1-3 : Monstre
Une autre épreuve attendait David à Bourg en Vol. Il avait déjà affronté une route enneigée et une mère extravagante, mais il n'avait pas encore dû faire face à ses camarades de classes, dévorés de curiosité et avides de savoir ce qui lui était arrivé.
Les trombes de neige qui écrasaient les enfants s'étaient subitement dissipées pour faire place à un soleil qui inonda le coin où David et Rebecca conversaient tranquillement. Salamèche se réveilla et s'étira, bâillant, et sa dresseuse s'empressa de la rappeler dans sa Poké Ball, inquiète de sa réaction face à David.
La fin des chutes de neige fit sortir les enfants de chez eux, jusque là retenus par des parents qui avaient peur qu'ils se perdent ou qu'il ne leur arrive un accident à cause du mauvais temps. Bientôt, des dizaines de pas s'enfoncèrent dans la neige et des enfants aux visages familiers affluèrent dans le coin où étaient serrés David et Rebecca. Les deux enfants se redressèrent pour leur faire face.
-David, c'est toi ? s'étonna une fillette rousse en le scrutant avec curiosité.
-Où étais-tu ? demanda un garçon efflanqué, tout aussi intrigué.
-Et toi, qu'est-ce que tu fais là, Rebecca ?
-Vous êtes en amoureux ou quoi ?
-Alors, David, réponds ! T'étais où ?
Rebecca recula, mais pas David. Les enfants ne tardèrent pas à l'encercler, bouillonnants de questions, chacun voulant être le premier à recevoir une réponse, et leurs yeux luisaient tout autour de lui, reflétant une intense convoitise. Il comprit aussitôt ce qui les intéressait ; ils s'imaginaient qu'il revenait de quelque chose de fantastique et de stupéfiant, probablement d'un voyage initiatique, et ils l'enviaient.
-J'étais à l'hôpital, se contenta-t-il de répondre d'un ton lent et mesuré.
-Tu avais quoi ? Une malade grave ?
-Je sais, c'était un cancer !
-Alors, alors, alors ?
-Héééé, pourquoi mon Pachirisu il a peur de toi ?
David fut parcouru par un frisson et il recula à son tour. En effet, la fillette rousse portait un Pachirisu sur ses épaules, et l'écureuil jaune et bleu feulait en sa direction, des étincelles grésillant sur ses joues, les poils hérissés. Il n'était pas le seul ; tous les Pokémons qui accompagnaient leur dresseur lui témoignaient la même animosité, et ils s'agitaient en le menaçant, babines retroussées. Les autres enfants le remarquèrent et, un bref instant, tous eurent l'air terrorisé, puis leurs visages se contractèrent et David fit de nouveau un pas en arrière, prudemment, se retrouvant côte à côte avec une Rebecca qui tremblait comme une feuille.
-Si Pachirisu a peur de toi, c'est que tu n'es pas normal ! siffla la rouquine en serrant l'écureuil contre elle. Pachirisu a toujours été gentil avec tout le monde, c'est la première fois que je le vois aussi effrayé.
-C'est comme si tu dégageais des ondes négatives… c'est ça, ta maladie ?
-M… M'approche pas, je veux pas que les Pokémons se mettent à me fuir !
-Moi non plus, me touche pas !
-M-M-Monstre !
-Pars !
Un garçonnet particulièrement solide saisit une pierre, dont la pointe émergeait de la neige, et la lança de toutes ses forces en direction de David. Ce dernier ne bougea pas et le caillou l'atteignit à l'épaule, mais il ne sentit pas la douleur, et la pierre se contenta d'y ricocher.
David était profondément choqué. Que les enfants ne l'aiment pas où éprouvent envers lui de l'indifférence, il s'en moquait ; c'était même en quelque sorte le but qu'il poursuivait. Il voulait qu'ils lui fichent la paix. Mais qu'ils aient si peur de lui et qu'ils refusent catégoriquement sa présence, alarmés, tout ça à cause de ces expériences qu'on lui faisait et qu'il n'avait jamais demandé… une sourde rage se mit à l'envahir, inondant son corps frémissant, lui donnant une irrépressible envie d'hurler et de frapper, de démolir tout ce qui se trouvait à portée de main, et il devait se retenir pour ne pas sur jeter sur l'un des enfants et le rouer de coups féroces. Seule la petite main de Rebecca qui venait d'empoigner fébrilement son bras le retenait.
-Je t'en prie, David, allons-nous-en, murmura-t-elle avec une infinie tristesse.
Les enfants le fixaient avec dégoût, haine et peur.
-T'es pas normal… murmura l'un d'entre eux. Tu fais peur aux Pokémons…
-T'as jamais été normal, t'as toujours été bizarre ! Y a que Rebecca qui veut bien de toi, parce qu'elle a personne d'autre ! Elle a jamais eu d'autres amis que toi, mais si ça avait été le cas, je suis sûr qu'elle aurait jamais voulu de toi !
-C'est pour ça qu'ils t'ont emmené, hein ? C'est comme tes parents, ils font peur ! Pas étonnant que tu sois comme ça ! T'aurais pas dû revenir !
-Bah moi mon père il dit que ta mère c'est une pute et ton père un alcoolique !
David se tourna vers celui qui venait de dire cela, et, pour la première fois de sa vie, il fut tenté de tuer quelqu'un. Cela ne l'effrayait pas et il en avait les moyens… Il lui suffisait juste d'envelopper son cou entre ses doigts et de serrer, de maintenir une poigne d'acier… Mais Rebecca le retint davantage, devinant ses pensées.
-David, ils ne savent pas ce qu'ils disent. N'écoute pas ces imbéciles. Allons-nous-en…
Elle pleurait. Sa poitrine tressautait au rythme irrégulier de ses sanglots et son visage était dévasté. Ils l'avaient insultée, elle aussi… ces enfants méritaient qu'il les écrabouille un à un, mais avant, il devait réconforter Rebecca. Elle avait bien plus d'importance à ses yeux que tous ces enfants venimeux, qui déversaient leur venin sur eux sans retenue. Il lui prit les épaules et ils s'éloignèrent en trébuchant dans la neige.
Un gouffre profond venait de se creuser dans la poitrine de David, et il y soufflait un vent de dévastation et de désespoir.
Il n'était plus humain. Ces enfants venaient de le lui faire comprendre.
Maintenant, il craignait la réaction de Ted. Ils venaient de se réfugier chez Rebecca, où la mère de la fillette, catastrophée par les yeux rouges de sa fille, leur avait apporté des bols de chocolat chauds et une montagne de gâteaux à la crème, mettant ses pleurs sur le compte d'une mauvaise chute à cause du givre.
Ted débarqua en fin d'après-midi. Il était parvenu à s'échapper de chez lui, lui aussi, malgré sa punition, et il s'était empressé d'aller chez Rebecca, devinant que David s'y trouvait.
-DAVE !!!
Il se jeta sur son ami et David se força à sourire, lui rendant son étreinte fraternelle, puis Ted, scandalisé par le manque d'appétit de ses amis, les força à dévorer les gâteaux jusqu'au dernier, les aidant de bon cœur.
-Je suis puni depuis trois jours, expliqua-t-il à David, une fois repu, la bouche barbouillée de Chantilly. En fait, c'est à cause de Fouinette. Elle a volé le bracelet en or de Madison, tu sais, la fille aux cheveux roux et bouclés, et j'ai trouvé cela amusant de lui faire croire que je ne le lui rendrais qu'en échange d'un petit rendez-vous, mais Madison l'a répété à son père qui est venu directement à la maison en parler avec mes parents. Bref, beaucoup de bruit pour pas grand-chose, surtout que le bracelet n'était pas très beau… Rebecca, tu as pleuré ? s'étonna-t-il, puis il se frappa la front. Mais quel idiot, je vous raconte ma vie alors que vous avez d'autres chats à fouetter ! Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Ça va, David ?
La mort dans l'âme, David lui expliqua ce qu'il avait déjà raconté à Rebecca sur ce que les scientifiques lui infligeaient, puis il lui narra son triste face à face avec les enfants de Bourg en Vol. Ted l'écouta attentivement, et lorsque David eut fini, le garçonnet semblait abriter en lui un véritable brasier.
-Mais quels idiots ! explosa-t-il, marchant dans la pièce de long en large, encore plus hirsute qu'à son habitude. Comment ont-ils pu vous lancer des imbécillités pareilles ? Ils ont insulté Rebecca, tes parents et toi ! Crois-moi, ils vont le regretter ! Madison était parmi eux ? Je devais lui rendre son bracelet à la rentrée, eh bien je crois qu'il va finir au fond des toilettes !
-Ne fais pas ça, le supplia Rebecca. Ce serait stupide.
-Elle a raison, approuva David. Ce qu'il nous faut, c'est les frapper fort, là où ça fait mal… mais tu n'es pas obligé de t'en prendre à eux. Ils ne t'ont rien fait.
-Ils vous ont insulté, et vous êtes mes meilleurs amis ! Tu crois que je vais laisser passer ça ?
-Tu vas avoir des problèmes, et je ne veux pas qu'à cause de moi… commença David, mais Ted l'interrompit :
-Je me fiche des problèmes !
-Mais…
Ils furent stoppés par la mère de Rebecca qui s'engouffra dans la pièce, le front plissé et tordant nerveusement ses mains, visiblement soucieuse.
-Ted, David, dit-elle aussitôt, je ne veux pas vous mettre à la porte, mais vos parents ont appelés… Ted, les tiens désirent que tu rentres immédiatement, sinon, ta punition se poursuivra après les vacances. Ils m'ont dit de te dire qu'ils n'étaient pas idiots et qu'ils avaient immédiatement remarqués ton départ…
Le garçon sembla sur le point de riposter, le regard farouche, mais finalement il se leva avec brusquerie et alla aux côtés de la mère de Rebecca, qui continua, rougissante :
-David, toi aussi, il vaudrait mieux que tu y ailles… ton père est rentré, et il semblait furieux. Quant à ta mère et au docteur qui sont chez toi, ils avaient l'air très inquiets. Je crois que le docteur est même parti à ta recherche, et il s'est remis à neiger de plus belle… Et puis il est tard, c'est bientôt l'heure du réveillon.
-Très bien. Au revoir, madame. Rebecca, Ted…
David crut qu'une créature d'une tonne venait de s'agripper à ses épaules, et les larmes lui brûlèrent les yeux avant qu'il n'ait pu s'en rendre compte. Il était bien conscient qu'il ne les reverrait pas avant sa prochaine permission ; or, vu le fiasco de celle-ci, il pouvait toujours l'attendre vaillamment, elle ne viendrait probablement pas avant d'interminables mois rébarbatifs.
-… merci, fut le seul mot que ses lèvres parvinrent à former.
Il les serra contre lui, de toutes ses forces, s'imprégnant de leurs odeurs, de leur chaleur, et laissant avec eux toute sa sensibilité.
En sortant de chez Rebecca et en se mettant en route vers sa maison, sous une avalanche de flocons de neige, il eut peur. Certes, ces derniers mois, une légère appréhension le poursuivait où qu'il allait, car il demeurait dans le doute et l'incertitude, mais cette fois-ci, il avait vraiment peur, une peur panique qui se répandait dans ses veines comme une onde glacée. Il avait peur de ne plus jamais être humain, de devenir un monstre à cause de ces expériences. Il avait peur de rentrer chez lui et de revoir son père qui, enragé par son audace, n'hésiterait pas à se montrer impitoyable. Et il avait peur de ne plus jamais retourner à Bourg en Vol. Il avait peur de la conséquence de sa fuite, et c'était bien la première fois qu'il regrettait l'un de ses actes –mais malheureusement par la dernière.
Le soleil vespéral ne parvenait qu'à laisser une mince traînée orange pâle dans le ciel. Bientôt, la lune ferait son apparition, et le froid allait s'intensifier. Pourtant, David n'avait aucune envie de retourner chez lui. Et puis, ce n'était pas quelques minutes de retard qui allaient aggraver son cas.
Il se dirigea vers le lieu un peu isolé où il était resté avec Rebecca, quelques temps plus tôt. Il s'attendait à ce qu'il soit désert, mais il eut la surprise de voir que quelqu'un s'y trouvait… quelqu'un qui portait des lunettes et une curieuse coiffe de fourrure sur ses cheveux d'ébène… Quelqu'un qui parlait d'une voix étouffée, brisée, à un Capumain, portant de temps à autre une bouteille déjà presque vide à ses lèvres.
-Matt Keyes ? se contenta de demander David d'un ton sec, s'approchant du scientifique.
Ce dernier leva un regard désemparé en direction du garçon, et s'immobilisa bref instant, l'air hagard et la bouche entrouverte un, avant de tituber vers lui, chancelant dangereusement.
-D-D-David, c'est-c'est toi ! Ooooh David tu es vivant !
Matt l'empoigna par les épaules et tenta de l'étreindre, mais ses mains glissèrent et il se retrouva agenouillé dans la neige, son manteau recouvert par une fine pellicule de poudreuse. David l'observait sans rien dire, ne sachant pas vraiment que faire ni qu'éprouver.
-Oui, dit-il enfin. Relevez-vous, ajouta-t-il fermement. Vous êtes ridicule.
-Oui, je suis ridicule… je sais… Matt est ridicule… Matt fait pitié… Matt est maladroit… Je sais ce qu'on dit dans mon dos, je sais tout ça !
-Reprenez-vous, Dr Keyes.
-Mais toi t'es pas comme ça hein ? Toi t'es gentil, David, hein ?
-Non, je ne suis pas gentil. Levez-vous, il est temps de rentrer.
-Nan, je veux pas bouger, je suis bien là, la neige me fait comme un bon petit matelas, c'est pas plus mal que les draps tout moisis que me fileraient tes parents… pffff, je dois te dégoûter, pas vrai, un homme de trente ans qui passe Noël tout seul dans un trou perdu à se bourrer la gueule… mais je suis pas bourré, faut pas croire des choses pareilles, hein David ? Je parlais juste avec Capumain… d'ailleurs où il est le Pokémon à son papa ?
David chercha du regard, mais le singe violacé, à son grand soulagement, avait disparu. Il tenta d'aider Matt à se remettre d'aplomb, impatient, mais le scientifique semblait ancré au sol. Il porta le goulot vers sa bouche mais ne but pas, puis reposa la bouteille d'un air rêveur.
-Il a disparu… volatilisé… psuiiiit ! C'est dingue ce que les Pokémons peuvent faire, ils sont vraiment géniaux. J'aimerais bien être un Pokémon, un grand Capumain adroit qui peut faire plein de trucs épatants… le seul problème, si j'étais un Capumain, c'est que je pourrais pas fumer mes petites cigarettes. T'as déjà vu un Pokémon qui fume toi ? Un Dracaufeu qui fume, ce serait drôle, non ?
-Je peux vous poser quelques questions ? s'enquit David, ayant abandonné tout espoir de faire bouger Matt et s'étant assis à ses côtés, frigorifié mais également intrigué.
-Ouais vas-y… t'as l'air congelé… un petit truc pour te réchauffer ?
Matt lui tendit la bouteille, et David la saisit poliment, puis en but une minuscule gorgée. Le liquide lui lacéra la gorge et embrasa son estomac, lui donnant un léger tournis, et ahuri il examina l'étiquette de la bouteille. C'était de l'alcool fort. Matt devait être complètement soûl ; le lendemain, il ne se souviendrait probablement pas de leur entretien.
« Utile… très utile. » songea le garçon.
-Qui est Moriarty ? demanda-t-il, essayant de parler distinctement.
-Moriarty ? Baaah quelle question… c'est ton oncle, non ? Jack Moriarty !
David fut sur le point de gifler le scientifique, mais cela n'aurait sans doute pas eu énormément d'effet.
-Vous connaissez bien un autre Moriarty, insista-t-il.
-Ouais, peut-être… un autre Moriarty ? Nan je crois pas… sauf si tu parles de… ouais je vois, avec le Dracaufeu et tout ça…
David redoubla d'attention, se concentrant sur la voix frémissante et pâteuse du scientifique, qu'il avait du mal à discerner à travers le hululement du vent se faufilant dans les branches nues des arbres. Matt se balançait d'avant en arrière, les yeux mi-clos, et la transpiration luisait sur ses tempes, y collant des mèches noires qui semblaient peintes à l'encre de Chine. Il voulut boire une nouvelle gorgée de sa boisson ambrée, mais David lui arracha violemment la bouteille des mains et la plaqua contre lui. L'ébriété de Matt était avantageuse, mais un coma éthylique risquait de rendre les choses atrocement alambiquées.
-Pffff, t'es pas marrant toi… où on en était ? Oooh regarde, la lune est belle… on dirait… un Wailmer !
-Moriarty, répéta David. Qui est L. Moriarty ?
-Mais nan, son prénom c'est pas Aile, où t'as été chercher ça ? Mais je veux pas en parler, c'est trop compliqué tout ça, et trop dangereux…
-Dangereux ? Ces expériences qu'on subit, Moriarty, moi et peut-être d'autres encore, elles sont dangereuses ?
-Elles sont nécessaires ! Né-ces-saires !
-Vous me donnez les pouvoirs d'un Zigzaton, n'est-ce pas ?
-T'es perspicace, petit, t'iras loin dans la vie. Mais pas seulement. Tu vas devenir un… hybride ! Un formidable condensé d'humain et de Zigzaton ! On a besoin de ça, tu comprends, sinon tout ira de travers… c'est pour le bien de tout le monde, pour nous assurer que la science du futur sera à la hauteur de ce qu'il s'y passera !
-Et que s'y passera-t-il ? souffla David dans un murmure.
Malheureusement, il ne connut jamais la réponse. Matt se pencha en avant et David eut juste le temps d'éviter une giclée de vomi qui vint asperger la neige, puante et chaude. Le scientifique frissonnait, aussi blanc que le paysage qui les entourait, ruisselant de sueur et les pupilles dilatées. David lui prit le bras et le força à se remettre debout, puis ils titubèrent jusqu'à la maison du garçon.
-Merci, David, merci… t'es tout ce que j'ai, maintenant. Pas de famille, pas d'amis, juste un travail… et mon travail c'est toi…