Le devoir d'une mère
Ils dorment, paisiblement. Ils ne se doutent pas un instant de ce qui peut les attendre. Non. Je ne dois rien leur dire. Depuis combien de temps sommes nous ainsi réunis ? Huit mois ? Peut être neuf ? Je ne sais pas. Ils sont si adorables. L'un d'entre eux s'est réveillé. Il joue avec une de ses queues. Terrifiante insouciance.
La grotte qui nous abrite a vu grandir des dizaines d'entre nous. C'est la tradition de notre ancestrale famille, mettre bas ici, et élever nos petits en leur rapportant rattatas et piafabec, tendre petites proies, aux os si fins que leurs crocs peuvent les briser sans problème.
Un jour, je vais partir chasser, et ils piailleront avec ferveur, pour m'encourager à me dépêcher. Mais je ne reviendrais plus. Ils ne seront plus mon soucis.
Ma première portée. J'avais mal, j'étais inquiète. Je ne comprenais pas ce qu'il m'arrivait. Ces petits visages roux, et leur queue unique d'un blanc immaculé. Ils étaient beaux. Mon unique fierté de mère.
Mais ce temps est révolu. Quand ils tentent de boire, leurs dents déchirent mes mamelles. Quand ils jouent avec moi, leur souffle brûle mes poils. Leurs griffes lacèrent régulièrement la peau de mon ventre qui sera bientôt rond d'autres petits.
Ils devraient déjà être partis. Notre espèce fonctionne ainsi, je ne peux faire autrement même si cela me brise le cœur. Des conventions à respecter, sans cesse. Et si par malheur je devais enfreindre les règles établies par la nature... Qui sait ce qui pourrait nous arriver ?
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Je me souviens. Ils avaient six mois. Quatre fiers mâles, et une femelle qui m'imitait dès qu'elle le pouvait. Ils jouaient au bord d'un ruisseau, je surveillais. Tout allait bien. Nous étions heureux. L'un d'entre eux s'est éloigné, je n'y avais pas prêté attention... Si seulement.
Une cruelle mâchoire d'acier s'était repliée sur sa patte. Immonde supplice que de le voir agoniser, hurler, tenter de ronger ce membre à jamais perdu pour se délivrer. Un piège humain... Ils blessent, puis soignent ensuite.
Qu'espèrent ils ? Attirer notre reconnaissance ? Jamais. Les pokémons capturés de cette manière se sentent obligés de servir. Ni plus, ni moins. Ils savent qu'au moindre faux pas, le supplice sera pire que la mort.
J'ai attendu des jours à côté de cette gueule d'acier. Mon fils... Mon fils avait perdu la force de se débattre. Ses chaires ne lui brûlaient plus. Non. Elles pourrissaient, et dégageaient une odeur insoutenable. Il ne saignait plus. Il ne me demandait plus de le tuer.
Et enfin... Une semaine et trois jours plus tard, j'ai entendu les pas d'un humain. Il riait avec une femelle, et prétendait qu'il allait lui offrir le plus beau des cadeaux. Son premier Pokémon.
J'avais ordonné à ma progéniture d'aller se cacher. Je voulais rester jusqu'au bout avec mon fils blessé. Lui dire jusqu'au bout que je l'aimais.
Mais il me fallait voir la réalité en face. Vivre ou mourir. Il devait faire ce choix. Vivre sous le joug d'un humain qui ne le respectera jamais, ou mourir libre. Quand sa tête s'était posée sur ma patte, j'avais compris. Il me demandait de ne pas faire de mal aux humains, et qu'il continuerait à vivre.
J'avais dû ravaler fierté et colère. Les laisser l'emporter avec eux. Lui dire adieu.
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J'écoute l'orage qui gronde au loin. Mes fils se prélassent sans se soucier de leur sœur, rejetée au loin. Elle n'avait pas remarqué ma tristesse. Et souvent, tous les jours, elle me demande où est son frère. Que dois je lui répondre ? Je ne sais pas. Je sais qu'il est en vie. Mais où ? Et comment ?
Nous sommes prisés à cause de légendes idiotes. Des croyances, des superstitions, appelez ça comme vous voulez. Combien d'hommes ont tenté de nous arracher une queue ? Combien sont venus me déranger pour tenter de me parler ? Combien ont essayé de me capturer ?
Je pose ma tête contre le sol. Je suis seule, désormais. Je suis la seule femelle de ma région, et il ne reste que deux mâles. Nous étions nombreux avant. Mais nous avons été chassés, capturés, sacrifiés. Le père de ma progéniture s'est battu jusqu'au bout, à mes côtés. Je portais la vie en moi. Dans une dernière attaque, j'ai vu sa peau se boursoufler, recouverte d'épaisse cloques. Quand le feu s'est échappé de tout son corps, carbonisant arbres, pokémons et humains, je savais qu'il ne s'en relèverait pas.
Je ne recherche pas la pitié. Si j'en avais eu besoin, je me serai rendue dans le village le plus proche en traînant la patte. Ce genre de procédé est bon pour les faibles.
Je n'arrive pas à m'y résoudre. Je dois partir, aussi loin que mes pattes peuvent me porter. Mes articulations refusent de se mettre en marche. Les os craquent, alors que je ne voulais aucun bruit.
Je sens deux petites perles brunes sur moi. C'est ma fille, qui m'observe. Elle ne comprend peut être pas pourquoi je me lève alors que la lune nous gouverne encore. Elle se frotte contre moi. Cet adorable cœur sera bientôt adulte. Elle va apprendre à se battre, à survivre. Peut être qu'elle trouvera un mâle qui lui offrira ce don empoisonné.
C'est le moment. Elle pensera que je suis partie chasser. Ils me chercheront, ils se résigneront, et ils quitteront ce lieu qui leur rappellera leur âme en peine. Ils savent se débrouiller. J'en suis certaine.
Ce n'est pas un choix. Ce n'est qu'un devoir. Nous sommes tous condamnés à les suivre, peu importe si nous ne sommes pas d'accord avec. Les yeux de ma filles me hurlent de rester avec elle. Sa fourrure rousse semble plus chaude qu'à l'habitude.
On m'a volé un époux, et un fils. Et moi... Moi je m'apprête à voler la mère de mes petits. Elle est là, contre mon ventre. Je sens son cœur qui bat, son souffle qui se réchauffe. Est ce qu'elle sait ? Est ce qu'elle comprend ?
Elle sera une mère pour ses frères, encore jeunes. Puis ils se sépareront tous. Les mâles s'éloigneront, rongés par leurs hormones, et ma fille cherchera un lieu qui ressemble à cette grotte. Mais je sais qu'elle ne reviendra pas ici. Elle va me détester.
Dois je lui dire adieu ? Lui promettre que dans une heure, je serai rentrée ? Ses six queues battent nerveusement l'air. Bientôt, elle me ressemblera, et devra se protéger des humains. Je sais que jamais, elle ne se laissera capturer.
C'est ce que ma mère se disait, quand elle m'avait abandonnée, un soir de pleine lune. Dieu seul sait si je l'ai aimée, et si je l'ai détestée après ça.
Si je pars, ils me haïront. Mais mes tripes m'ordonnent de le faire. Ils me haïront.
Le don de la vie est empoisonné. Tôt ou tard, il faudra le quitter. C'est le devoir d'une mère.