Au fond du trou
« Je suis au fond du trou ! »
Le jeune Obalie qui vient de soupirer ainsi ferme les yeux, complètement épuisé, et tente de faire retomber la tension nerveuse qui contracte encore douloureusement ses muscles. Il remue légèrement le bout de ses petites pattes, ankylosées à force d'avoir été si longtemps repliées contre son corps rebondi. Il ne peut pas encore déployer sa queue, elle aussi soigneusement aplatie contre son arrière-train. Par manque de place.
Et aussi parce qu'il n'a pas le droit de le faire, sinon son dresseur le punira à nouveau.
Il n'est pas libre de ses mouvements, complètement roulé en boule sur lui-même comme à l'intérieur d'un œuf. La double couche de peinture spéciale dont il est enduit forme une coque rigide mais relativement fragile, que le moindre mouvement intempestif peut faire craquer. Ça lui tient chaud, ça le démange, mais il n'a ni le droit ni la place de sortir ses pattes pour se gratter.
Seuls contacts avec l'extérieur : deux fentes minuscules pour les yeux et deux petits trous pour les narines, qui lui permettent tout juste de respirer.
Le trou est étroit, à peine suffisant pour lui. Il se contorsionne légèrement pour tourner son museau vers l'extérieur et aspire goulûment un peu de fraîcheur bienfaisante. Les battements de son cœur se calment, la pression retombe. Il n'a plus qu'à attendre.
Attendre que son dresseur daigne venir le sortir de ce trou.
S'échapper ? Même pas la peine d'y penser. Grand Pa Kaimorse en subirait immédiatement les conséquences. Il n'est soigné et nourri que si leur dresseur rentre satisfait de l'entraînement ou de la compétition. Et Grand Pa Kaimorse, vieux et fragile, a besoin d'une nourriture adaptée et de médicaments spécifiques. C'est vital.
Le jeune Obalie le sait, son dresseur ne se prive pas de le lui répéter à longueur de journée. Pour s'assurer de sa pleine et entière coopération, comme il dit.
Lui-même est soumis à un régime draconien : les doses de nourriture quotidiennes auxquelles il a droit sont savamment calculées pour qu'il ne grossisse pas, tout en lui fournissant suffisamment de calories pour qu'il reste efficace. C'est ce qui explique son retard de croissance et sa corpulence bien en dessous de la normale pour un Pokémon de son âge.
Souvent la faim le tenaille, comme c'est le cas actuellement au fond de son trou. Il a dépensé une énergie folle depuis deux heures, et son organisme s'en ressent douloureusement. Mais il doit encore patienter, attendre la « récupération », comme dit son dresseur. Et seulement alors, si son maître est satisfait, lui et Grand Pa seront nourris.
Aujourd'hui, ça n'a pas été facile.
Plusieurs fois il a été obligé de rectifier lui-même le tir. Soit son dresseur perd la main, soit il n'avait pas les yeux en face des trous. Hihi ! Quel jeu de mots ! Obalie esquisse un pâle sourire sous sa gangue de peinture blanche. C'est une des rares choses qu'il peut faire sans risquer de la fissurer. Mais le sourire s'éteint presque aussi rapidement qu'il est né. Le cœur n'y est pas.
Il est au fond du trou. Il ne l'a jamais autant éprouvé qu'en cet instant.
Il ne sait pas pourquoi il le ressent aujourd'hui plus que les autres fois. Peut-être le temps, maussade. Peut-être cette douleur lancinante à la patte droite, qu'il a mal repliée au départ, quand son dresseur lui a appliqué les couches successives d'enduit. Peut-être la fringale, plus vive que la veille, qui fait comme un vide inquiétant à l'intérieur de son corps.
Il en viendrait presque à souhaiter que ce trou s'ouvre sous lui, qu'il l'engloutisse à tout jamais, puis se referme. Comme une sorte de bouche qui l'avalerait, le faisant glisser vers un ventre chaud qui le digèrerait avant de le restituer finalement à la terre sous forme d'engrais.
La mort, cette étape indispensable à la vie…
Mais il y a Grand Pa…
Grand Pa qui l'attend avec bienveillance au Centre d'Entraînement. Grand Pa le patient, Grand Pa le courageux, Grand Pa le souffreteux, mais qui trouve encore la force de le réconforter et de sécher ses larmes en lui arrachant un sourire. Grand Pa le faible, mais qui le fait rêver en lui parlant de sa jeunesse sur les banquises lointaines. Grand Pa le désormais inutile, mais qui lui raconte ses exploits passés dans les plus grandes arènes de la région.
Son Grand Pa chéri, le dernier lien qui le retient encore à la vie. La dernière raison qui l'empêche de se tourner, museau contre le sol, et de se laisser étouffer dans ce maudit trou.
Obalie trouve le temps trop long et l'inquiétude étreint son petit cœur. Pourquoi son dresseur ne vient-il pas le chercher ?
Il n'a pourtant fait aucune erreur ce coup-ci, il n'a aucune raison d'être puni, aucune raison pour qu'on prolonge plus longtemps sa position inconfortable et de plus en plus douloureuse.
Il a suivi toutes les consignes à la lettre, réalisé impeccablement tous les gestes maintes et maintes fois répétés à l'entraînement, encore et encore, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à en avoir des nausées de fatigue.
Serrer les dents juste avant de recevoir le coup qui l'envoie bouler au loin.
Encaisser vaillamment les G de la vitesse de propulsion.
Contracter tous ses muscles au moment de l'impact sur l'herbe verte et grasse.
Gagner un maximum de distance lors des deux ou trois rebonds qui suivent et pour ce faire, imprimer à son corps un léger mouvement de balancier.
Entrouvrir discrètement les yeux pour s'assurer de la trajectoire.
Puis rouler. Profiter de l'élan et rouler, rouler. Le plus loin possible, le plus longtemps possible, queue rentrée, pattes repliées, cul par-dessus tête.
Si nécessaire, incliner légèrement le corps vers la droite ou la gauche pour infléchir la courbe dans la bonne direction.
Un seul objectif : le trou. Viser le trou, rien que le trou.
Ralentir légèrement avant de l'atteindre, pour que ça paraisse le plus naturel possible.
Puis se laisser tomber mollement au fond et attendre, sans bouger.
Clameurs du public, applaudissements, crépitement de flashes. Compliments, chaudes félicitations et admiration pour l'adresse incroyable de son dresseur. Quel talent !
Autant d'indices qui lui indiquent qu'il a réussi sa mission, qu'il est bien au fond du dix-huitième trou.