Il suffira d'une étincelle ; D'un rien, d'un geste
Voyant qu'il faisait bientôt nuit noire, je pris la décision de me ranger sur le bas-côté de la route que nous arpentions depuis un bon moment. Tanya, après avoir ôté son casque, me lança un regard intrigué.
« Quelque chose ne va pas ? s'enquit mon amie.
– Non non, tout va pour le mieux... c'est juste que je pensais... on risque de se faire repérer si on roule de nuit pleins phares... balbutiai-je, tel un enfant surpris en train de faire une bêtise. Tu... tu ne penses pas ?
– Oui mais... mieux vaut mettre le maximum de distance entre eux et nous... et puis, peut-être quelqu'un nous a-t-il vu nous arrêter ici... ce ne serait pas prudent d'y rester, dans ce cas... »
J'acquiesçai en regardant aux alentours, cherchant une maison ou n'importe quoi d'autre d'où on aurait pu nous apercevoir ; en vain. Nous nous trouvions en rase campagne ; la route était bordée de chaque côté par un mur végétal composé d'arbres, de ronces, de buissons de baies... À la lueur des phares, je distinguai à quelques mètres de nous comme une petite ouverture dans ce mur qui semblait, au premier abord, aussi infranchissable qu'une muraille de pierres. Je m'approchai pour en avoir le cœur net et distinguai une faille, juste ce qu'il fallait pour qu'un gosse passe. Je revins vers la moto, éteignis les phares, la conduisis jusqu'au trou que j'avais repéré puis, prenant une longue inspiration, m'y engouffrai, la lourde bécane à mes côtés. Le spectacle que je découvris de l'autre côté du mur végétal me laissa muet d'admiration, si bien que je faillis lâcher la moto. Au milieu d'une étendue d'herbe vaste comme un monde se trouvait un lac immense dans lequel se reflétaient la voûte étoilée ainsi que la lune. Aucune perturbation ne venait troubler la surface de l'eau, si bien qu'on avait l'impression de se trouver entre deux ciels.
En entendant des craquements secs de branches dans mon dos, je tournai machinalement la tête et vit non sans amusement le visage de Tanya exprimer un étonnement sans commune mesure. La laissant goûter à son aise au spectacle, j'approchai la moto du bord du lac puis projetai de rassembler des brindilles pour pouvoir faire un feu. Nous avions certes un panorama incroyablement beau, mais une légère brise glaciale caressant mon visage avec une douceur presque désagréable me décida à prendre cette initiative.
Lorsque je revins de ma chasse aux brindilles, je découvris Tanya assise en tailleur au bord de l'eau, près de la moto, contemplant l'immensité d'eau étalée à ses pieds, songeuse. Je m'approchai sans bruit d'elle, soucieux de ne pas la déranger. Lorsque je fus à sa hauteur, sa tête se tourna imperceptiblement vers moi. Je m'assis à son côté, tournai la tête vers elle pour presque aussitôt la détourner. Tanya m'imita et nous contemplâmes silencieusement ce tableau digne des plus grands peintres.
Après un long moment, je déposai le tas de brindilles devant nous et entrepris de l'allumer. Sauf que je n'avais pas de briquet.
« Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit la jeune femme à mon côté dans un murmure, comme pour ne pas briser le silence environnant.
– Je... je cherche un briquet que je n'ai pas... répondis-je bêtement en chuchotant.
– Je te donnerais bien le mien mais...
– Mais ?
– ...mais ne risque-t-on pas de signaler notre présence ? »
Elle avait raison ; allumer un feu ici, ç'aurait été comme allumer un phare. Autant se livrer directement à la police. Mais le froid était de plus en plus pressant, et les combinaisons que nous portions ne nous tenaient pas réellement à l'abri du plus petit souffle glacial d'un vent espiègle ; je commençais même à sentir Tanya frissonner à côté de moi.
« Je... je suis désolé, on aurait dû... j'aurais dû... trouver un hôtel où nous passerions la nuit, bien au chaud et... et le ventre plein...
– Ne dis pas de bêtises, nous sommes très bien ici... » répliqua Tanya dans un murmure.
Mais ce n'était pas la vérité ; je l'avais sentie frissonner, auparavant. Et maintenant, nous entendions son ventre produire de bien peu discrets borborygmes.
« Bon, d'accord, concéda-t-elle, j'ai peut-être un peu faim mais je tiendrais bien une nuit sans manger, tu ne crois pas ? »
« Il le faudra bien, de toute façon... » pensai-je.
« Oui mais... pas dans ce froid...
– Tu sais aussi bien que moi qu'il ne vaut mieux pas l'allumer, ce feu... »
« Dis-moi alors pourquoi avoir un briquet si ce n'est pour s'en servir ? Et d'ailleurs, d'où sort-il ? » me retins-je de dire, pensant que cela nous mènerait à une dispute et me souvenant du regard lancé par Démo quelques heures auparavant.
Je restai silencieux. Tanya posa doucement sa tête sur mon épaule, et ce contact me fit tressaillir. Je fis cependant tout pour le cacher – ce qui dut marcher car Tanya ne m'en toucha pas un mot, sur le moment.
« Dis-moi, Clément...
– Mmmh ? fis-je.
– Je... qu'est-ce que tu sais de moi ? »
Je réfléchis où elle voulait en venir. Je ne trouvai pas.
« Tu as perdu ta langue ?
– ...
– Je... réponds, s'il te plaît, c'est important pour moi...
– Eh bien, je sais que tu t'appelles Tanya, que tu es une femme, sinon influente, au moins importante, et plutôt rusée ; tu aimes être contemplée, admirée... mais pas ignorée. Tu détestes plus que tout ceux qui ne font pas attention à toi. »
J'avais parlé sans réfléchir, et à peine avais-je terminé de répondre que je m'en voulus terriblement.
« Et... c'est tout ? » demanda Tanya, d'une voix inexpressive, comme si quelque chose s'était cassé en la jeune femme et qu'elle cherchait ce quelque chose.
Je pris une longue inspiration puis soufflai :
« Non, tu es aussi très intelligente et... et je suis désolé, je ne voulais pas dire ça ; je ne sais pas pourquoi je l'ai dit mais sache que ce n'était nullement mon... »
Tanya posa un index sur mes lèvres.
« ...intention. » terminai-je dans un dernier souffle.
Sa main s'éloigna doucement de ma bouche puis nous recommençâmes à contempler la voûte céleste au-dessus de nous, en silence. Et dans le froid.
« Il suffirait d'une étincelle pour enflammer ce tas de brindilles... et je n'ai pas de quoi en faire une seule minuscule... » songeai-je tristement.
Je ne sus combien de temps nous restâmes ainsi, côte à côte ; toujours est-il que plus le temps passait, plus j'avais l'impression d'avoir quelque chose à faire. Un geste, je crois. Mais je ne me décidai pas à le faire. Sans savoir pourquoi.