Un jour, environ vers la fin le XIXème siècle, j'étais en train de travailler dans les champs avec mes maîtres, c'était il y a longtemps. Je vous dirai plus tard pourquoi je vous dis ça.
Donc, nous travaillions péniblement : déterrer les pommes de terre, nettoyer les pommes de terre, placer les pommes de terre dans le sac, lui-même placé dans la brouette... Un travail très monotone, très éreintant, qui mériterait un peu plus de récompense que le maigre repas qu'on prenait deux fois par jour.
Enfin, après quelques heures, nous avions finis notre travail, et nous pouvions rentrer tranquillement à la chaumière. Tranquillement, façon de dire... Car le chemin, très boueux à cause des pluies, cachait des trous vicieux dans lesquels la roue de la brouette s'embourbait inévitablement, et on ne pouvait rien faire pour empêcher ce phénomène répétitif, si ce n'est désembourber la brouette à chaque fois...
Pour les humains, au moment de cette froide soirée d'hiver, il faisait sombre, très sombre ; ils ne savaient pas où marcher, trébuchaient, butaient, tombaient, se blessaient ; enfin, un vrai carnage pour les sensibles. Moi, je n'aimais pas trop qu'il fasse aussi sombre, j'exècre le fait de me déplacer dans ces conditions ; je préfère une belle journée ensoleillée. Et heureusement, je ne tombais pas : j'ai des ailes, et pas de pattes ; ça m'est très utile, même si parfois j'aurais aimé être un autre pokémon, simplement pour être plus imposante : être rapide, c'est bien beau, mais parfois, il est beaucoup plus utile d'être puissante, que ce soit défensivement ou offensivement...
J'étais donc en train d'accompagner mes maîtres chez nous, quand une dispute éclata. C'était encore une dispute humaine ; des histoires d'argent : l'un dépensait trop d'argent à la taverne, l'autre laissait les cierges allumés trop longtemps. Le garçon et moi, comme d'habitude dans ces cas-là, nous taisions.
Ils crient, ne s'entendent pas, ne s'écoutent pas, continuent à crier, à se plaindre... Je me demande vraiment où les humains trouvent l'énergie nécessaire à tout ça...
Je ne sais pas vous, mais je pense que le fait d'utiliser de l'argent est une grossière erreur de la part des humains, dont, en plus, ils n'arrivent plus à se séparer... Par exemple, nous, si nous voulons manger, il suffit de trouver un buisson de baies, et le problème est réglé, mais avec eux, même si ça fait longtemps que je ne les ai plus fréquentés, de mon temps, il fallait marcher (ou voler, ça dépend de quel point de vue on se place) quelques bonnes heures, acheter quelque chose, en général beaucoup de cette chose, pour ne plus avoir à marcher longtemps dans les prochains jours, et ensuite seulement, on pouvait se servir de ce qu'on avait acheté... Toute cette fatigue alors qu'il y avait énormément de nourriture comestible le long des chemins, dans les champs. J'aurais vraiment trouvé ça plus simple que chacun puisse se servir dans chaque champ, mais à quantité limitée, mais aussi que chacun cultive son champ...
Mais bon, je m'écarte du sujet, revenons à nos wouatouat : les parents étaient en train de se disputer, et n'en ont eu marre que quand nous arrivâmes à la chaumière, où le souper préparé par la fille les attendait.
La soupe de patates fut servie, tout le monde mangeait silencieusement. Elle nous faisait tous un grand bien et nous réchauffait après cette rude journée de travail. Aujourd'hui, on aurait plutôt pris un chocolat chaud, mais ils étaient très rares à l'époque : ils étaient réservés aux riches, ceux qui ont beaucoup d'argent. Encore un vice de ce maudit système : l'inaccessibilité des meilleures nourritures aux plus pauvres...
Enfin, nous finissions de manger, nous mettions la vaisselle dans le seau d'eau. La mère était en train de laver le tout, quand le père fit une grimace. Infime, mais distincte. La mère lui demanda ce qu'il avait, il répondit qu'il avait un peu mal au ventre, qu'il avait sûrement mangé trop vite, et il partit se coucher.
Le lendemain, le père était toujours malade, et refusait de manger quoi que ce soit. Je dois vous avouer qu'à ce moment, j'étais très inquiète pour lui. Comprenez, j'étais encore assez naïve pour croire que les humains étaient tous très gentils...
A notre retour des champs, il était toujours au lit, se tenait le ventre de douleur, et n'avait toujours rien mangé...
Nous passâmes alors au souper, les enfants étaient en train de causer sur les futurs jeux qu'ils feraient, quand on put voir le père arriver dans la cuisine, en robe de chambre, s'appuyant sur le battant de la porte et se tenant le ventre d'une douleur apparemment toujours croissante, il tenait une fiole dans sa main...
Il rassembla le restant de ses forces pour dire, en regardant la mère avec des yeux remplis de haine, tout en montrant la fiole :
« - Tu... M'as tué... »
Puis il s'écroula.
Les enfants s'affairaient autour du père, essayants à tout prix de le sauver, mais c'était trop tard, déjà il poussait son dernier souffle, le râle de la mort...
Le cadavre gisait là, par terre, à côté d'une chaise renversée, il était couché sur le dos, la face livide, le visage blême... Il avait toujours les mains sur le ventre, comme si elles étaient cramponnées au dernier espoir de survie... Ses jambes, autrefois très énergiques, étaient désormais rigides... Il ne bougeait plus.
Les enfants, ne comprenant la cause de la mort de leur père, pleuraient à chaudes larmes. La mère faisait aussi semblant de pleurer pour rassurer ses enfants, goûtant pleinement à sa victoire, à sa vengeance.
Moi, après avoir vu cette scène, je me sentais horrifiée, complètement déboussolée, révoltée. Mais que pouvais-je faire ? Rien... Je n'ai pas eu le courage d'aller voir le cadavre de mon père autrefois adoptif se faire jeter dans la fosse commune, avec d'autres corps brûlés, gonflés et bleuis (pour les noyés) et tachetés de rouge, le tout parmi les cadavres grisâtres en putréfaction et des squelettes auxquels étaient encore accrochés des lambeaux de chair... D'imaginer mon père adoptif parmi toutes ces atrocités me fendait le cœur, vous ne pouvez pas imaginer à quel point...
Alors, je restai à la maison pendant que les gosses et la mère s'en allaient à « l'enterrement ».
Quand tout ce beau monde revint, seul la mère ne pleurait pas, toujours insensible aux visions d'horreur qu'elle avait imposés à ses enfants, qui n'avaient pas compris... Elle goûtait toujours à sa vengeance, elle en profitait tant que l'affront du père lui restait en mémoire, tandis que les enfants pleuraient à ses pieds...
Le lendemain, aux champs, nous n'étions que moi, le gamin, et la mère. Nous nous rendions compte combien le père était indispensable aux travaux : nous nous fatiguions plus que d'habitude, beaucoup plus, pour un moindre résultat : au lieu des 30 kg habituels, nous n'avions réussi qu'à déterrer 15 kg de pommes de terre.
Les revenus baissaient, la quantité de nourriture aussi... Inévitablement, après un mois de famine, la plus petite finit par mourir. Une semaine plus tard, les jumeaux lui emboîtèrent le pas sur le chemin de la mort. Ensuite, ce fut le tour du gamin, qui était à ce moment-là le dernier rescapé de la folie de la mère...
Face à une hécatombe pareille, je me dis que partir n'était plus une idée inenvisageable...
Je pris donc la résolution d'éviter le contact humain à tout prix, pour ne plus aimer, ne plus se faire aimer ; pour ne pas ressentir la douleur de la perte d'un humain qui m'est cher, et ne pas avoir à se détester, ou se venger.
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