Absence et ambiance ... [Mimoza]
Premier jour de l'Après. Selon les observations des géographes du Nord, s'écoulait à ce moment précis la treizième heure de soleil couvert.
Ce n'était pas l'habituel décor glacé du « pays des sorbets » - les merveilleux cubes de glace parfum noix de coco ! -, mais un simple petit chemin de dalles noires, salies par le charbon et par le temps. De ça et là, des moulins de jardins, des roues de carrosse en bois ; des arbres géants couverts de minuscules ananas, format fruits des bois, leur sommet nu visant un ciel nuageux.
« Revenez donc ici, Creep ! »
Le petit furet se retourna en haussant les épaules d'un air las. La petite baudruche jaune, cassée, couverte de rustines et l'œil en bouton, volait vers lui avec de petits coups en arrière. Démarche un peu ridicule, mais s'il fallait attendre que le dos du vent nous fasse des faveurs ... Creep leva la patte, perchoir improvisé sur lequel elle enroula ses deux filaments - en office de pattes, l'une plus courte que l'autre - sans poser trop de questions sur cet excès de gentillesse.
« Creep, les Princes ne seront pas contents de votre fugue ! » Le ton autoritaire était forcé, si bien que le petit couinement en était ridicule. Elle secoua sa tête gonflée de droite à gauche. « Pas du tout ! Vous êtes désobéissant ! Oh non, pas du tout contents ... »
Le furet au poil mauve s'en fichait bien. Il afficha un de ces caractéristiques sourire hypocrite, la lèvre bien en avant, presque l'air boudeur. Bouille comique.
« Tu es trop mignonne quand tu t'énerves, Rust. »
Le visage de la baudruche, bien que borgne et sans bouche, se décomposa. Son corps gonflé craquait de part et d'autre des morceaux recousus. Rust, cela n'entre pas dans tes fonctions d'être le jouet personnel de l'assistant-conseiller militaire et comptable. Drôle de couple, un enfant et son chien. On se demandait qui jouait le rôle du cabot.
« Les Princes ne pardonneront pas vos excès ! Non, non ! » Deux grosses fontaines de larmes salées s'échappèrent de feu ses bons yeux de jeune fille. Elle ne voulait pas se faire congédier par manque de vigilance, même si elle devait faire le jouet. Non non non. Elle irait sûrement aux pièces détachées après ça, la vieille Rust.
Creep perdit instantanément de sa malice. Elle qui était si gentille et fidèle à sa fonction millénaire, lui qui était si méchant et détaché de son enseignement. De sa main libre, il frotta l'aiguille tordue contre la peau plastifiée de, nous pourrions dire ça comme ça, sa gouvernante.
« Ne pleure pas, Rust. »
Il leva les yeux au ciel. Bizarre. L'habituel point noir du soleil commençait à être mangé par petits bouts. Par de la ... lumière ? Des centaines de petites granules de lumière se frottaient à leur peau. Rust cessa ses petites larmes de crocodile, regarda sa dernière patte valide ; le petit cœur de carton, dévoré par des points lumineux. Et puis, le sommeil le gagna.
Un seul bâillement, les crocs sortis et la langue pendante, fit oublier le déraisonnable de la situation. La baudruche cligna des yeux, le furet s'essuya ses petites pupilles trempées et s'assit doucement sur son noble postérieur d'assistant-conseiller militaire et comptable.
Il ferma les yeux. Une douce sensation de coton l'enveloppa. Pour les nomades, il était juste à présent une poupée de chiffon inerte, le visage fermé de coutures invisibles - bien faites -, et son ballon abandonné, malmené par les granules de soleil qui brûlaient sur ses agrafes.
Second jour de l'Après. Selon les observations des géographes du Nord, s'écoulait à ce moment précis la première heure de soleil plein.
_____
« Wah. »
Second jour de l'Après. Selon les observations des géographes de l'Ouest, s'écoulait à ce moment précis la douzième heure de soleil plein.
Il ne savait pas exactement ce que ce drôle de mot (Onomatopée, précisa vite l'esprit futé qu'il avait dans la tête. Pigé.) voulait dire, malgré le contexte. C'était venu spontanément, comme ça, en regardant à travers ses nouveaux yeux le décor du petit village de la falaise, Onager*, comme l'avait nommé Raven.
Une petite dizaine de maisonnettes en argile sans toit et sans porte, juste des comptoirs de papier à la possible entrée ; des baraques juste couvertes par les palmiers plantés dans la roche aussi naturellement que dans des cubes de mousse. Une odeur de banane dans l'air. Plus loin, la grève, des coquillages en trompette aussi grands que les masures en premier plan, et la mer. La mer !
« C'est le plus grand puits du monde » expliqua doucement Raven. « Huit cent mètres de rayon, et qui descend jusqu'au niveau de la mer. C'est un artifice. La vraie mer, elle est juste en-dessous de nous, pas moins de deux mille mètres sous la falaise. Dis, ça veut dire quoi ''Wah'' ?
- ... Wah. » Répéta Nenshû avec automatisme.
Raven sourit et hocha la tête d'un « D'accord » sans prétention. Touriste, va.
Un drôle d'oiseau noir vint les aborder. Deux ailes aussi grandes que son corps dodu, un poitrail blanc semblable à un torchon, un grand chapeau de plumes vissé sur son crâne. Et un bec format pigeon parisien. Il brandissait dans ses minuscules doigts griffus toutes sortes de babioles : des croix sur chaînettes, des crânes porte-clés, des petites citrouilles peintes.
« Hey hey ! Vous voulez m'acheter quelques breloques, touristes ? »
Nenshû tendit la patte vers l'une des têtes oranges grimaçantes. L'oiseau de mauvais augure écarta vivement sa marchandise en faisant claquer son bec. Il se ravisa immédiatement. Dommage, le sourire de ce légume peint lui plaisait bien.
« Ca-ca-ca ! On ne touche pas à la camelote !
- Bonjour Fushin. » Finit par introduire Raven.
Le Corboss - Raven l'avait qualifié ainsi - fourra vite fait son petit bric-à-brac sous son plumage blanc et se détourna vers la tortue, qui agitait la main d'un petit air timide, sans faire attention au reste. L'incident fût oublié tout aussi facilement.
« Hey mon Raven ! Tu me ramènes un touriste, hey ? »
Il se pencha à l'oreille du rongeur, l'aile collée à son bec, l'air suspect. Il sentit la chaleur lui monter à la tête. Décidément, il ne l'appréciait guère ce vieux piaf plein d'histoires. Rien que par curiosité, c'est bon, la corneille ?
« Dis, viens plutôt mettre ton argent dans ma petite affaire. Ne te fais donc pas avoir par cet avare de Rinsho. » Il jugea du regard un comptoir. Une forme s'y agitait, mais impossible d'y mettre un visage malgré ses nouvelles aptitudes. « C'est un sale gars. Il fait sa couche avec tes sous.
- Tu exagères, siffla la tortue, l'air vexé - par simple respect pour son aîné sans doute.
- Il fait sa litière avec tes sous » continua Fushin avec son roulement de langue, mais s'arrêta là. L'air endormi de Nenshû suffit à lui mettre la puce à l'oreille. Il plaqua ses ailes le long de son corps, leva le postérieur ridiculement et s'éloigna avec dédain.
Le rongeur ravala sa salive difficilement. Le feu lui comprimait encore l'estomac, en voyant les deux fesses noires et remplumées de cet oiseau riche s'éloigner. Il lui restait même visible au-delà de la limite de sa bonne vue, c'était presque obsédant. Le popotin rembourré de ce piailleur.
Il posa plutôt son regard sur la populace. Un drôle de porcinet noir monté sur un ressort - au sens propre -, une perle entre ses oreilles, une salamandre à la queue en feu ; ils s'amusaient un peu plus loin avec des bouchons de liège comme si c'était des billes.
« Eh, le malodorant ! »
Le rongeur se tourna instantanément vers la voix grinçante, devinant presque d'office que cette dénomination - à première vue humiliante - lui était adressé. Le petit Carapuce se hissa sur sa tête pour y voir à son tour quelque chose.
Le criard se trouvait être un scarabée. Posté sur sa baraque, la tête vers le sol, le laideron secouait la tête en agitant fièrement sa corne courbée. Plus elle était longue et s'enroulait sur elle-même, plus l'insecte était âgé et donc expérimenté. L'arc de cercle qui se formait sur son crâne devait faire sa fierté, et son arrogance, trouvait-il.
« Oui ? » jeta-t-il d'un air hésitant.
Mais visiblement, ce n'était pas ce genre de réaction qu'il fallait mimer - enfin ça, son Bison Futé ne lui a signalé que trop tard. L'insecte détacha ses pattes du muret en dispersant de gros nuages d'argile mouillé. Ses quatre grosses pattes musclées et leurs huit griffes, au total, prêtes à se planter dans tout objet de ce décor susceptible de lui faire la morale.
Derrière eux, dans l'arrière-plan, les pittoresques activités avaient cessé. Tous, museaux groins et becs plissés, observaient la scène avec un mélange d'interrogation et de contestation. Personne ne le sentait, évidemment. L'expression parut prendre tout son sens en ce genre de circonstances.
Pourtant, l'agression se dirigea vers Raven. Raven, dont l'odeur s'était estompé et ressemblait plus à un parfum d'ambiance, plus du tout l'Eau de Caillou.
« Raven ! Tu nous ramènes quoi là comme saleté sans odeur !
- Scarhino, s'offusqua le client, ce n'est pas un malodorant ! »
D'un coup, la corne du Scarhino se mit à pivoter sur sa tête. De plus en plus rapidement. On ne discernait plus que le mouvement des lignes bleues, en quelques secondes. Raven se frotta les mains nerveusement, produisant de misérables bulles de savon. Des bulles de savon ! Le scarabée baissa la tête et fonça droit devant lui. Le rai de couleur passa devant Nenshû, un bruit retentit.
Plop.
... Plop ?
Tout le monde détourna le regard du point de départ pour aller sur celui d'arrivée. Le rongeur se plia à cet effet de masse ... Scarhino, sa corne puissante fichée dans une bulle colorée, agitait les pattes contre le sol en jetant des masses de poussière. Raven continuait de frotter ses mains sur la paroi de sa boule de savon, la maintenait en l'air à supporter le poids d'une protubérance de scarabée.
« Bonjour Scarhino. » reprit simplement la tortue, dans son habituel excès de politesse.
Nenshû regardait ça avec des yeux ronds comme des soucoupes. Le pouvoir de ces créatures si spéciales, dont il devait à l'évidence faire parti à présent ... Toute une petite société établie, avec des règles et des lois ; mais surtout ces capacités. Wah.
Une ombre vint soudain lui couvrir la tête. Il se rendit compte qu'on l'avait vêtu d'un chapeau. Un de ses ridicules hauts-de-forme en cône que les sorcières portaient habituellement, avec une guirlande de citrouilles sur sa bordure. Il trouva étonnant d'en connaître tous les détails alors qu'il portait simplement cet accessoire.
« Ce n'est pas qu'un accessoire, my dear. Il s'appelle Mister Tophat. »
Le rongeur se retourna. L'impressionnant spectre dévêtu lui souriait d'une bouche recousue, son imposante chevelure mauve mélangé à sa robe. On voyait les cheveux comme des fils dans son ventre, de manière translucide, aussi bien que dans un verre d'eau à moitié vide - ou à moitié plein. Flippant.
« Ne vous plait-il pas, mon chapeau, my dear ? »
Le fantôme tendit sa manche vers son menton. Il ne pût retenir sa salive. En arrière-plan, il en oublia complètement les mimiques écœurées et intriguées de la populace, la corne tapant vainement dans la bulle deux fois plus grosse que la tête de son créateur. Les grandes pupilles jaunes de la dame avec quelque chose d'hypnotique. Du genre on se connaît, tu me connais.
« Oh, c'est le nouveau-né de l'Impulsion. My baby. »
Cette fois, il sentit vraiment les regards. Comme si chaque œil tenait une aiguille qu'on frottait contre ses poils encore trop sensibles. Apparemment, c'était quelque chose de grave, mais les formes vagues de ses souvenirs n'en disaient pas autant.
Il se sentit juste blessé par les mêmes idées venant de Raven. Son Raven, qui avait arrêté le petit manège. Sa propriété privée. Il s'en voulut de penser ainsi, mais c'était aussi en partie vrai.
Il s'était approprié une personne.
Le fantôme l'enlaça délicatement. Il ne se soucia pas vraiment de se faire traverser par une tête trouble qui violait ainsi le peu d'espace intime qu'il avait su protéger.
« Ne t'en fais pas. Mister Tophat te protégera de ses garnements. »
* Onager est un anagramme d'Orange.