Mettre le feu aux poudres...
« Si quelque chose peut mal tourner, alors ça tournera mal.. »
Loi de Murphy
Tout avait été calculé au cheveu près. Tout était parfait. Ils s'étaient entraînés pendant des heures, avaient révisés chaque point de leur plan en détail. Ils étaient parés à toute éventualité, et c'est confiants qu'ils s'étaient lancés. Et tout ça pour quoi ? Un Lysandre, le bras en sang, qui serrait les dents pour ne pas s'évanouir. Elle, les sourcils et les vêtements brûlés, agrippée au volant d'une camionnette noire filant à contresens sur l'autoroute pour semer leurs poursuivants, alors qu'elle n'avait même pas le permis. Et inconscients, gisant à l'arrière, leur otage et deux pokéballs.
Comment les choses avaient-elles pu tourner aussi mal ? Quand ils avaient reçu la photo de la cible, Yasha n'avait ressenti qu'une vague sensation de familiarité. La soixantaine environ, grand et mince, ses longs cheveux blancs ramenés en un sévère catogan, ses yeux fixant l'objectif d'un air accusateur... Elle l'avait déjà vu quelque part. Sur le moment ça ne l'avait pas frappée, mais à présent que les balles sifflaient littéralement à ses oreilles, elle se creusait désespérément la tête pour essayer de se souvenir OÙ. Bordel ! Le dossier qui leur avait été fourni faisait état d'un vieil excentrique pantouflard, qui s'occupait de ses roses, ne parlait à personne et vivait tout seul dans son manoir... Certes, si le Cercle les avait envoyé l'enlever, il était certainement riche, mais jamais les informations qui leur avaient été fournies ne faisaient état de bataillons de gardes du corps entraînés ni même de pokémons agressifs ! L'élément de surprise avait joué en leur faveur pendant un temps, pourtant. Abadon avait profité de sa petite taille pour se glisser dans le manoir et ronger les fils électriques de l'alarme. Le charmillon de Lysandre avait libéré ses spores paralysants sur leurs adversaires. Les deux partenaires s'étaient mêlés à eux, profitant de la confusion, et s'étaient frayés un chemin jusqu'à la chambre de la cible.
Tout allait bien. Le plan initial avait été jeté aux oubliettes, certes. Mais peu importait : ils étaient tout proches... Sauf que derrière la porte, une nouvelle (mauvaise) surprise les attendait. Ou plutôt, deux mauvaises surprises. Encore une fois, le Cercle leur avait fourni des informations erronées... La cible possédait des pokémons. Qui n'étaient visiblement pas content de les voir. Le temps que l'aeromite de Lysandre parvienne à l'endormir, le pyroli du vieux avait eu le temps de cracher un jet de flammes que Yasha n'avait esquivé que de justesse. Et pendant ce temps, le malosse s'était jeté sur le bras du dresseur, lui infligeant une profonde morsure. Et puis ils s'étaient effondrés auprès de leur maître bien-aimé, déjà sous l'effet de la poudre soporifique. Yasha ne savait même pas où elle avait trouvé la force de trimballer à bout de bras l'otage évanoui, tout en soutenant Lysandre. L'adrénaline surement.
Bordel de merde, elle n'avait même pas de quoi le bander ! S'il continuait à se vider de son sang à ce rythme... Elle chassa cette pensée de son esprit, faisant une embardée sur le côté pour esquiver un camion. Son partenaire fut projeté sur le côté et son bras blessé heurta la portière. Le sang quitta son visage, mais pas un cri ne quitta ses lèvres. Yasha ne put faire autrement que de se sentir impressionnée. Contrairement à elle, Lysandre était frêle, délicat. C'était quelqu'un d'habitué à vivre à l'intérieur, pas une machine de guerre. Et pourtant, il se tenait là, à côté d'elle, le menton dressé malgré la sueur qui perlait à ses tempes, refusant de capituler. Il n'était donc pas SEULEMENT une grande gueule.
Elle n'avait pas le droit de se planter. Pas quand le port était si près. Elle lâcha un grognement d'avertissement, et braqua le volant vers la gauche. Dans un crissement effroyable, la camionnette heurta la barrière, projetant une gerbe d'étincelles au passage, avant de descendre le virage à tombeau ouvert. Coup d'œil dans le rétroviseur. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire sauvage. Leurs poursuivants avaient raté la sortie. Ça ne les arrêterait pas, mais ils avaient gagné un peu de temps. Peut-être même assez pour faire ce qu'ils avaient à faire. Ils allaient s'en tirer. Yasha remercia mentalement le ciel de l'avoir dotée d'aussi bons réflexes, et sa chance de l'avoir empêchée de valdinguer dans le décor. Les rares cours de conduite qu'elle n'avait pas séchés n'auraient pas été suffisants, autrement.
L'odeur de la mer, enfin. Avant même de voir les vagues, elle pouvait les sentir. Ils y étaient presque. Elle appuya sur l'accélérateur, les yeux plissés par la concentration. Les marins et les dockers se jetaient sur le côté pour esquiver le véhicule qui traversait le port à tombeau ouvert. Lysandre, cherchant des yeux le bateau qui les attendait, se promit de lui donner un cours de conduite. Une goelise manqua de se retrouver encastrée dans le pare-brise. Plutôt deux cours, en fait. Quand elle faucha un étal de poissonnerie, il se jura de ne pas la lâcher tant qu'elle n'aurait pas appris à se servir de ce putain de frein !
"C'est le bleu, là !"
Yasha pila et ils sautèrent à terre, sans même prendre le temps de claquer les portières. A l'arrière du fourgon, le vieux gémissait vaguement dans son sommeil, les cheveux épars, plaqué contre la paroi. Une chance que les cahots ne l'aient pas réveillé. Sans égards, elle le chargea en travers de son épaule, courut le déposer sur le pont, laissant Lysandre récupérer les deux pokéballs et la rejoindre pendant qu'elle démarrait le moteur. Clopinant, il prit la barre et le bateau bleu s'éloigna du quai avec une lenteur désespérante.
Déjà, on entendait les moteurs et les sirènes se rapprocher. Déjà, leurs poursuivants embarquaient à leur tour. Elle ne distinguait que leurs silhouettes, mais elle les devinait armés.
" Bordel, Lysandre, ils vont nous rattraper !
- Je ne crois pas, non..."
Il souriait. Pas le rictus ironique qu'elle lui connaissait d'habitude, non, un vrai sourire, franc, lumineux. Un sourire de dingue. Et malgré sa paleur, son bras en sang, malgré ses cheveux collés par la sueur... Ou peut-être à cause de tout ça, justement, elle le trouva beau. Sa peau se hérissa de chair de poule. Est-ce que c'était l'expression qu'elle avait quand elle laissait tomber le masque et qu'elle révélait à ses cibles sa véritable nature ? Il tira de sa poche son portable et elle sentit, irrésistiblement, les muscles de son visage lui rendre son sourire.
Lysandre composa un numéro de sa main indemne, quatre chiffres. Il leva la main à hauteur de ses yeux, pour qu'elle puisse voir, et il appuya sur la touche d'appel.
C'était comme si tout c'était tu. D'un seul coup. Les tirs, les moteurs, le clapotis des vagues, tout ça avait disparu. Le temps s'était arrêté. Et puis, l'un après l'autre, explosèrent les bateaux. Fascinée, assourdie, Yasha s'accrocha à la rambarde pour mieux voir, trempée par les vagues soulevées par les déflagrations et s'en contrefoutant. Fier de son petit effet, Lysandre appuya une seconde fois sur le bouton. Tout le port s'embrasa. Il était heureux de pouvoir faire oublier ses précédents échecs par un coup d'éclat. Il ne voulait pas que sa partenaire ne garde de lui que l'image d'un boulet qui, non content de s'être mal renseigné, avait réussi à se faire blesser, comme un débutant. Il s'en voulait déjà suffisamment. C'était son travail, il avait échoué. Normalement, il se voyait comme un architecte : il établissait les plans, dirigeait leur exécution. Sugar n'était qu'une ouvrière. Elle obéissait à ses directives, elle lui faisait confiance. Pas cette fois. Cette fois-ci, les plans étaient faussés et tout s'était effondré. Elle n'avait pas paniqué. Elle avait montré à sa façon, brutale et instinctive, qu'elle pouvait aussi être l'architecte, mais que lui ne pouvait pas être l'ouvrier. Elle n'avait pas besoin de lui. Il fallait qu'il se rattrape.
Les explosifs étaient un bon début. Il avait failli ne pas le faire, se disant que ça serait un vrai gâchis de temps et de matériel de piéger le port. Tout irait bien, ils n'en auraient pas besoin... A présent, il était plus qu'heureux de ne pas avoir cédé à la paresse. Ne serait qu'à cause de la lueur qu'il pouvait voir dans les yeux de Sugar. Une gosse devant un arbre de Noël. Émerveillée, enthousiaste, pour un peu on la verrait applaudir en sautillant sur place.
Elle ne risquait plus rien. Avec sa petite diversion, il faudrait du temps pour qu'on se remette à leur recherche. Et quand ils le feraient, ils ne retrouveraient jamais la moindre trace. Elle était à l'abri, il avait réparé ses erreurs. Lysandre soupira. La tête lui tournait. Il avait froid et son cœur battait violemment contre ses cotes, presque à lui en faire mal. Il ne sentait plus son bras droit. Tout ce sang. Il ne savait pas qu'il en contenait autant. Il ne savait pas qu'il aurait pu en perdre autant sans s'évanouir.
Sugar se tourna vers lui. Son sourire se désagrégea. Il voulut la rassurer, lui dire que tout irait bien, mais il ne réussit qu'à bredouiller quelques mots sans suite.
Et ce fut le noir.