Le Zigzaton ondulant - l'histoire d'Erwan
Les picotements faisaient l'effet de milliers d'aiguilles enfoncées en continu sur tout le visage. Les lobes des oreilles douloureux à hurler, le vent d'hiver sec frappant ses yeux, faisant naître des larmes qui ne coulaient pas et déformaient sa vision, Erwan était en transe. Penché en avant sur sa planche, il glissait à toute allure sur un océan de neige et de glace. Derrière lui, comme pour saluer sa prouesse de vitesse, un nuage de poudreuse s'élevait et était rapidement balayé par le vent qui soufflait en bourrasques. Son sillage dessinait un zigzag éphémère aux courbes serrées sur le permafrost vallonné de la région de Frimapic. Lorsqu'il dévalait sur son snowboard, rien ne pouvait l'arrêter. Rien ? Non, rien, pas même ce Blizzi, surgissant soudain derrière une bosse appréhendée en pleine accélération pour prendre son envol. Le choc fut violent, mais ne désarçonna pas le garçon, qui resta collé sur son morceau de bois. La planche heurta avec fracas la tête du Pokémon, et celui-ci fut projeté sur le côté alors que le garçon était emporté dans sa course folle par son bolide qu'il ne contrôlait plus. En reprenant son équilibre, il tourna la tête en un réflexe et aperçut le temps d'un éclair le Pokémon étendu qui disparût aussitôt, masqué par le soulèvement de sa traînée de poudreuse.
Le vent soufflait fort et effaçait la trace de son surf. Le temps de s'arrêter, il avait parcouru une distance qu'il ne pouvait estimer mais en scrutant les alentours, il ne distingua rien sur le manteau neigeux illuminé par le soleil de mi-journée du mois de novembre. Le vent soulevait une fine couche de neige qui semblait former un coussin de coton de quelques centimètres d'épaisseur. Déjà la trace fraîche de son surf avait disparu. Erwan restait immobile, son cerveau n'analysait plus les images que ses yeux lui envoyaient. Cet accident l'avait renvoyé dans le passé, trois ans plus tôt exactement. Il avait alors quatorze ans. Fluet et introverti, il était rejeté par les autres jeunes de son âge, et pour tout dire, il ne recherchait pas leur compagnie. C'est à cette époque qu'il s'était découvert une passion pour le snowboard. Ce n'était pas pour suivre la mode ou faire son intéressant. Il aimait vraiment ce morceau de bois laqué et les sensations qu'il lui procurait. Il avait passé des heures à décorer sa planche en gravant un Zigzaton ondulant, en référence à ces Pokémon. Il adorait les épier quand ils dévalaient d'un air jouissif des pistes de glace qu'ils avaient formées par leurs passages répétés. Les images s'imprimaient dans son esprit, il revoyait ce Laporeille qu'il avait heurté avec son surf. À l'époque, il ne maîtrisait pas encore son art. Il était tombé dans la poudreuse, son surf retenu par le lacet ficelé à sa cheville. Il était revenu à quatre pattes, encore groggy, à la hauteur du Pokémon. Le corps démantibulé de l'animal semblait reposer sereinement, comme assoupi, face contre terre. Il avait eu le malheur de le retourner pour voir son visage. C'est cette image, qu'il croyait avoir effacée, qui revenait aujourd'hui devant ses yeux : la mâchoire fracassée, un œil énucléé, une vision d'effroi pour un adolescent de quatorze ans.
Il repensait au Blizzi frappé de plein fouet. Peut-être était-il dans le même état. Même s'il l'avait localisé, aurait-il eu le courage d'aller voir sa dépouille ? C'était cette planche, sa passion pour le surf, qui venait de tuer pour la seconde fois. Comment avait-il pu continuer à surfer après l'accident avec le Laporeille ? Cette fois, c'en était trop. Il venait de prendre une décision irrévocable. Il rentra chez lui à pied, avec son surf sur l'épaule et arriva à la nuit tombante dans son chalet de rondins au bord de la forêt. Il ne prit pas le temps d'enlever sa tenue trempée de sueur et de neige fondue. Il se dirigea dans l'appentis sur le côté du chalet et y déposa son surf, au milieu d'un bric à brac de raquettes et d'outils, à côté d'un tas de bois coupé pendant l'été.
L'hiver dans la plaine de Frimapic n'était pas de tout repos. Erwan passait ses journées à ranger le bois, à pêcher et à parcourir la forêt à la recherche de baies hivernales. Il se promenait avec la Pokéball que lui avait donnée son père quand il était petit et qu'il avait retrouvée dans un tiroir en rangeant les papiers de ses parents défunts. L'idée de capturer un Pokémon et de le dresser, pour l'aider dans ses tâches, lui trottait dans la tête, mais il n'avait qu'une Ball et il n'avait aucune expérience de la capture des Pokémon. Il avait rencontré plusieurs fois des Pokémon sauvages dans la forêt, mais il n'avait jamais osé se servir de la Ball, de peur que l'animal n'en ressorte et ne s'enfuie. Mais la balle dans la poche de son manteau semblait lui brûler la main chaque jour un peu plus. Et un jour, l'occasion se présenta. Au détour d'un sentier dans la forêt, il vit un Pokémon, un Blizzi chétif et mal en point, déambuler près d'un tas de bois. Avec un Pokémon si faible, il sentait la capture à sa portée. Il pensait avoir toutes les chances de son côté. Il s'approcha lentement, sans faire de bruit. Même Mère Nature était avec lui : il était face au vent. Il sortit la Pokéball de sa poche, et la lança de toutes ses forces en direction du Pokémon qui se retourna brusquement en entendant le froissement des vêtements, localisa le garçon et le regarda d'un air à la fois affolé et agressif. La balle s'ouvrit en vol, et absorba en un éclair le Blizzi. Une fois au sol, elle s'agita deux fois puis s'immobilisa. Il avait réussi. Il avait capturé un Pokémon. C'était un Blizzi malade et petit, mais il l'entraînerait pour le rendre fort et courageux, il se le promettait.
Commença alors la longue et difficile période de dressage. Le Blizzi avait un tempérament sauvage bien trempé. Il l'amadoua avec des breuvages riches en sels minéraux. Sa mère lui avait appris à préparer ces fortifiants avec des ingrédients ramassés dans la forêt et au bord de la rivière : champignons, écorces, feuilles et roches broyées… L'entraînement débuta avec des ordres simples répétés jusqu'à leur parfaite exécution. Le Blizzi était courageux et il apprenait vite. Erwan était fier de lui-même et de son Pokémon. Peu à peu, une affection naquit envers ce petit être volontaire. Un jour, après une séance épuisante pour son Pokémon et pour lui, car il ne se ménageait pas pendant l'entraînement, le Blizzi s'effondra de fatigue. Heureux qu'il se soit donné à fond, il le prit dans ses bras. C'était la première fois qu'il avait un contact physique avec son Pokémon. Ce fut un vrai bonheur pour lui de voir que le Pokémon ne le rejetait pas. Il l'avait senti un peu tendu lorsqu'il l'avait attrapé, mais ensuite le Blizzi s'était laissé aller dans ses bras. C'était la naissance d'une amitié réciproque, il en était convaincu.
Un soir, dans son chalet de bois, il se dit qu'il pourrait laisser sortir le Pokémon de sa Ball pour passer du temps avec lui. Il avait envie de partager la chaleur du coin du feu avec ce petit être qu'il avait entraîné, qu'il avait rendu fort et qui était maintenant son ami. Lorsqu'il ouvrit la Pokéball, le Blizzi apparut et regarda autour de lui. Il semblait fasciné par le feu de cheminée. Erwan pensa que le Pokémon appréciait cette nouvelle sensation de chaleur, lui qui n'avait connu que ce froid si rude omniprésent dans cette région. Il vint s'allonger à côté du Pokémon, et commença à lui caresser doucement les soies de la tête. Soudain, le Pokémon sursauta et recula brusquement. Étonné par cette réaction soudaine, le garçon ausculta délicatement le crâne du Pokémon, et finit par découvrir une cicatrice gonflée qui courrait sur plus de 20 cm sous la peau. Figé de stupeur, ses pensées se mirent à tournoyer à toute vitesse. Non ! Et si ça se pouvait ? Etait-ce le Pokémon qu'il avait frappé avec sa planche ? Le hasard lui avait-il joué ce tour ? Alors il ne l'avait pas tué ! Le Pokémon avait survécu… et le destin l'avait ensuite mis sur sa route, comme pour qu'il se rachète sans le savoir. La joie envahit son cœur. Il fallait qu'il en ait la certitude. Il se redressa vivement et courut vers l'appentis. Il chercha dans le fouillis mal rangé mais retrouva rapidement sa planche. Il passa son bras dessus pour essuyer la poussière qui s'y était déposée, ce qui fit réapparaître le Zigzaton qui en faisait un objet unique. Il retourna dans le chalet, brandissant le surf pour le montrer au Blizzi et lui faire comprendre que c'était lui qui l'avait heurté trois mois plus tôt. En le voyant, le Blizzi eut la réaction inverse à son attente. Il se redressa et se rua vers la porte. Désorienté, Erwan reprit ses esprits et se précipita dehors à la poursuite du Pokémon. Pourquoi fuyait-il ? Il ne comprenait pas. Dehors, la lune du ciel sans nuage empêchait les ténèbres d'engloutir la blancheur de la neige, mais les traces de pas du Blizzi se dirigeaient vers la forêt, et là, l'obscurité était totale. Erwan n'entendait rien que sa respiration haletante alors qu'il franchissait l'orée des arbres. Il s'immobilisa, en quête de bruits de pas, mais rien ne parvint à ses oreilles. Il n'y avait pas de vent. Le silence était total et anéantissait sa quête. Il retourna vers le chalet, désorienté, ne comprenant pas la réaction du Blizzi. Il savait au fond de lui, sans pouvoir l'expliquer, qu'il avait perdu son Pokémon à jamais. Il fondit en larmes de désespoir, faiblement éclairé par la lumière vacillante du foyer en train de mourir…