Regards Complices
Le jour se levait, lentement, sur le village de Lyséa, petite bourgade portuaire siégeant au sud-ouest de Bourg Geon, et déjà des hommes, la plupart fermiers, s'activaient pour rejoindre le lieu de leur travail. Les habitations se regroupaient au sommets de collines irrégulières, tandis que les pentes vallonnées et les plaines abritaient les fermes où proliféraient divers élevages. La plage, sauvagement dessinée par les hasards des tempêtes, était soigneusement divisée par des pontons en bois qui conduisaient aux navires ancrés pour la nuit. Des hauteurs du village, on ne distinguait qu'un seul bâtiment sur cette étendue nacrée: un hôtel dont les volets étaient encore clos, les marins qui logeaient là probablement encore plongés dans la lourde léthargie de l'ivresse.
Aéla Dyran, ses yeux rouges soulignés par les petites cernes d'un sommeil perturbé, contemplait le village paisible par la fenêtre de sa maison, surplombant Lyséa. Elle aperçut la mince silhouette de sa mère descendre l'artère principale, se dirigeant vers le centre Pokémon, dont le toit rougeoyait dans les lueurs de l'aube. Son travail la retiendrait sûrement jusqu'au repas, laissant la fillette libre pour la matinée. Son père, lui, était retenu à la ferme depuis la veille par une Écrémeuh qui avait eu la mauvaise idée de pondre au moment où il s'apprêtait à partir. Aéla savait qu'il en avait au moins pour deux jours.
Elle décolla son nez de la fenêtre, et s'assit sur son lit, un de ces vieux lits, assez large pour deux personnes, dont le sommier, en bois, craquait joyeusement au moindre mouvement. La fillette bailla, puis laissa tomber son dos sur le matelas, sur lequel les couvertures repoussées au cours de cette nuit cauchemardesque n'étaient pas encore remises en place. Elle suivit des yeux le contour d'un drap, pendant mollement le long du sol, puis une des stries qui garnissaient les lattes du parquet, avant que son regard ne remonte sur la planche principale de son bureau, de fabrication très simple, se fondant presque dans le mur, lui aussi constitué d'un arrangement de lattes, dans un parallélisme parfait. L'ensemble, auquel il restait à ajouter une grande armoire et une table basse, créait une ambiance intime et chaleureuse, comme si tout ce bois s'était réuni de son propre chef dans le but de protéger ceux qui vivaient dans son enceinte.
Après avoir compté soigneusement les secondes, Aéla se décida enfin à se lever. Elle traversa rapidement les couloirs, descendit un escalier, poussa la grande porte d'entrée et se retrouva dehors, le ventre vide, mais la tête pleine de résolutions. Elle ne vit pas sa mère dans la rue ; le compte était bon, l'infirmière Dyran était déjà arrivée au centre. La fillette courut à travers les rues. Pour ses cinq ans, elle était étonnamment endurante et rapide. Mais elle était surtout très têtue. Et ce qu'elle allait chercher, elle était déterminée à l'avoir un jour.
Elle poussa la porte d'un grand chalet, et rentra dans une pièce qui lui semblait familière désormais, tant elle l'avait vue et revue dans ses plus beaux rêves. Un carillon faible résonna. La porte grinça. Dans un coin, une petite boule de poils miaula.
*
Le petit museau d'Éterna se leva à l'odeur d'Aléa, odeur qu'elle avait pris soin de mémoriser la veille. Le visage de la fillette s'illumina quand l'Évoli se jeta dans ses bras. Derlïo entrouvrit la porte qui menait à son atelier, mais la referma doucement lorsqu'il vit la scène, ne souhaitant pas les déranger plus longtemps. La jeune fille entreprit alors de raconter toute sa vie à son amie, la grande et belle vie d'une enfant de 5 ans. Le sens des mots importait peu à Éterna ; le seul fait d'être blottie dans les bras d'Aléa suffisait à son bonheur.
Un quart d'heure passa, puis une demi-heure, puis une heure, et enfin le flot de paroles se tarit. L'Évoli se dégagea de l'étreinte de son amie, puis l'attira au fond de la bâtisse. Dans l'arrière boutique, un petit portail, toujours ouvert, menait à une prairie verdoyante, derrière la maison. Cette prairie était à la fois harmonie et calme : ici cohabitaient tous les Pokémon élevés par Derlïo, dans une osmose à faire pâlir d'envie toute école maternelle qui se respecte.
Éterna traina la fillette jusqu'au fond de la prairie, contournant tantôt un groupe de Ponyta brûlants, tantôt un groupe de Granivol virevoltants. Ici et là, des Korillon composaient, et surtout décomposaient, à tout bout de champ des mélodies, de la symphonie à la cacophonie, au rythme des ondulations provoquées par les plongeons des Azurill dans la petite mare qui leur était offerte, imités par les Togepi, qu'il n'était pas rare de voir accrochés aux flotteurs de leurs compagnons aquatiques. Les Évoli étaient plus dispersés, leurs goûts aussi différents que leurs évolutions : les uns nageaient, les autres gambadaient, d'autres encore se roulaient dans l'herbe, tous apportant une petite tache brune au milieu du vert, du bleu, du blanc, du rose ou du jaune. Ponyta, Granivol, Korillon, Azurill, Togepi, Évoli : c'était là les Pokémon proposés par Derlïo à la vente.
Les deux amies arrivèrent près d'un groupe de Pokémon Clochettes qui accueillirent Éterna dans un brouhaha à la fois révoltant, pour son aspect désordonné, et apaisant, car tous les Korillon de Derlïo maîtrisaient un merveilleux Glas de Soin. Curieuse, Aéla s'accroupit à côté de ces petits Pokémon guillerets, qui se mirent en cercle autour d'elle et Éterna. Et ils commencèrent alors à chantonner, sous la direction implacable de l'Évoli qui avait mis des mois à organiser leurs sons. Rangés du plus aigu au plus grave, ils sautillaient sur place dans un ordre précis pour former une mélodie légère. Éterna se plaça alors en face de son amie, et fit éclore dans son petit museau le pouvoir qu'elle avait acquis avec les Korillon. Son propre glas se joignit alors aux tintements de ses compagnons.
*
Aéla n'en croyait ses yeux ! Et surtout ses oreilles : Éterna et ses amis avaient organisés pour elle un véritable concert ! La fillette se laissa doucement porter par les sons... Un air jovial, puis un air triste, puis un autre entrainant... jusqu'à reconnaître une comptine lente et rassurante que lui chantait encore sa mère les soirs où, peureuse, elle craignait de s'endormir.
Âme douce au cœur chantant,
Sens-tu le passage du vent ?
Âme douce au cœur chantant,
Entends-tu ses sifflements ?
Âme douce au coeur chantant,
D'où vient ce parfum flottant ?
Âme douce au cœur chantant,
Que goûtes-tu à cet instant ?
Sans s'en rendre compte, elle avait chanté, de sa voix fluette et maladroite de fillette. Elle se laissait emporter par la comptine.
Âme douce au cœur chantant,
Vois-tu les rayons du couchant ?
Âme douce au cœur chantant
Tu peux partir maintenant,
Tes yeux sont gravés dans mon sang,
Dors, mon amie, à présent.
Le son des clochettes se tut. Plus un bruit ne résonnait dans la prairie, comme si personne n'osait gâcher le souvenir d'une pareille mélodie. Aléa plongea ses dans ceux d'Éterna, deux rubis projetant leurs chaleureux rayons comme une gloire sur deux améthystes, qui, étincelants, la leur rendaient avec audace. Ce moment aurait pu durer une éternité, si le soleil n'avait pas été si haut dans le ciel. Au milieu de cet orchestre, la fillette avait perdu toute notion du temps. Elle prit alors Éterna dans ses bras, l'embrassa sur le front, puis partit en lui promettant de revenir rapidement.
Le repas fut rapide. Sa mère ne demanda rien avant de l'emmener à l'école du village, où se tenait tous les après-midis la classe dont Aléa faisait partie. Cette dernière rêva beaucoup d'ailleurs. Souvent seule, elle profitait de ses moments de tranquillité pour réfléchir, au grand désespoir de ses courtisans en couche-culotte, auxquels elle ne prêtait guère attention.
Le matin suivant, elle retourna chez l'éleveur, repartit à midi, et revint le lendemain, et ce pendant un mois qui lui parut le plus heureux de sa vie. N'ayant jamais eu d'ami, elle découvrait du haut de ses cinq ans la joie de partager sa vie avec un être auquel elle se sentait liée. Aux côtés de son compagnon, elle découvrait la course, la danse, la nage, les sauts et tous ces petits jeux qu'on ne peut apprécier pleinement qu'avec une amie. Mais l'activité la plus jouissive pour les deux compères était le chant. Les Korillon trouvaient là une occasion rêvée de ''répéter'', et Aéla travaillait sa voix avec joie. Elle apprit ainsi à reconnaître les petites clochettes, surtout l'une d'entre elles, Gameray, le chef de l'orchestre. Il était en effet caractérisé par son rire : il sonnait deux fois de manière claire, puis pliait la partie gauche de son nœud dans un mouvement élégant. Quant à la mère de la fillette, elle dut se faire une raison. Après tout, jouer chez Derlïo rendait sa fille heureuse, et n'est-ce pas ce qui compte le plus pour une mère ? Seul le budget trop serré de la famille l'empêchait d'offrir Éterna à sa fille, car même l'infirmière Dyran, réputée pour sa rigidité, avait succombé à ces iris violacés, à la fois clairs et ténébreux. Quand aux yeux d'Aléa, ils étaient plus pétillants que jamais.