Chapitre 18 : Deux ex machina
Par la fenêtre close, Aurore regardait la pluie tomber, s'abattre avec violence sur le carreau comme si chaque goutte avait la volonté de briser le verre. Le mauvais temps qui s'était définitivement installé sur Sinnoh plongeait la région dans une nuit permanente et ses habitants dans une morosité et une crainte de plus en plus prononcées. Que pouvait présager cette pluie incessante ? Des rumeurs avaient commencé à se répandre, certaines proches de la vérité, d'autres moins. Généralement, deux persistaient parmi les nombreuses que l'on pouvait entendre. Aussi était-il souvent question d'une prophétie qui annoncerait la fin du monde lors de l'alignement des planètes, ou d'expériences menées par l'État pour contrôler la météo.
Mais Aurore n'avait pas d'attention à accorder à ces bêtises superstitieuses et paranoïaques. Car les recherches du professeur avaient fait un grand bond en avant ce matin, mais aussi parce que depuis son réveil, un malaise troublant s'était emparé d'elle. Et ce malaise concernait Lucas. Elle ne saurait dire d'où lui venait cette impression, mais elle avait comme le sentiment qu'il s'était passé quelque chose de grave. Et un détail, parmi la foule de sensations qui l'assaillaient, l'inquiétait plus que les autres. Pour la première fois depuis plusieurs mois, le symbole sur sa main – sinistre point noir surmonté d'une vague – s'était éclairé de sa lueur rouge malveillante.
-Tout va bien Aurore ? demanda Sorbier, visiblement préoccupé par l'état de son assistante. Tu parais distante ce matin. Quelque chose te dérangerait-il ?
-Non, non, tout va bien, répondit-elle. Seulement... Vos découvertes sont troublantes. Je ne peux pas m'empêcher de penser à... À ce qu'il s'est passé récemment, dit-elle sans vraiment mentir.
-Oui, je comprends, fit Sorbier, compatissant. Tu veux en reparler ?
-Non. Ce n'est pas nécessaire. Nous avons du travail grâce à vos nouvelles pistes. Ne perdons pas de temps.
Depuis que sa petite sœur et son grand-père avaient été tués par Giratina, Aurore n'avait plus de famille, et Sorbier s'était montré comme un parent pour elle. Et elle lui en serait toujours reconnaissante.
Avec un soupir, Aurore regarda la fenêtre sur laquelle la pluie s'abattait toujours, puis reprit son travail.
...
Ils l'avaient attendu jusqu'à ce que se meurent les derniers rayons du soleil à l'horizon. Mais Lucas ne vint jamais. C'est dans un lourd silence que M. Bénéteau, Morgane, Alice, Julien et ses enfants avaient repris la mer, regagnant Rivamar durant la nuit. La pluie n'avait toujours pas cessé sur le continent, et aujourd'hui le ciel semblait pleurer la mort des personnes qui s'étaient battues pour le bien des autres.
Ils étaient arrivés vers quatre heures du matin. Ils avaient alors quitté M. Bénéteau en le remerciant du fond du cœur pour ce qu'il avait fait, et lui proposèrent même une récompense qu'il refusa. Les hommes comme M. Bénéteau se faisaient rares. Ils avaient ensuite rejoint le Centre Pokémon sous la pluie, où ils avaient décidé de ne parler de rien avant d'avoir dormi.
Il était neuf heures et demie lorsque Julien se réveilla, après un cauchemar où l'eau avait encore une fois été un élément omniprésent. Il avait rêvé de pluie et de noyade, mais les détails ne lui revenaient jamais. Morgane était déjà réveillée et lisait un des livres de la bibliothèque de Rivamar, assise sur sa couche, et Alice était même déjà allée dehors, au vu des traces d'humidité qu'il y avait sur ses vêtements. Julien constata que l'adolescente avait les yeux rougis, comme si elle avait pleuré ; ce qui était le cas. Immobile sur son matelas, son regard était fixé sur le plafond. Il ne le saurait pas avant un certain temps, mais Alice était partie tôt le matin pour déposer un mot dans la boîte aux lettres de ses parents. Sur le lit voisin du sien, ses deux enfants dormaient. Leur poitrine se soulevait au rythme de leur respiration paisible. Il fit comprendre à Morgane qu'il s'absentait, ce à quoi elle répondit par un acquiescement de la tête. Elle faillit le retenir, mais elle s'abstint.
Sans faire de bruit – car deux autres personnes dormaient dans la grande salle – il se leva, enfila son pull et ses chaussures et se rendit dans la salle de communication du Centre, où il souhaitait appeler Ambre. Une autre personne s'y trouvait, un homme qui devait être âgé d'une quarantaine d'années, grand, fort et vêtu d'une veste en cuir noir. Sa conversation semblait assez animée pour qu'il n'écoutât pas ce que Julien avait à dire à sa femme.
-Je vous dis que ça ne peut pas attendre ! Je partirai avec ou sans votre accord ! Alors, vous me la donnez cette autorisation ?
Le cœur battant, les jambes molles, Julien composa son numéro de téléphone. Celui qu'il avait depuis qu'Ambre et lui s'étaient mariés et avaient choisi de vivre dans cette petite maison isolée. Du combiné monta le « bip » prolongé et répété. Stressé, il s'humecta les lèvres. Puis une voix claire répondit, une voix teintée de tristesse, mais qu'il aimait et qu'il aurait su reconnaître entre mille.
-Allô ?
-Ambre. C'est Julien...
Il sentit l'émotion lui serrer la gorge.
-Ils sont avec moi. En bonne santé.
Un soupir de soulagement profond se fit entendre.
-Mon Dieu, merci !
La voix d'Ambre s'était brisée, et bientôt Julien l'entendit sangloter. Il serra fermement le combiné contre lui, les yeux clos.
-Julien, j'ai réfléchi, lui dit Ambre, en larmes. Arrête tout ça, c'est ridicule, c'est n'importe quoi ! Reviens avec les enfants et retourne faire des conférences !
-Je reviendrai dès que possible... murmura Julien. Je t'aime.
-Moi aussi, entendit-il après un silence alors qu'il reposait l'appareil à sa place.
Accablé, Julien allait partir quand il entendit ce que disait l'homme énervé à côté de lui.
-Eh bien enfin ! Oui, je décollerai dans une demi-heure, alors tenez-vous prêts. Au revoir.
Et il raccrocha.
-Excusez-moi, fit Julien, vous avez parlé de décoller ?
-Oui mon gars. C'est pas quelques nuages et un peu de flotte qui vont me faire peur ! Livraison importante.
-Vous n'allez pas à Frimapic par hasard ? demanda le professeur avec espoir.
-Hahaha ! s'exclama l'homme de sa voix grave et bourrue. Désolé mon gars, je m'arrête à Unionpolis. Mais si ça peut te rendre service je veux bien t'emmener avec moi.
Unionpolis ? Julien réfléchit. Ça serait toujours plus près de Frimapic que Rivamar. Avec un certain malaise, il repensa à la vieille femme qu'il avait trouvée morte à Bonaugure et aux lettres de sang qu'elle avait laissées, « UNIONPOLIS † ». Son instinct le poussa à accepter la proposition qui lui était faite.
-Vous pourriez prendre cinq personnes ?
-Sans problème !
-Alors ce serait avec plaisir, monsieur... ?
-J'm'appelle Wolfgang, mais appelle-moi Wolf.
C'est à ce moment qu'un cri, celui de l'infirmière, retentit dans le Centre Pokémon.
...
Dehors dans Rivamar, cinq minutes plus tôt, des hommes s'agitaient près du grand bâtiment au toit rouge.
-Equipe n°1 en position, dit un homme dans son talkie-walkie au nom du groupe qu'il représentait.
-Equipe n°2 en place, lui répondit-on.
-Début de l'opération.
En un mouvement, le groupe de cinq hommes pénétra en trombe à l'intérieur du Centre. Tous grands et forts, ils portaient le même costume entièrement noir sur lequel était brodé un symbole au niveau du torse. Deux colonnes de trois points blancs enfermés dans un triangle de la même couleur, surmonté d'une couronne dorée. Le logo de la Dominus Regi.
Tous savaient ce qu'ils avaient à faire. Chacun lança un Nidoking et se rendit là où il devait aller. Le premier se jeta sur l'infirmière Joëlle avant qu'elle ne puisse faire quoi que ce soit et l'immobilisa en la plaquant contre lui, un bras autour de son corps et une main sur la bouche. Deux autres s'occupaient de contenir le peu de dresseurs qui se trouvaient là. Comme leurs Pokémon étaient surentraînés, et que les dresseurs étaient là pour soigner les leurs, la tâche n'avait rien de difficile.
Enfin, les deux derniers malfrats s'étaient rendus dans les dortoirs à toute allure, comme prévu. En les voyant entrer, Morgane et Alice sursautèrent. La première ne les avait jamais vus, mais la seconde savait très bien qui ils étaient.
-C'est elle, fit l'un d'eux.
-Que faites-vous ? demanda Morgane d'un ton ferme.
-Fais attention ! cria Alice.
Avant que quiconque n'ait eu le temps d'agir, l'un des deux hommes frappa violemment Morgane au visage d'un coup de poing qui la renversa, puis la neutralisa à coups de pied, visant les zones les plus douloureuses. L'autre s'était rué vers Alice, qui avait eu le réflexe rapide d'attraper une Ball à sa ceinture.
-Non non non, lui fit le membre de la Dominus Regi.
Et sans autre forme de procès, il lui enfonça son genou dans l'abdomen, ce qui plia l'adolescente en deux et lui fit lâcher la petite sphère métallique. La douleur était insupportable, elle en avait le souffle coupé. Malgré sa volonté, elle dut s'accroupir au sol, incapable de faire quoi que ce soit. Désespérée, elle revivait la scène qui s'était déroulée à Rivamar après son combat contre Lucas. Elle voulait pouvoir agir. Mais avant qu'elle n'eût pu lever la tête, un violent coup au visage lui fit perdre connaissance. Elle n'avait même pas pu protéger les enfants.
...
Tous les membres de la Dominus Regi se rejoignirent à l'accueil du Centre au même moment, et l'un d'eux ordonna : « Mission accomplie. Retour à la base ». Le membre qui maintenait l'infirmière immobile la bouscula et s'enfuit en courant avec les autres. La femme cria en tombant au sol, paniquée. Peu après, Julien arriva en courant, suivi de Wolfgang.
-Que se passe-t-il ? demanda-t-il en voyant l'infirmière au sol.
Il s'accroupit à ses côtés et l'aida à se relever.
-Des hommes... dit la femme, le souffle entrecoupé. Ils sont entrés... et – elle dut retenir un sanglot – ils ont emmené une jeune femme avec eux. Je crois que c'était votre amie.
Julien prit le temps d'enregistrer l'information. Qui avaient-ils pris avec eux ? Il se tourna vers Wolfgang :
-Je vous laisse vous occuper d'elle ?
-Vas-y, fit l'homme, confus. Tout le monde va bien ? demanda-t-il en se tournant vers le reste de la salle.
Julien traversa rapidement les couloirs pour atteindre le dortoir. Lorsqu'il entra en trombe dans la salle, il faillit trébucher sur le corps inerte d'Alice, qui gisait au sol, mais s'arrêta à temps. Il balaya rapidement la salle du regard et laissa échapper un soupir de soulagement à la vue de ses enfants, sains et saufs. Les deux personnes qui dormaient encore lorsqu'il avait quitté l'endroit, un homme et une femme assez jeunes, étaient maintenant éveillées et accroupies auprès d'Alice.
-Vous êtes son ami ? demanda tout de suite la fille, paniquée. On n'a rien pu faire pour la protéger, ils sont arrivés tellement vite ! Elle est inconsciente... Ils l'ont frappée si violemment ! Et ils ont emporté l'autre. Mais quels malades, quels malades ! Une enfant !
-Calme-toi, lui ordonna son ami. Ils sont partis ? demanda-t-il en se tournant vers Julien.
-Oui. Je n'ai même pas eu le temps de les voir passer. Ils ont été si rapides...
Et ils avaient emporté Morgane. Julien réfléchissait à toute vitesse. Cela signifiait qu'ils se trouvaient en la possession de l'une des trois Reliques. Et ils comptaient bien entendu sur eux pour leur amener les deux autres et sauver leur amie. Julien pourrait laisser Alice ici avec ses enfants et y aller seul. Mais il ne pouvait partir sans les deux Reliques, sinon quoi il prendrait le risque de mettre en danger la vie de Morgane. Et laisser les enfants seuls avec une jeune fille en un lieu où tant d'événements s'étaient déroulés en si peu de temps n'était pas sûr non plus. D'autant qu'elle était un bon dresseur, et qu'il pouvait avoir besoin d'elle. Ils devaient donc partir tous les quatre.
Alice reprit connaissance et se frotta la tête.
-J'ai mal... gémit-elle. Puis voyant le monde autour d'elle, elle ajouta : Qu'est-ce qu'il... Ils ont pris quelque chose ?
Sa main passa dans la poche intérieure du gilet qu'elle portait, et le contact de ses doigts avec la pierre lisse et plate rassura la jeune fille.
-Ils ont enlevé Morgane, annonça Julien.
Alice resta muette de stupeur, puis finit par murmurer :
-Ils auraient dû me prendre moi...
-Ne dis pas de telles bêtises, on n'a pas le temps pour ça. Tout va bien se passer. Ils veulent les Reliques ? On va les leur apporter, et nous récupérerons Morgane.
-Et comment va-t-on savoir où ils se trouvent ?
-Nous possédons ce qu'ils veulent, ils finiront par nous contacter.
-Et si ce ne sont pas les Reliques qu'ils veulent ? demanda Alice.
Julien ne sut que répondre. Elle avait raison. Et si ce n'étaient pas les reliques qu'ils voulaient ?
-Je ne sais pas... Pour le moment, j'ai trouvé quelqu'un qui peut nous conduire à Unionpolis. Nous ne sommes pas en sécurité ici. Tu viens avec nous ?
-Bien sûr... Je ne veux pas qu'il arrive quelque chose à mes parents à cause de ma présence. Pourquoi crois-tu que j'ai décidé de partir après la première attaque de la Dominus Regi...
-Dans ce cas rejoignons-le, il doit se trouver dans le hall, dit Julien.
Alice alla à l'accueil du Centre pendant que Julien récupérait ses affaires et rassurait ses enfants. Lorsqu'elle arriva, tout le monde paraissait en bonne santé. Hormis Morgane, qu'ils avaient emportée avec eux, elle devait être la seule à avoir été frappée. Et c'était la deuxième fois que ces personnes levaient la main sur elle.
Quand l'infirmière vit arriver Alice, le teint blême et la bouche en sang, elle s'inquiéta aussitôt.
-Vous avez été agressée ! Comment vous sentez-vous ? Venez me voir.
-Rien de grave, assura la jeune femme, qui pourtant avait bien plus souffert qu'elle ne le laissait paraître.
-Tenez, rincez-vous la bouche, je vais vous chercher à manger. Vous avez mal quelque part ?
Quand Julien arriva à son tour, avec ses deux enfants, Alice était assise sur une chaise et essayait péniblement de manger un fruit que l'infirmière avait tenu qu'elle prenne.
-Tout va bien ? demanda Julien à l'infirmière.
-Oui, merci. La police arrive d'ici cinq minutes, répondit-elle.
-Il faut que je parte, fit l'aviateur. Ma marchandise doit absolument être livrée aujourd'hui et l'aéroport ne me laissera pas décoller si j'arrive en retard.
Il se tourna vers Julien.
-Si tu veux venir avec moi, ça va être le moment. Tu es prêt ?
Julien regarda Alice. Il prenait tellement de choix ! Il espérait n'avoir pas fait d'erreur. Dans sa poche, il sentit tout à coup la chaleur de la Relique qu'il avait trouvée dans l'ancienne Bonaugure. Il vit dans le regard de la lycéenne qu'elle aussi la sentait. Et il sut qu'il faisait le bon choix. Ou plutôt qu'il n'y avait pas d'autre choix.
-Nous sommes tous prêts, dit-il.
-Alors allons-y, déclara Wolfgang. Mon avion se trouve en périphérie de la ville.
...
Une quinzaine de minutes plus tard, c'est à bord de l'avion Machina qu'ils quittèrent le sol, en direction d'Unionpolis.