Un concours dramatique
Salle de concours Pokémon, Unionpolis
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs ! Bienvenue pour la dernière compétition de cette saison qui opposera quatre coordinateurs de talent venant de diverses contrées et qui... »
Dans les coulisses, on prévient les prétendants au titre de Roi des Concours Pokémon :
« Ça va être à vous ! Préparez-vous ! »
Parmi les coordinateurs : une fille. Pas n'importe laquelle : la seule des quatre concurrents à avoir effectué un parcours sans fautes depuis son premier concours. Son talent à cuisiner de délicieux Poffins y est sans doute pour beaucoup ; sa détermination aussi : ses adversaires ont beau avoir l'air plus coriace que ceux auxquels elle a eu affaire dans le passé, elle a foi en elle. Son but est enfin à portée de main, pourquoi s'arrêterait-elle en si bon chemin ?
Tous les concurrents se sont mis sur leur trente-et-un pour cette finale tant attendue. Chacun des deux garçons a revêtu un smoking impeccable pour l'occasion, et l'on aurait pu les confondre sans problème s'ils n'avaient possédé des têtes à ce point différentes, car celles-ci semblent le seul obstacle à leur jumelage : tous deux sont minces comme des baguettes et ont la même façon de se tenir bien droits.
En revanche, les deux jeunes filles portent des habits complètement différents : si l'une a choisi des vêtements habituellement réservés aux concours, l'autre – celle ayant effectué un parcours sans fautes depuis le début de sa carrière dans les concours – a revêtu l'une de ses créations : un tee-shirt noir ciselé de manière curviligne pour l'amputer d'une manche presque jusqu'au col et du bas diagonalement opposé à la manche enlevée ; un pantalon rose bonbon qui s'est vu priver de la majeure partie de ses jambes, de façon à ressembler à une jupe dont le devant et le derrière avaient été coupés suivant deux élégantes paraboles. Elle a cependant conservé chaussettes noires et tennis roses telles quelles, ne sachant que faire avec.
La jeune fille se créait ses habits elle-même car elle était prête à tout pour gagner, mais aussi, et surtout, car là était sa passion première : elle aimait se démarquer du groupe de personnes l'entourant momentanément ou en temps normal et considérait que ceux vendus en magasin étaient peu originaux et ne mettaient pas suffisamment en valeur sa silhouette fine. Un sentiment de fierté l'emplissait lorsqu'elle sentait les regards des garçons s'attarder sur les parties de son corps que n'auraient jamais révélées les vêtements des grandes surfaces.
Perdue dans ses pensées, la jeune fille refait brutalement surface lorsque son prénom lui parvient aux oreilles : c'est bientôt son tour. Tous les autres sont déjà sur scène. Elle est maintenant seule dans les coulisses. Elle écoute attentivement le présentateur du concours, guettant le moment où il lui faudrait le rejoindre.
« …et enfin, voici le dernier candidat – ou plutôt devrais-je dire LA dernière candidate – qui, de son premier concours jusqu'à celui-ci, n'a cessé d'enchaîner victoire sur victoire ! Mesdames et messieurs, veuillez applaudir comme il se doit cette demoiselle aux talents impressionnants jusque-là malheureusement méconnue : j'ai l'honneur de vous présenter Audrey ! »
Cette dernière monte alors sur scène, accueillie par un tonnerre d'applaudissements. Elle se voit déjà couronnée Reine des Concours Pokémon. Peut-être n'a-t-elle pas tort, après tout...
En effet, l'épreuve de style se révèle être un jeu d'enfants, comme d'habitude : Audrey pouponne son Pokémon pendant une minute – comme tous les autres concurrents –, lui enfile des vêtements et des accessoires prévus à cet effet. Elle le maquille même de façon à le rendre le plus adorable possible.
« Les Poffins que j'ai cuisinés et que je t'ai donnés à manger par le passé feront le reste... » murmure-t-elle à son Pokémon en le caressant avec confiance, comme convaincue qu'il la comprenne.
À peine a-t-elle fini de l'habiller qu'arrive le moment où chaque coordinateur se doit de présenter son Pokémon. Les prétendants au titre de Roi des Concours Pokémon, qui s'étaient retirés en coulisse pour vêtir leurs Pokémon, sont en effet appelés par le maître de cérémonie. Tout en entrant sur le plateau, chacun des concurrents observe les Pokémon des autres. Audrey scrute avec attention les autres Pokémon et identifie un Leviator appartenant à un dénommé Matt, un Morpheo dont la propriétaire s'appelle Katerina et un Milobellus appartenant à John. Eux aussi sont bien habillés, mais Audrey demeure confiante. Elle est certaine que son Pokémon est de loin le plus beau. Et elle n'a pas tort : le public succombe bientôt au charme de son Papilusion, tout comme le jury. Elle est néanmoins suivie de près par le Milobellus de John. En détaillant ce dernier, Audrey a l'étrange impression de le connaître. Mais elle ne sait plus qui il est. Audrey cherche un souvenir dans sa mémoire dont il ferait l'objet, sans succès. Bien au contraire, plus elle fouille sa mémoire, moins elle a la certitude de le connaître. Elle se reconcentre sur le Concours Pokémon, vexée de ne pas parvenir à identifier le jeune homme.
La deuxième épreuve commence, l'épreuve de danse. Les pas sont difficiles à enchaîner, mais le Papilusion d'Audrey s'en tire sans trop de mal. Elle a conscience qu'ils sont toujours en tête du classement, mais elle sait également que l'épreuve suivante, la dernière, sera décisive. Elle espère seulement que le combo de capacités qu'elle utilise habituellement pour les concours ne sera pas jugé trop facile. Elle est à moitié rassurée quand le présentateur commente les combos utilisés par les Pokémon des autres concurrents avec une nonchalance traduisant la lassitude de voir toujours les mêmes.
Le premier Pokémon à passer l'épreuve de style est celui de Matt. Les autres concurrents sont tenus au courant des attaques utilisées grâce aux commentaires du maître de cérémonie qui leur parviennent jusqu'aux coulisses :
« Le Leviator de Matt emploie successivement les attaques Déflagration, Hydrocanon, Laser Glace et Ultralaser, créant ainsi un rayon mortel aux couleurs flamboyantes... Les juges semblent apprécier cette prestation... Voici maintenant Katerina avec son Morpheo. Il débute son combo par un enchaînement rapide de capacités destinées à changer le temps : Zénith, Grêle puis Danse Pluie, aussitôt suivis de l'attaque Ball'Météo dont le type dépend du temps. Cette balle obtient donc un triple type et forme une harmonieuse balle multicolore. C'est maintenant au tour du magnifique Milobellus de John d'exécuter une charmante Danse Pluie, aussitôt suivie de l'attaque Surf et Blizzard, glaçant par conséquent le raz-de-marée et les gouttes de pluie. La dernière attaque de ce combo est Ouragan, qui de vent devient de glace. Et voici enfin Audrey avec son Papilusion ! »
L'intéressée s'avance lentement. Ça y est ! La voilà, la dernière épreuve qui fera d'elle la Reine des Concours Pokémon, grâce à son combo et également un peu de chance. Elle répète une dernière fois à son Pokémon l'ordre des capacités à effectuer et le laisse s'avancer seul au centre du plateau.
« Ce dernier utilise d'abord trois capacités provoquant divers statuts lors de combats : Poudre Dodo, Poudre Toxik et Para-Spore et conclut le tout avec l'attaque Vent Argenté, emportant toutes les poudres avec lui en un formidable mélange de couleurs et d'harmonie... »
Soudain, stupeur. Le Papilusion s'affaisse lentement, comme une feuille tombant de son arbre.
« Mais... que se passe-t-il donc ? »
Audrey s'affaisse lentement. En même temps que son Pokémon.
Une vague de souvenirs déferle en elle. Puissante. Ravageuse.
Ce qu'elle fuit – ou qu'elle tente de fuir – depuis toujours revient à la charge.
Le mur d'ignorance qui se dresse en elle auquel elle a, par le passé, consacré tant de temps et de volonté afin d'oublier ses malheurs se fissure peu à peu. Elle tente d'arrêter la progression de cette destruction.
Un acte aussi courageux que désespéré. Aussi inutile qu'impossible.
Le mur de l'oubli s'effondre. Elle veut flotter au milieu de ses souvenirs. Ils l'emportent. La noient.
D'abord des images. Encore des images. Toujours des images.
Sa mère étendue sur le sol. Un couteau planté dans le cœur. À côté d'elle, son mari. Qu'elle a toujours aimé. Qu'elle aimera toujours. Lui aussi est mort. Un couteau planté dans le cœur. Devant eux se trouve, un Chenipan niché contre son cou, un bébé. Une fille. Catastrophée. Son regard va de l'un à l'autre. Elle pourrait être la responsable de ce meurtre. Elle ne l'est pas. Pourtant, elle sait que si elle avait su parler, elle aurait pu faire quelque chose. Elle était, d'une certaine façon, responsable de leur meurtre. Elle entend un bruit. Elle se tourne vers l'endroit d'où il provient. La porte d'entrée. Il s'enfuit. Elle a juste le temps de voir son visage qui, hésitant, allait d'elle à l'extérieur. C'était un garçon, à peine plus âgé qu'elle. Mais c'était bien lui le responsable du meurtre. Lui aussi est catastrophé. Il a pourtant suffisamment de sang-froid pour s'enfuir. Pour ne plus jamais revenir.
Un camarade de classe qui lui semble familier. Ils ont les mêmes facilités dans les mêmes matières. Ils sont rapidement devenus amis. Les autres voyaient bien que quelque chose d'autre les unissait. Elle démentait vainement ce lien. Oui, vainement.
Lui préférait se taire. Ses silences en disaient tout de même long. Peut-être plus que s'il n'avait parlé. C'était lui. Elle avait beau le nier, au fond d'elle-même, elle s'en doutait. Ils s'étaient perdus de vue au collège.
La première fois.
Elle ne s'en était jamais rendu compte avant. Pourtant, c'était bien lui. Encore lui. Lui qui lui avait donné tout son amour. Elle qui l'avait accepté, bien que certaine que cet amant-là était éphémère. Tout s'était très bien passé. Enfin, du moins jusqu'à la première fois. La dernière.
Il lui faisait mal. Affreusement. Elle lui en voulait. Énormément. Il s'en foutait bien qu'elle l'aimât. Éperdument. Comble du malheur, il lui avait fait des enfants. Dès la première fois. Elle avait tellement repoussé ses avances auparavant qu'elle n'avait pas eu le cœur de le retenir une fois de plus. Comme par hasard, c'était le bon moment pur avoir des enfants. Des. Elle n'en avait pas eu qu'un. Des triplés. Tous morts lors de l'accouchement. Inexplicablement. Des souffrances horribles. Si leur père avait été là, cela se serait passé autrement. Un peu mieux. Pas au mieux. Pour que tout se fût passé pour le mieux, il aurait fallu une autre personne pour amant. Pour père.
« Ça va, jeune fille ?
– Je... Je crois que oui... »
Tout se passe alors très vite. Laissant la possession de son corps aux émotions qui la transportent, Audrey se voit secouant le meurtrier de ses parents, le giflant, l'insultant et, se découvrant une force insoupçonnée, elle le rue de coups. Catastrophée, elle remarque alors qu'il est mort. Lui, son cousin. Ou bien son voisin. Ou peut-être son frère. Son proche. Horrifiée, n'ayant pas mesuré les conséquences de ses actes, elle s'étrangle. Seule issue à sa folie. Elle s'étrangle et pourtant, elle sourit. Elle sait qu'elle a gagné le concours qui lui tenait jusque-là tant à cœur. Mais son sourire n'est pas le fruit de cette pensée. Non. Il est celui d'une nouvelle réminiscence.
Dans un parc. Un parc familier à la jeune fille. Un photographe regarde la magnifique famille qu'il s'apprête à immortaliser sur l'une de ses photos. Une famille parfaite. La perfection n'est pas de ce monde, et pourtant, il en a la preuve devant ses yeux. Ses pauvres yeux d'humains.
Un jeune couple, bras dessus, bras dessous, visages souriants, un jumeau dans chacun des bras libres. Ils sont magnifiquement habillés, la vie semble leur avoir toujours souri. Ils sont entourés de Pokémon. Un Caninos, un Libegon, un Chenipan et un Barpau.
Il appuie sur le bouton et immortalise cette famille dans toute sa splendeur. Il fait un deuxième cliché qu'il gardera pour lui. Un petit souvenir de sa carrière dans la photographie. Mais quel souvenir !