journée touchait à sa fin.
La jeune fille prit doucement la tête de Takibi entre ses mains, et plongea son regard olive dans l'or fin du sien.
- Ecoute, si tu te sens pas bien, autant s'arrêter là, d'accord ? Déjà que c'est presque un miracle qu'on soit en finale, j'ai pas envie que tu... Aïe ! Mais arrête avec ça à la fin !
Takibi s'était dégagé sans peine de l'étreinte lâche de ses mains et l'avait une fois de plus frappée de son bec. Il siffla furieusement en écartant ses larges ailes. Ses yeux fardés lui conféraient un air encore plus autoritaire.
- Bon, bon, ça va, j'ai compris, grommela-t-elle en se frottant le haut du crâne. Mais il va vraiment falloir que t'apprennes à te maîtriser, tu vas finir par m'assommer. En même temps... C'est vrai qu'avoir une telle occasion d'humilier cette pimbêche ne se représentera pas de si tôt !
Satisfait, l'oiseau claqua joyeusement du bec. Mais ils n'eurent pas droit à davantage de répit. La cloche annonçant l'imminence de la finale retentit. L'heure de vérité était arrivée.
***
Les deux derniers duos se faisaient face en se regardant en chiens de faïence. Même le public, pourtant assez éloigné de l'espace délimité pour le combat, pouvait palper cette tension. Ce qu'ils ne savaient pas, c'est que le combat avait déjà commencé, Kaoru ayant ouvert les hostilités avec une de ses piques.
- Je comprends vraiment pas comment t'as pu te qualifier avec ton piaf. Des professionnels, tu parles ! Même pas capables de distinguer le talent de la poudre aux yeux !
- Pour une fois, je suis bien d'accord avec toi. Après tout, les petites bubulles de la bouée qui te sert de coéquipière, même un gamin de trois ans est capable d'en faire.
L'invisible foudre noir redoubla d'intensité. Enfin, le signal annonçant le début du combat retentit. Pour le meilleur, mais surtout pour le pire.
Seisui prit immédiatement l'initiative. Elle exécuta une danse lascive, adressée au ciel. Aussitôt, de gros nuages voilèrent la voûte qui répondit par une pluie diluvienne à la séduction opérée par la Azumarill. La créature aquatique s'enveloppa au même moment d'un manteau aqueux, qui lui permettrait d'absorber les chocs et la force de l'averse.
Sibylle se mordit la lèvre. Son oiseau était clairement une créature de feu, il n'allait pas apprécier l'averse. Pire, les gros nuages noirs le privaient complètement de l'astre qui semblait être sa source d'énergie ! Elle devait réagir avant que la situation n'empire !
- Takibi, essaye de les... Attention !
D'innombrables bulles, grossies par l'ondée, tentèrent d'agresser l'oiseau d'ocre. Ce dernier eut juste le temps de positionner ses ailes devant lui pour se protéger. Mais alors qu'il les écartait pour voir où se trouvait son adversaire, il évita de justesse le coup de queue aqueux de la lapine. La terre n'était pas son domaine, il ne lui en fallut pas plus pour le décider à prendre son envol.
Une fois dans les cieux, il se crut suffisamment en sécurité pour avoir le temps de surprendre Seisui. Mal lui en prit. Un jet d'eau frôla le sang de son aile. Il claqua du bec, mécontent. Puisque c'était comme ça, lui aussi allait partir à l'offensive !
Ses plumes revêtirent leur gantelet de métal, se muant en lames effilées. Takibi piqua, ne se redressant que lorsqu'il put raser le sol. Ses larges ailes offraient peu d'échappatoires à son adversaire. Arrivé à sa hauteur, il effectua un élégant mouvement circulaire, proche de celui exécuté par les grands danseurs. La vitesse du pas ne rendit que plus redoutables ses couteaux infinis.
Ce fut loin d'être suffisant. Le fil de ses plumes hostiles ne fit qu'entamer légèrement le voile d'eau de la lapine, perdant tant de leur force que de leur vélocité à son contact. La réplique fusa, sans merci. Seisui, profitant de la position vulnérable du cygne d'ocre qui lui faisait dos, le percuta de toutes ses forces. Le choc aurait normalement dû lui coûter, mais son insaisissable manteau l'absorba sans peine. Ce qui ne fut pas le cas pour Takibi.
L'impact le surprit et le fit tomber au sol. Il ne fut pas assez prompt à se redresser. Un nouveau jet d'eau le percuta, bien plus précis et concentré que le premier qu'il était parvenu à éviter.
Kaoru éclata de rire. En un peu plus d'une minute, sa victoire se profilait. Le public, lui, était déçu, certains se mettant même à huer. Comment le favori de la première phase pouvait-il se laisser défaire aussi facilement ?! Certes, l'Azumarill possédait l'avantage du type, mais ce n'était pas une raison ! Pourquoi ne faisait-il donc pas appel aux flammes dont il connaissait les secrets ?!
La situation défavorable et la foule en colère décourageaient Sibylle. Elle ne savait pas quoi faire. Si seulement elle connaissait les pouvoirs de son protégé... ! Mais c'était toujours lui qui avait pris l'initiative durant les derniers combats, elle s'était contentée de n'être qu'une spectatrice passive, comme tous les autres présents dans les gradins.
Voir son oiseau se relever courageusement, alors qu'il paraissait à bout de forces, l'obligea à réagir.
- Takibi, je t'en prie, restons-en là. On a fait tout ce qu'on a pu...
L'oiseau aux couleurs du couchant posa sur elle son loup aux yeux d'or fin. Mais ce n'était pas de la colère qu'elle lisait dans ses iris de miel. Plutôt de l'hésitation. Comme s'il essayait de se souvenir de quelque chose.
Et il sembla avoir trouvé.
Takibi refit face à son adversaire. Cependant, il ne l'attaqua pas. Il tendit son cou vers le ciel, les yeux clos, tentant d'oublier la pluie qui le blessait, la créature d'eau douce qu'il devait combattre, la foule qui criait, Sibylle qui voulait toujours le protéger. Son bec d'argent s'entrouvrit. Pour laisser s'échapper non pas des flammes affamées mais une douce plainte.
Bien qu'à peine audible, la prière résonna au plus profond de l'être de chacun. Sans qu'ils ne puissent l'expliquer, tous se sentirent émus comme ils ne l'avaient jamais été. Ce chant lent, mélancolique mais porteur d'espoir, faisait trembler leur âme d'un flot d'émotions inconnues.
Et il parut vite évident que les êtres présents ne furent pas les seuls à être touchés par la mélopée.
Le ciel, ayant enfin recouvré sa raison ravie par les séductions de Seisui, cessa de déverser ses larmes aveugles. Mieux, les nuages noirs se dissipèrent, comme intimidés et honteux devant la noblesse de la voix du cygne d'ocre, dévoilant la nuit tombante. C'est là que l'extraordinaire se produisit.
Le firmament regagna peu à peu sa luminosité passée par un procédé inconnu. Bientôt, l'astre diurne remplaça sa compagne d'argent et reprit sa place suprême de roi de la voûte céleste. Bénéficiant de son zénith retrouvé, ses rayons brûlaient tant les yeux que la peau. Ce n'était pas une simple requête, un simple changement de météo ou la création d'un astre factice que de nombreuses créatures étaient capables d'opérer. Non. L'oiseau aux couleurs du couchant avait accompli quelque chose d'infiniment plus grand. Il avait commandé au Soleil lui-même.
Il n'en fallut pas plus à Takibi pour qu'il recouvre sa vigueur. Lorsqu'il cessa sa prière, son plumage lourd de pluie avait déjà séché, le feu et l'argent dont il était vêtu se montrant encore plus lumineux que de coutume. Au contraire, les rais flamboyants réduisirent à néant l'enveloppe d'eau de son adversaire qui, malgré sa résistance, souffrait grandement de la chaleur.
Cela marqua le tournant décisif du combat. Alors qu'aucun des combattants n'avait encore esquissé le moindre mouvement, tous, même Kaoru, surent que la fortune venait d'accorder sa bénédiction définitive au cygne flamboyant. La Victoire avait choisi son champion, et rien ne la ferait changer d'avis, pas même les misérables tentatives de résistance de la lapine aquatique.
La suite leur donna raison.
Takibi déploya ses larges ailes, d'un mouvement si lent qu'on aurait dit que le Temps lui-même avait suspendu son cours pour faire durer ce pur instant de grâce et de noblesse. Prenant toujours son temps, ne précipitant rien, l'oiseau aux couleurs du couchant s'éleva pour rejoindre son domaine infini. Il continua de monter, gagnant toujours plus d'altitude, rejoignant cet astre qui avait accepté de l'épauler dans son combat. Bientôt, il fut si haut dans les cieux éblouissants de lumière que l'on aurait dit que le souverain céleste l'avait englouti.
Il n'en était pourtant rien.
Arrivé à une hauteur qu'il sembla juger convenable, le cygne d'ocre cessa son ascension. En levant les yeux, si du moins on était capable de braver la lumière crue, on aurait eu l'impression que le Soleil l'encerclait, comme les représentations anciennes des divinités. Ce qui n'était peut-être pas si éloigné que cela.
Mais les personnes présentes n'avaient encore rien vu.
Sans qu'un quelconque signe annonciateur ne se soit manifesté, Takibi s'embrasa. Ou plutôt non. Il était faux de dire que son corps se consumait vulgairement. Non. Il était devenu flamme.
Le sang de ses plumes s'était mué en un instant en un feu vif mais pourtant non agressif au premier abord. L'ocre de son corps avait gardé un aspect plus concret, mais la brise inexistante qui agitait ses plumes et l'éclat qui s'en dégageait laissaient bien penser que cette partie-là n'était pas non plus étrangère au phénomène. Enfin, l'argent qui complétait son habit s'était lui aussi métamorphosé, en un grandiose flamboiement de bleu changeant, signe de l'importante chaleur qui devait s'en dégager.
A nouveau, le Temps sembla demeurer en arrêt, laissant à chacun le loisir de se repaître de ce tableau si improbable et divin.
Mais le cygne d'ocre les rappela brutalement à la réalité.
Sa voix tonna, un cri superbe qui fit frissonner d'effroi les êtres présents. Ils ne pouvaient y croire. Etait-ce véritablement le même être que celui qui avait prononcé ce doux chant auparavant ? Leur crainte monta encore d'un cran lorsque l'oiseau aux couleurs du couchant leva enfin le rideau sur ses intentions.
L'ire du cygne, plus que perceptible dans son cri, était désormais concrète. Mille flèches enflammées se détachèrent de son corps embrasé pour s'abattre sur l'arène. D'infinies étoiles filantes aux teintes instables qui se déchaînaient sur cette terre. Des plumes acérées qui, tout en conservant leur tranchant, s'accompagnaient d'un feu destructeur.
Peut-être par manque de précision depuis les hauteurs, certaines se perdirent dans les gradins, touchant des spectateurs, les faisant hurler de peur. Pourtant, bientôt, la panique d'un instant laissa place à l'incompréhension et la stupeur. Aucune des flèches de l'oiseau ne les avait blessés, pas plus que les flammes ne les avaient brûlés. Au contraire, lorsque quelqu'un osa craintivement en saisir une, quel ne fut pas son étonnement de constater qu'elle était plus douce et légère que la soie la plus raffinée, plus chaleureuse et réconfortante que le foyer accueillant le vagabond frigorifié.
Cependant, tout le monde ne semblait pas avoir eu la chance de bénéficier de la clémence de l'attaque surréaliste du cygne flamboyant.
Pour Seisui, celle-ci s'était révélée plus incisive qu'une épée chauffée à blanc, plus infernale que le désert le plus torride. Plus mortelle que la Mort elle-même. Car la Triste Dame, elle, venait au moins délester les êtres de leurs dernières souffrances. Or, par un procédé inconnu, les flammes mystiques empêchaient la Grande Faucheuse de soulager sa victime.
La créature aquatique souffrait le martyr, poussant des cris inaudibles. Un feu instable et nourri l'avait enveloppée. Pourtant, lorsque celui-ci s'évapora, regagnant l'invisible, au moment où la lapine s'effondra, nulle blessure ou brûlure n'était apparente.
C'était fini. La Victoire avait prononcé son verdict.
Sibylle n'entendit même pas l'arbitre annoncer le résultat flagrant. Elle ne percevait plus rien d'autre qu'un bourdonnement et les battements de son cœur. Elle n'avait pas quitté des yeux l'astre dans lequel son protégé avait semblé se fondre.
Enfin, Takibi quitta la voûte pour rejoindre la terre. Il atterrit sans heurts devant elle. Mais il n'était plus tout à fait le même.
Comment l'expliquer ? Il ne pouvait s'agir d'une illusion de l'esprit. Elle le savait au plus profond d'elle. Ce qu'elle voyait était la vérité, et alors qu'aucun raisonnement rationnel n'aurait pu expliquer le phénomène, elle l'accepta sans peine.
Il avait grandi. Pas de quelques malheureux centimètres qui seraient passés inaperçu. Il avait doublé... Peut-être même triplé de taille ! En quelques secondes, il avait gagné l'équivalent de plusieurs mois de croissance. Ses serres puissantes étaient certainement capables de soulever sans trop de peine un ou deux Grolem. Ses larges ailes, déjà impressionnantes auparavant, brassaient plus de vent qu'une tempête. Les plumes d'argent de sa queue avaient plus que jamais l'air de souples rapières, et son bec délicat se révélait une arme sans aucun doute redoutable. Certes, le feu de son corps avait disparu, mais il n'y avait pas à douter qu'il l'invoquerait de nouveau au moindre faux pas.
Et pourtant, quand elle croisa l'or infini de ses yeux, elle ne lut aucune volonté de destruction ou de mort. Mais de la fierté, et surtout de la douceur. De même, le premier choc passé, elle constata que son plumage d'ocre, loin de dispenser une violente lumière, offrait un éclat chaleureux.
Inquiet de ne pas la voir réagir, Takibi mit la tête sur le côté et claqua du bec, avant d'en poser délicatement la pointe sur la jeune fille. Après encore un instant de flottement, elle le caressa doucement, un petit sourire rassurant sur les lèvres. L'oiseau en ferma les yeux de bonheur, soulagé de voir que tout allait bien.
Mais cette paisible scène fut brutalement interrompue.
La grande stupéfaction ambiante avait laissé place à un tonnerre d'applaudissement. Dans toutes les tribunes, on scandait leur nom, tandis que les juges montaient sur scène, afin de leur remettre le ruban symbolisant leur victoire. Mais, dès qu'elle eut accroché le morceau de tissu sur son protégé, ce fut un véritable capharnaüm. De nombreuses personnes se précipitèrent vers la scène, pour tenter d'approcher et de toucher cet être flamboyant. D'autres se disputaient les plumes exquises éparpillées, derniers vestiges de la puissance phénoménale dont ils avaient été les témoins. La sécurité intervint, mais ils n'allaient pas tarder à se faire déborder.
Sibylle eut un mouvement de recul. Le comportement de tous ces gens ne lui disait rien qui vaille. Le bruit familier d'un claquement de bec lui fit lever la tête. Takibi la considérait, de sa hauteur gagnée, et lui désigna son dos. Elle mit un peu de temps avant de comprendre ce qu'il essayait de lui dire. Et commença par refuser.
- T'es sympa mais je préférerais éviter, j'ai un peu le vertige, et je...
Il n'eut même pas besoin de lui asséner un coup de bec. Une sorte de craquement derrière elle la décida. Même si elle n'était pas du tout rassurée, elle se jucha tant bien que mal sur le dos de son protégé à plumes. Par réflexe, elle se cramponna à son cou dès qu'il déploya ses ailes. En un unique battement d'ailes, ils se trouvaient déjà hors de portée de la foule. En quelques secondes, ils avaient disparu dans les cieux, où la reine d'argent avait déjà repris ses droits.
***
Le fauve quitta soudainement son paisible sommeil et releva la tête. Il marqua une pause, ses sens aux aguets. Il délaissa alors sa couche et s'approcha de la baie vitrée offrant une vue panoramique et époustouflante sur la mer. Ce n'est qu'une fois sur le balcon qu'il s'immobilisa, un grondement sourd roulant dans sa gorge, son regard scrutant l'horizon. Deux autres créatures, qui lui étaient assez semblables mais pourtant bien distinctes, ne tardèrent pas à le rejoindre et à fixer le large à leur tour.
Ils demeurèrent ainsi sans bouger, alors que le grondement qu'ils émettaient se faisait plus intense. On aurait dit qu'une folle envie de rugir s'était emparée d'eux mais qu'ils essayaient tant bien que mal de la contenir.
Etonné de les voir agir ainsi, l'homme quitta ses autres compagnons pour s'enquérir de la situation. Il sentit la peau tressaillir sous sa main lorsqu'il la posa sur le fauve le plus proche. Mais cela ne fut guère suffisant pour briser leur posture figée.
- Eh bien eh bien ! Que vous arrive-t-il ?
Enfin, les trois fauves réagirent. En un même mouvement, tous tournèrent leur tête vers lui et lui désignèrent la frontière lointaine entre les eaux et l'éther avec un grognement. Il fronça les sourcils, perplexe devant leurs tentatives de communication. C'est en voyant l'un des imposants oiseaux derrière lui s'approcher à son tour, marquer une pause et émettre une douce mélopée qu'il comprit. Aussitôt, son visage s'éclaira d'un sourire radieux.
- Oh ! Alors c'est bien vrai ?! Je le savais, je le savais qu'il ne pouvait pas avoir disparu comme ça, pour toujours !
Les autres créatures s'étaient elles aussi approchées, intriguées par la joie qui irradiait de lui. Il embrassa affectueusement chacune d'entre elles. Il semblait surexcité.
- Il n'y a pas de temps à perdre ! On doit le ramener chez nous sans plus tarder ! Hermès, Iris ! Je compte sur vous pour le trouver !
Les deux dragons composant le petit groupe acquiescèrent. Ils se dirigèrent sans plus tarder vers le lointain, fendant les airs, laissant derrière eux l'homme qui jubilait de cette si bonne nouvelle.