Acte 2 : La traversée du pont.
Aller au Bois des Illusions n'était pas un problème en soi. Il suffisait de quitter Port Yoneuve par l'Est, traverser le pont Yoneuve, suivre la route jusqu'à Méanville, la traverser d'Ouest en Est, et le bois n'était plus très loin.
En pratique, si quitter la ville portuaire n'était qu'une promenade de santé, il fallait ensuite traverser un pont sillonné par des dresseurs, surveillé par des nuées de couanetons, et susceptible de se relever à tout moment pour laisser passer un navire. Pour plus de sûreté, ils avaient décidé de voyager de nuit, mais les risques n'étaient pas réduits à zéro pour autant.
Le pokémon félin soupira :
-Toute cette volaille fraiche, ça me donne faim...
Personne ne lui répondit. Il les encouragea :
-Oh, allez les gars, un peu de cran.
Grognon, le baggaid lâcha :
-Plan nul.
-Ne dis pas ça, tu es très beau comme ça...
« Comme ça » renvoyait l'image d'un baggy jaune qui émergeait d'un t-shirt bleu trop large pour celui qui le portait et troué de toutes parts, sur lequel était vissé une casquette blanche et rouge assez usée, accompagné d'un tas de tissus multicolore et odorant qui semblait bouger tout seul grâce à une paire de ballerines.
-Ridicule.
-Je suis d'accord avec Tseen Foo, on a l'air ridicule.
Joyeusement, le matou répondit :
-Au moins, on n'a pas l'air de trois pokémons qui chercheraient à traverser sans se faire capturer par le premier dresseur venu.
Le lézard répondit :
-Sauf toi.
Le pokémon mauve se défendit :
-C'est pour ça que tu es déguisé en dresseur, comme ça je passe pour ton pokémon !
-Détourne ?
Le baggaid et le chacripan contemplèrent le tas de tissus ambulant.
-Hé bien Détourne est déguisé en... en... Voilà, c'est ça ! Il est tellement bien déguisé qu'on ne sait même pas en quoi, mais on est absolument certain que ce n'est plus un miamiasme. Ça prouve que son déguisement est parfait !
L'intéressé au déguisement parfaitement incertain répliqua :
-Mais avec ça sur le dos, c'est sûr qu'on va attirer l'attention de tout le monde...
Tous trois soupirèrent, puis ils se mirent en marche sur l'édifice rouge métallique. Il n'était pas question de faire demi-tour, et ils n'avaient pas de meilleure idée pour traverser sans risquer de se faire capturer par le premier dresseur croisé.
Tout se passa bien pendant environ une minute. Puis un dresseur les croisa sur sa bicyclette. Les trois compagnons retinrent leur souffle en voyant le dresseur les fixer avec stupeur et manquer de se manger la rambarde du pont. Puis un deuxième arriva sur son vélo. Il s'arrêta pour regarder l'étrange équipée le dépasser, puis il fit demi tour et vint se poster devant eux.
-Hé dresseur ! Je te défie !
Les trois amis se figèrent. Voilà qui compliquait les choses... Le chacripan susurra :
-Ne répond pas. Sinon il va savoir que t'es un pokémon... Ne répond pas...
Silencieux mais raide, Tseen Foo agita la main en signe de refus.
L'humain s'agita, puis déclara d'un ton chaleureux :
-Ah, t'es débutant ? Oh allez, lance-toi ! C'est un peu dur la première fois, mais ça ira. On va y aller doucement, en un contre un, ok ?
Reculant d'un pas, le baggaid déguisé et paniqué secoua les deux mains en signe de refus. Derrière lui, un murmure s'éleva du tas de tissus détourné en déguisement :
-Faut qu'on trouve quelque chose pour le sortir de là...
Sans crier gare leur compagnon félin se mit à miauler à fendre les cœurs de toute la force de ses poumons et à se rouler par terre.
-Mroh, je joue la comédie, miaaaa ! Fais comme si tu t'inquiétais pour miaaaaa ! Que j'ai mal, si mal soudainement meooooow ! Prends dans tes bras ton pauvre miaaaa ! Petit chaton angoissé meooooow ! A l'idée de combattre, mia mia miaaaaa !
Mais au moment où Tseen Foo s'exécutait, le chat sacripan bondit hors de sa portée et recommença son manège.
-Je ne veux pas, meow, prendre le risque, miaaaaa ! Que tu m'attrapes, meoooow pour me jeter au front, miaaaa ! Encore !
Après deux ou trois tentatives infructueuses du baggaid déguisé, le chat se mit à courir pour traverser le pont dans un grand et ultime : « c'est parti mon mimi, meoooooooooooooooooooooooow ! », coursé par son faux dresseur et le tas de tissus qui se dandinait tant bien que mal pour suivre le rythme, laissant là l'humain médusé qui haussa les épaules et commenta :
-Bizarre ce type.
Avant de repartir.
Arrivé vers la moitié du pont, le chat jeta un regard en arrière pour s'assurer que l'humain ne les suivait pas, puis il s'arrêta et fut rejoint quelques secondes plus tard par ses amis essoufflés.
A bout de souffle lui aussi, il déclara fièrement :
-Et... voilà... on s'en.... est sor... tis.
Amusé, Tseen Foo lui répondit :
-Content de pas être ton dresseur.
Avec bonne humeur, l'intéressé répondit :
-Oh, toi tu n'aurais peut-être pas eu la brillante idée de me surnommer « Canaillou ».
-Non pas.
-Franchement, « Canaillou »...
Les trois amis sourirent à l'évocation du souvenir du félin et ils se remirent en marche.
De ce qu'en savait Détourne, l'ex « Canaillou » avait été capturé par une dresseuse parce qu'il était mignon. Mais il aimait trop son indépendance pour accepter de recevoir des ordres d'un humain. Il avait donc mené la vie dure à l'humaine qui l'avait baptisé « Canaillou », parce que son comportement de canaille donnait un peu plus de charme à son côté mignon.
Seulement, ça avait été la goutte d'eau qui avait fait déborder la colère du chat. Une nuit il avait donc disparu sans laisser de trace et avait quitté sa ville d'origine. Puis il avait voyagé dans tout Unys jusqu'à Port Yoneuve où il avait rencontré Tseen Foo et Détourne. Puis il avait réfléchi longtemps pour se choisir un autre nom. Il voulait un nom pour quelqu'un qui avait la tête dure, les idées solides et les convictions inébranlables. Mais comme il ne manquait pas d'humour, il en avait trouvé un qui allie son côté racaille à son ancien nom de Canaillou...
Ils furent arrêtés par un couaneton qui s'était posé devant eux, prêt au combat.
-Vous ne passerez pas !
Le félin soupira.
-Décidément, c'est la nuitée...
Le couaneton renchérit :
-Sauf si tu me captures avant, dresseur !
-Non.
L'oiseau bleu piailla :
-C'est ce qu'on va voir ! Je vais te prouver ma valeur ! En gaaaarde !
Et sans plus attendre, il piqua droit sur le pokémon combat qui réussit à l'esquiver. L'oiseau aquatique enchaîna avec une attaque bulle d'O. Le baggaid l'évita, mais sa casquette fut happée au passage des sphères liquides et éjectée au loin.
Soudain, le canard bleu se figea en voyant la crête rouge montée sur une tête orange à l'air irrité.
-Tu... tu n'es pas un dresseur ! Menteur ! Imposteur ! Tricheur ! Outrage ! Mauvais pokémon combat !
A chacun de ses cris, le concerné répondait par :
-Crétin. Idiot. Imbécile. Rien demandé. Cervelle de piaf.
Puis soudain, l'univers fut rempli de boules de plumes bleues en colère. Deux d'entre elles assaillaient l'imposteur qui esquivait tant bien que mal et ripostait par des attaques Mâchouille et Attrition. Une autre se faisait courser par le félin mauve tout excité par toute cette volaille. Deux autres attaquaient Détourne à coup de bec et lui arrachaient ses couches de tissus protectrices. Une dizaine d'autres oiseaux tournoyaient dans le ciel, restant à l'écart pour ne pas risquer de télescoper un de leur camarade mais prêts à intervenir.
Et soudain...
Détourne se dégagea brutalement de son déguisement et se mit à envoyer une série de torgnoles au volatile le plus proche. Afin d'éviter de se faire voler dans les plumes, celui-ci battit en retraite... et tout se figea. Puis tous les volatiles s'enfuirent à tire d'aile en s'égosillant :
-Miamiasme ! Danger, fuyons ! Alerte au gaz empoisonné ! Danger !
Les trois amis se retrouvèrent soudain dans des postures ridicules, à combattre du vide, avec l'air ahuri, au milieu d'une pluie de plumes bleutées, puis ce fut le silence.
Détourne était particulièrement estomaqué, et dit tristement :
-Si c'est comme ça à l'école de danse... S'ils m'accueillent comme ça... En fuiyant parce que je suis un miamiasme... Enfin... Vous m'avez prévenu, hein ?
Les deux autres ne répondirent rien. Le pokémon poison continua :
-Je fais fuir tout le monde...
Doucement, posément, le félin se frotta contre lui en ronronnant et constata :
-Tu ne nous as pas fait fuir, nous.
Son ami s'exclama :
-Oui, mais... je pue !
-Ce n'est pas ta faute, c'est la faute de ceux qui ne comprennent pas que tu n'y peux rien... C'est...
Le félin croisa le regard du baggaid comme chaque fois qu'il demandait implicitement de l'aide. Ce dernier déclara :
-Odeur de héros.
-Exact ! Tseen Foo a raison ! C'est ton odeur qui a fait fuir ces sales piafs qui nous ont agressé injustement parce qu'ils ne nous ont pas laissé le temps de nous expliquer. C'est ton odeur qui nous a sauvé. Donc c'est une odeur de héros.
Mais le héros odorant gémit :
-Ils ne voudront jamais de moi à l'école de danse...
Ramassant sa casquette le lézard lâcha :
-Pas école de parfumeurs.
-Ah, Tseen Foo est la voix de la sagesse. C'est une école de danse pas une école de parfumeurs qui forme des nez. C'est une école de danse, l'odeur n'a rien à voir dans cette affaire là. Et puis, tu ne peux pas savoir s'ils te refuseront, tu n'es pas dans leur tête. Tu ne peux pas savoir avant d'essayer, n'est-ce pas ?
Légèrement rassuré, Détourne ramassa son déguisement de fortune et l'équipée continua sa traversée du pont.
Mais ils n'avaient pas fait trois pas qu'ils se trouvèrent pris dans un faisceau lumineux dont la source se révéla être une lampe torche, qui se trouvait dans une main, qui s'avéra être celle d'un policier.
L'homme en uniforme contempla le trio bouche bée, puis il s'adressa au faux dresseur d'un mètre quinze :
-Tout va bien, petit ? Qu'est-ce que c'était que ce bordel ? Oh ciel... Tu as été attaqué ?
De nouveau paniqué, le baggaid secoua la tête en signe de dénégation. L'humain en bleu s'inquiéta :
-Mon pauvre petit, tes vêtements sont dans un état... Tu n'as pas été blessé au moins ? Je crois qu'on ferait mieux de prévenir te parents... Comment tu t'appelles ? Tu habites où ?
Prenant un peu d'assurance et rentrant dans son rôle de petit dresseur terrorisé, Tseen Foo tendit le doigt en direction de Méanville.
-Bien. Je vais te raccompagner chez t...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase, car une sirène d'alarme retentit soudain.
-Viens vite petit, ils relèvent le pont... petit ?
Les trois pokémon n'eurent pas besoin de se faire prier pour détaler à toutes pattes. Plus amusé qu'ennuyé le félin commenta :
-C'est vraiment n'importe quoi cette traversée du pont ! Il en est où le flic ?
-Derrière.
Et en effet, ils pouvaient l'entendre hurler :
-Hey, petit, attends ! Attends-moi !
Détourne tenta d'accélérer, et pleurnicha en haletant :
-Je... ne veux... pas aller... en prison... je suis... trop jeune... pour aller... en prison...
Enfin, ils atteignirent le bout du pont, et voyant des hautes herbes sur le bord de la route, ils plongèrent dedans et disparurent dans les ténèbres de la nuit.