Chapitre 6 : Moi d'abord
Le jour attendu arriva bien plus vite que je ne l'imaginais. La veille, j'avais l'impression que rien n'était encore réglé. Le plan avait été vu et revu, au moins quatre fois par jour. Chaque chemin possible avait été minutieusement étudié. Je connaissais chaque recoin de chaque chemin comme s'ils faisaient partie de moi. J'aurais presque pu repérer une nouvelle feuille tombée, ou un caillou qui aurait changé de place. Pourtant, il me manquait encore trop d'éléments. Quand un de mes compagnons posait une question, c'était la fin du monde. Il n'avait pas compris quelque chose, cela voulait dire que tout n'était pas suffisamment au point. Finalement, ça ne tournait pas rond dans ma tête seulement parce que je prenais mon rôle de chef très ou trop au sérieux. Si une mission d'une telle importance échouait alors qu'on me l'avait confiée, je m'en serais voulu énormément. Pour me détendre, Nuit-Aveugle et moi nous étions entraînés ensemble de nombreuses fois. J'avais donc également progressé en combat. Normalement, j'étais prêt, mais je n'arrivais pas à me faire à cette idée. Aussi, la nuit avait été très mouvementée, dans ma tourmente, je n'étais pas parvenu à trouver le sommeil. De toute la journée, aucun des six membres de l'équipe ne fut loquace. Manifestement, les mêmes angoisses tiraillaient mes amis. Tout changea quand la fin de journée arriva. L'excitation remplaça progressivement nos inquiétudes. En quelque sorte, la vie de ces humains dépendait de nous.
Dans un état de grande fébrilité, nous quittâmes la forêt sous un grand soleil. Nous avions repéré un petit talus qui devait nous servir de couverture pour surprendre le groupe d'humains. Sans faire de détour inutile, nous nous y plaçâmes, bien dissimulés. Seule Ténèbres-Ailées restait dehors, volant le plus haut possible. Elle devait nous indiquer à quel moment sortir de notre cachette. Elle patrouilla plus d'une demi-heure dans les airs puis revint se poser, loin de nous au cas où on l'aurait aperçue. Elle se rapprocha ensuite de notre position par la voie terrestre. Elle rendit compte de la situation, encore un peu essoufflée par son vol d'altitude. Il restait environ deux heures de marche aux humains du Sud, d'après ses observations. Pour ne rien laisser au hasard, je lui demandai de les surveiller encore malgré tout.
Je lui accordai tout de même quelques instants de repos. J'avais gardé un petit stock de baies, pour rendre l'attente moins pénible. On n'était jamais trop prudent et ces fruits n'étaient pas bien encombrants. Comme mon amie semblait fatiguée, je partageai mon remontant avec elle. Coupe-Tout lorgnait la nourriture, avec envie, depuis le moment où je l'avais sortie. J'attendais qu'elle réclamât, sachant bien que cela allait arriver. Je ne me trompais pas, cela prit juste plus de temps que dans mon imagination. Elle avait dû lutter avec acharnement contre sa volonté… Pour la taquiner, je servais d'abord tous les autres, qui n'avaient rien demandé, avant elle. La Rattatac fit mine de m'en vouloir, mais elle ne tint pas longtemps et éclata de rire, la bouche pleine de baies déjà mâchées. Quand nous eûmes partagé cette collation frugale, je rappelais à Ténèbres-Ailées qu'elle devait retourner surveiller la progression de nos proies.
Elle décolla à nouveau. Deux claquements, secs, retentirent. Une giclée de sang alla maculer la terre. La Cornèbre s'effondra. Tout de suite, j'avais repéré le lieu duquel était partie la capacité humaine : un fossé, à côté de la voie. Je n'eus rien à dire pour que mes compagnons et moi-même nous scindâmes en deux groupes. On les prendrait en tenailles. Comme on pouvait s'y attendre, ils nous attendaient aussi. Ils attaquaient par rafales. Nous connaissions assez bien le terrain, grâce à nos reconnaissances, pour nous placer hors de vue. Les capacités utilisées à l'aveugle ne nous atteignaient pas. En quelques bonds, nous descendîmes au milieu des humains. Ils étaient relativement écartés entre eux dans la tranchée. Nous disposions de quelques secondes gagnées par la surprise que nous avions causée, en sortant de nulle part. Terreur-des-Hommes lança quelques Toile. Pendant qu'ils tentaient de se dépêtrer de leurs entraves ils ne pouvaient pas nous attaquer.
Obscur-Balafré n'affectionnait pas les capacités à distance, qu'il jugeait lâches. Dans l'urgence, il fit abstraction de ses préférences. Touchés par Vibrobscur, les humains qui avaient résisté aux fils de bave restèrent sonnés. Nous profitâmes de la confusion semée pour trancher, mordre et frapper. Ténèbres-Ailées, seulement blessée à l'aile, à mon grand soulagement, se relevait. Elle fit quelques pas pour venir à notre aide. Ou peut être était-ce pour se mettre à couvert. Dans le fossé, un humain, encore loin de nous venait de se libérer de l'étreinte baveuse à l'aide d'une lame. Il était hors de portée du Vibrobscur, ses capacités mentales étaient encore entières. Je le vis reprendre son bâton à capacités. Je laissai mon adversaire actuel à un de mes camarades et me jetai sur celui qui était redevenu opérationnel. Il ajustait déjà sa visée. Il me restait très peu de temps pour agir. J'espérais qu'en me voyant charger, il changerait de cible, perdant ainsi des secondes précieuses. Plus intelligent que je le pensais, la capacité partit au moment où ma lame s'enfonçait dans son thorax, après avoir percé avec difficulté la dure peau amovible qu'il portait.
Le temps sembla défiler au ralenti pendant un instant. D'un œil, je vis avec horreur Ténèbres-Ailées emportée en arrière par le coup. Un nouveau jet rouge sortit de son corps. Elle poussa un petit cri puis tomba dans la poussière. Je vis une aile se soulever en un dernier sursaut. Une tache rouge se formait déjà, absorbée par le sol. C'était fini pour elle, je le savais. En même temps, l'humain que j'avais transpercé, l'assassin de mon amie, tenta de me frapper. Il n'avait plus aucune force. J'enfonçai rageusement mon deuxième bras dans son corps. Il tenait encore debout uniquement parce que mes lames le retenaient. Je retirai mes armes rougies de ce corps maudit. L'humain tomba à mes pieds. J'allais m'acharner sur sa dépouille mais je me souvins que la bataille n'était pas terminée. Il fallait encore que j'aidasse mes amis, toujours au combat. Il ne restait que deux adversaires. A cinq contre eux, ils ne firent pas long feu. Le dernier essaya même de fuir, quand il comprit qu'il n'avait plus aucune chance. Obscur-Balafré ne lui laissa que le temps de faire quelques pas.
Je quittai la tranchée aussi vite que je le pus après l'affrontement. La petite boule de plumes noires gisait au milieu du chemin. Son sang maculait la terre, formant une flaque poisseuse. Brûlant-Agité ramassa le corps sans vie, surpassant son dégoût. En voyant mon amie dans cet état, la haine m'envahit. Elle n'avait plus aucune forme de Pokémon. L'aile blessée pendait, encore retenue par un fil de chair sanguinolente. La capacité avait creusé un trou béant dans le dos de mon amie, par lequel s'était échappée une quantité considérable de sang. Les humains du Nord prévoyaient sans doute eux aussi une embuscade en se plaçant ici. J'ignorais si Ténèbres-Ailées était morte parce qu'elle était sur la même mission qu'eux, ou si le fait d'être un Pokémon avait suffit. Cela n'avait pas vraiment d'importance. Seule sa mort m'affectait. Je lisais dans les yeux de mes compagnons les mêmes sentiments de haine. Je regrettais presque que ces monstres fussent déjà morts. J'aurais tant aimé que le sommeil éternel les prît lentement, que leur douleur fût effroyable.
Je m'en voulais énormément de ne pas avoir repéré les humains embusqués. Ils s'étaient mieux dissimulés que les fois précédentes. Ou peut-être était-ce nous qui n'étions pas assez attentifs, à force de passer par ici, notre vigilance avait pu diminuer. On ne pouvait plus revenir en arrière. Je posai ma lame amicalement sur une patte de Terreur-des-Hommes, sans doute la plus bouleversée de tout le groupe. Il me sembla distinguer des larmes au bord de ses yeux. Si c'était le cas, elle essayait de les cacher. Elle n'aurait pas voulu laisser transparaître ses faiblesses. La tête basse, le regard dans le vague, personne n'osait plus parler. Je puisai finalement l'énergie nécessaire pour prendre les choses en main. Il fallait mener à bien notre mission, pour que la mort de notre amie ne fût pas vaine. Nous nous accordâmes encore quelques minutes de recueillement. La dépouille fut ensuite déposée dans un buisson, sur un lit de feuilles préparé à la hâte. Je prononçai quelques mots pour faire l'éloge de son courage. Tous la regretteraient, j'en étais persuadé.
Il fallut ensuite cacher les corps des humains du Nord. Ces monstres ne méritaient en rien que l'on s'occupât de leur mort. Seulement, il fallait dissimuler les cadavres à nos proies puisqu'ils se trouvaient peu avant notre cachette, bien en vue. Nous déplaçâmes les dépouilles sur plusieurs mètres. La partie difficile consistait à les sortir du fossé. Le bord assez haut constituait un obstacle de taille pour de petits Pokémon comme nous, surtout lestés lourdement par les corps. Nous avions tout de même fait neuf morts. A deux, on arrivait péniblement à remonter les humains. Les dernières victimes nous donnaient l'impression d'être vraiment très lourdes. Ils n'étaient pourtant pas plus gros que les précédents. Seule notre fatigue nous handicapait. Ne sachant pas vraiment où les laisser, nous optâmes pour la forêt, à contrecœur. L'idée de laisser ces créatures à côté de notre Ténèbres-Ailées bien aimée nous pesait. Si nous avions eu le temps, ils auraient sans doute pris place aux abords de la ville, comme trophées de la victoire des Pokémon. Il ne fallait pourtant pas oublier que ces humains là n'étaient pas notre priorité, au départ.
Seulement, même après avoir déplacé les corps, je remarquai le défaut. Les taches de sang, de notre amie et de nos ennemis, restaient bien visibles, aspirées par un sol sec. Cet endroit risquait d'empester l'embuscade à plein nez. Du moins, il me semblait difficile d'avancer en se pensant en sécurité sur le terrain d'une récente bataille. Nous essayâmes bien de remuer la terre pour camoufler les marques. Nous ne parvînmes qu'à soulever des nuages de poussière tellement la pluie se faisait attendre. Le sang s'était cependant incrusté trop profondément pour espérer le dissimuler si vite. Privé d'éclaireur, je ne savais plus quand nos proies allaient se montrer. Mon estimation approximative du temps passé depuis le début du combat m'amenait à compter sur une petite heure d'attente. Une seule solution subsistait, bien qu'elle ne me plût pas vraiment. Il fallait avancer notre attaque, géographiquement. Nous devions donc immédiatement trouver un nouveau couvert et revoir sensiblement notre organisation.
Malgré tous nos efforts, la concentration nous manquait. A la moindre occasion, mes pensées trompaient ma vigilance et se fixaient immédiatement sur la perte que nous venions de subir. Une fois la vision de son corps apparue, il était si difficile de chasser cette horrible idée. Visiblement, mes compagnons se trouvaient face aux mêmes soucis. Pourtant, il nous fallait nous organiser vite. Je me félicitais d'ailleurs d'avoir reconnu le terrain avec tant d'assiduité. Si nous ne l'avions pas fait, sans doute Ténèbres-Ailées n'aurait pas été la seule qui y eut laissé sa peau. Sans compter que notre révision éclair du plan n'aurait pas été possible si nous avions dû explorer les environs. Maintenant, je savais à peu près quelle place occuper. Il ne restait que des détails à régler, ce que nous eûmes le temps de faire. Plutôt que de continuer à broyer du noir, tous en silence, je proposai de mettre en commun nos réflexions. Ce fut très profitable, puisque nous devions rester concentrés sur chaque intervention d'un compagnon. Nous trouvâmes la solution assez rapidement. Nous prîmes position, tous très tendus en imaginant qu'un autre drame pouvait encore se produire durant la deuxième attaque. L'attente risquait d'être longue et angoissante. De temps à autre, je ne pouvais m'empêcher de jeter un coup d'œil vers le buisson où gisait le corps sans vie de mon amie. Avec un espoir autant fou que vain, j'espérais la voir sortir du feuillage. Je savais que c'était impossible, mais cette pensée ne pouvait me quitter.