Chapitre unique
Une petite chambre dans l'obscurité, cela peut paraître effrayant.
Un réveil sonna, une main sortit à tâtons de dessous les couvertures pour s'abattre violemment dessus et le faire taire.
Une petite lampe s'alluma et un homme émergea du lit.
Il était grand, la quarantaine avec une barbe et des cheveux gris en bataille. Sous les lunettes, ses yeux délavés étaient cernés et profondément enfoncés dans les orbites. On pouvait sentir tout le malheur et le désespoir du monde dans ces yeux là !
Il sortit de la chambre et se traîna jusqu'à la cuisine. Sa démarche était chaotique. Il vacillait, se cognait, tombait et se relevait en poussant des grognements sourds.
Il finit par arriver près d'une petite table en bois, s'assit sur une chaise et commença à chercher ce qu'il pouvait bien manger.
Effectivement, la table était couverte de restes de nourriture : pain rassis, épluchures de fruits, boîtes entamées, vieux fonds de sauce figée...
En prenant un bout de pain, il fit tomber un paquet d'antidépresseurs.
Il le ramassa en grommelant.
Cet homme s'appelait William Gobert.
En temps normal, il était plutôt joyeux, mais depuis quelques mois et la plus grande réussite scientifique du millénaire, il était dépressif.
William Gobert faisait un métier que beaucoup d'enfants détestent. William Gobert était professeur de français.
William aimait la France avec ses chats, ses pigeons et ses chiens. Cependant, il n'aimait pas ce qu'il appelait "les fanatiques de jeux", de TOUS les jeux, du très respectable Mario au très corrompu Pokémon.
Depuis la grande nouvelle scientifique, sa haine avait décuplé.
Il faut dire que son fils était lui-même un fanatique de jeu virtuel, à tel point qu'il en avait oublié sa propre famille et avait quitté la France pour s'installer au Japon, pays de l'électronique par excellence.
William vivait dans le Doubs, département numéro 25, plus précisément à Besançon, la préfecture.
Cette ville avait un certain charme, sûrement plus que Paris, polluée en permanence.
Il y avait suivi sa femme, mais malheureusement, elle était décédée quelques temps plus tard d'un cancer du poumon. Cancer du fumeur.
Depuis, il restait dans cette ville, parce qu'elle lui plaisait. Mais aussi parce qu'il pensait que c'était une manière de respecter la mémoire de sa femme.
Malgré tous ces tristes événements, William Gobert était un professeur amoureux de son métier, un éternel optimiste...Ce fut la grande avancée scientifique qui brisa cette idylle.
Arrivé à son collège, William monta le petit escalier qui conduisait à la salle des profs.
Il se paya un café au distributeur. C'était une de ses nouvelles habitudes. Avant, il était plutôt thé ou lait fraise, il méprisait la caféine, mais maintenant...
Il alla le boire en s'installant dans un fauteuil à l'écart des autres professeurs.
Il soupira, l'avala d'un trait en regardant haineusement l'un de ses collègues, un nouveau professeur. Son pire ennemi. Il avait la vingtaine, cheveux blonds et yeux bleus, un physique banal en somme.
William sortit de la salle pour aller ruminer ses idées noires dans les couloirs.
La plus grande réussite scientifique du millénaire, couronnée du prix Nobel, consistait à transformer un être fait de pixels, ne comprenant que la logique binaire, en être vivant.
Et les tests avaient été faits sur des Pokémon.
La réussite fut incontestable.
Le gouvernement français jugea bon de matérialiser un nombre conséquent de Pokémon pour les donner au peuple.
Ça, c'était ce que la plus grande partie de la population croyait. En vérité, le gouvernement avait surtout matérialisé des Pokémon pour avoir des esclaves, de la main-d'œuvre qui ne coûtait que la nourriture et le logement.
La nourriture était le rebut des grands magasins et le logement...un étroit bâtiment où ils s'entassaient tous les uns sur les autres.
Coup de théâtre, le gouvernement forma un groupe de professeurs qui avaient pour mission d'enseigner le combat Pokémon aux élèves de collège et de lycée.
Ce fut l'heure de son cours. William se rendit donc dans sa petite salle de classe.
Il aimait bien les petites pièces, trop d'espace le laissait perplexe : à quoi bon en occuper une immense quand on n'avait qu'une vingtaine d'élèves ?
Les collégiens arrivèrent.
William regarda affectueusement son meilleur élève : cheveux bruns et lunettes grises.
Il commença sa leçon sur les adjectifs épithète et attribut.
Certes, ce cours n'était pas le plus passionnant de l'année et beaucoup d'élèves bavardaient.
William n'était pas le genre à laisser passer tout le temps. Mais ce jour-là, il était trop épuisé pour faire le moindre commentaire.
Cependant, quand il vit que son élève préféré bavardait avec enthousiasme comme les autres, il réagit.
Il houspilla généreusement toute la classe de quatrième, puis leur demanda de quoi ils parlaient.
Les jeunes se regardèrent, puis l'un d'entre eux osa dire :
- On discutait du cours du nouveau professeur de combat Pokémon. On se disait qu'il était génial...
C'en fut trop pour William, il sortit de la classe en claquant violemment la porte.
Ce fut la femme de ménage de son immeuble qui le trouva.
Pendu dans la cage d'escalier.
A ses pieds, une lettre :
Je quitte ce monde qui ne tourne plus rond.
Où le progrès nous déshumanise.
Où le profit passe avant l'intérêt général.
Où l'on n'a plus aucun respect pour les êtres qui nous entourent.
Plus rien ne me retient ici.
Je ne manquerai à personne.
Je quitte ce monde pour un autre, que j'espère meilleur...