Re-naisance [Mimoza]
Second jour de l'Après. Selon les observations des géographes de l'Ouest, le Monde suit un modèle géocentrique, vivant en vingt-six heures équitablement distribuées - treize heures de soleil plein et treize heures de soleil « couvert ».
C'était la première information qui s'infiltra dans son cerveau de « nouveau-né ». Sous forme textuelle, ce qui lui fit parvenir à une conclusion, et à sa seconde information : l'Ouest dont il semblait faire partie connaissait l'écriture. Une troisième donnée vint compléter l'ensemble. Il s'agissait d'un alphabet « Unown », ou alphabet universel, instauré dans la société Monde depuis quatre millénaires, et couramment employé pour les échanges commerciaux entre les peuples - ou plus souvent, entre les explorateurs nomades et les groupes sédentaires. Pigé.
Il s'étonna que des informations aussi complexes défilaient et s'enchainaient aussi vite. Un quart de seconde lui suffit pour prendre connaissance de l'indication, et le reste de la seconde donnée pour l'intégrer.
Un renseignement sensitif lui vint ensuite. Le support où il se trouvait avait une texture fine et molle, gorgée d'eau, et qui menaçait de craquer sous son poids d'un instant à l'autre. Néanmoins, le corps ne répondait pas à la tête et l'avertissement ne suffit pas à lui faire bouger ne serait-ce que les poils de son museau. A cette réflexion, l'intelligent esprit ajouta un complément : oui, le dessus de sa peau était en partie composé de poils, serrés en mailles, et constituaient sa partie dorsale (Ai-je déjà été ainsi ? Dans cette position ? Quand ?) ; en partie de piquants compacts pour sa partie ventrale. Pigé.
Ces mêmes piquants détectaient à l'instant même un contact froid et écailleux. Chaque épine sentait une dizaine de cailloux rugueux se frotter à la peau avec des mouvements vigoureux. Puis vint la première donnée olfactive : une odeur salée, qui rappelait étrangement l'eau de mer (Suis-je déjà allé à la mer ? Quand ?), particulièrement forte. La sous-couche odorante ressemblait davantage à du poivre. L'information lui parvint comme une claque en pleine figure : de l'inquiétude, de la colère ? Une sensation à laquelle il ne fallait sans doute pas répondre. Il ne voulait pas répondre.
Inconsciemment - ou plus consciemment qu'il l'a été cette première minute de « nouveau-né » -, il serra les pattes contre ses yeux. Le contact des coussinets cotonneux à son pelage lui semblait doux, et il ne réprima pas un sourire.
Le sens auditif se débloqua trop vite. La voix adverse, la voix de la « masse » faillit bien le remettre dans la surdité. Cette fois, c'était bien de la colère - l'odeur poivrée s'accentua, comme pour confirmer sa pensée. Les millions de petits cailloux compacts n'appréciaient sans doute pas le drôle de manège auquel il se livrait.
« C'est pas marrant. S'il-vous-plait. Debout ! »
La « masse » insista bien sur le dernier mot. « Debout ». Pas juste une affirmative ou une proposition, un ordre. L'odeur poivrée retomba jusqu'au seuil minimum, là où il avait hésité entre inquiétude et colère ; et là, il se sentit bien capable de déterminer qu'elle était vexée. L'idée qu'un million de cailloux (en imaginant que chacun de ces cailloux avait un visage, disons, semblable à celui d'une mouche) puisse le réprimer accentua son sourire.
Enfin, la vision se débloqua. Au lieu d'un trou noir béant qui devait se trouver, logiquement, juste devant sa figure, il vit une explosion de couleurs. Du bleu, du jaune, quelques tâches brunes (un peu comme ... du chocolat chaud ?). Il se crispa, et ressentit un soulagement en voyant le noir obscurcir sa vue. L'odeur poivrée se frotta à nouveau à son museau, et la voix reprit son presque-monologue.
« Ca va ? Vous ne vous sentez pas bien ? »
Il s'improvisa un langage des signes et répondit avec des mouvements d'oreilles (Mes oreilles ? Mais depuis quand mes oreilles sont-elles à cette place ?) rapides. Aux rares formes qu'il avait vues, elle n'avait pas cette protubérance auditive sur son crâne bossu ; aussi, la compréhension ne dût pas passer. La « masse » s'y essaya néanmoins.
« Vous voulez un peu d'eau ? » Arrêt. « Je fais de l'eau, vous savez. Attendez. »
Il fait de l'eau ? L'information ne s'imprima pas, il n'y eu pas de complément. Il lui semblait illogique que quelqu'un - quelque chose ? - puisse produire de l'eau. Un bruit de crachat (l'esprit confirma. Pigé ? Pigé.) irrita ses tympans. Il n'allait tout de même pas l'arroser avec de la salive ... ?
Trop tard. Les huit minuscules doigts - quatre par antérieure - enduits de liquide se collèrent à sa bouche. L'esprit avait oublié de desserrer ses muscles contractés. Les pattes posées contre la joue, les yeux fermés jusqu'à la ligne droite, il se contenta de proférer son dégoût intérieurement tandis que la « masse » remplissait avec soin sa gorge de sa merveilleuse « eau ».
Chose étonnante, même si les quatre sens qu'il avait pu expérimenter - le toucher, l'odorat, l'ouïe, la vue - étaient étonnamment développés, le goût semblait avoir une défaillance. Quelque chose dans son programme cervical qui avait sauté une phase - ou, dans ses pensées, « pété une durite ». Autant il ne sentait pas de goût - pas le goût amer de la salive qui flotte dans votre bouche -, autant il sentait des milliers d'autres choses dans la composition du liquide ingéré. Du sel, du poivre, des épices, même une odeur de menthe en sous-couche. Une blague stupide lui vint à l'esprit, une onde électrique différente des autres informations qu'on lui avait mis en mémoire. Eau de Caillou, Chanel n°7.
« Vous allez mieux ? »
Apparemment, le sourire amusé avait apaisé sa conscience. Peut-être avait-elle été offensée par la plaisanterie de mauvais goût qu'il a dessiné dans sa tête - les millions de cailloux à facette de mouche - ou peut-être se reprochait-il d'avoir fourré ses pattes pleines d'Eau de Caillou dans le gosier d'un inconnu. Ni sa mâchoire ni sa langue ne répondirent à l'impulsion du cerveau. Il reprit sa communication aux mouvements d'oreilles. Un bref réflexe. La « masse » semblait avoir assimilé (Pigé.) le langage.
« Tant mieux. Je me faisais du souci. » Arrêt. Il semblait hésiter sur les termes à employer. Deux mouvements rapides des protubérances auditives adverses, l'obligèrent à continuer. « Monsieur. »
Il retenta l'expérience visuelle. Les tâches colorées s'étaient effacées, et il distinguait parfaitement ce qu'il avait vu en bleu, en jaune, en brun.
La « masse » était une petite tortue. Son crâne, comme il l'avait supposé (comme l'information l'avait mis entre parenthèses, plus exactement) était parfaitement lisse, sans le toucher pour donnée complémentaire. Les millions de cailloux à facette de mouche étaient des écailles serrées directement autour de son muscle. L'Eau de Caillou sortait de chacun de ses pores. Sur son dos, les tâches brunes étaient des hexagones sur une carapace soigneusement lissée. Elle n'avait pas dû avoir énormément de « temps de vie » - le terme était venu aussi facilement que le nom de l'alphabet et ses vingt-huit signes.
La tortue replia soudainement ses pattes trempées sur sa bouche, arrachant quelques touffes de pelage (poils bleus et piques jaunes) au passage.
« Excusez-moi, j'ai oublié ! » Il s'inclina maladroitement, sa carapace emportée vers le bas par le poids lourd de la coquille d'hexagones. « Bonjour. »
Sans doute une stagiaire dans la petite entreprise des tortues parfumeuses. Une blague impérissable. Un autre sourire incompris s'imprima sur son visage, ce que la petite bleuté prit pour un autre « Bonjour ». Elle écarta les bras, ses doigts légèrement palmés vers l'arrière, montrant le décor derrière elle, le présentant avec un sourire d'extase.
Le décor semblait sortir d'un conte des Milles et une Nuit. Les palmiers se penchaient sur tous les côtés, courbés par le sirocco, eux-mêmes présentant un ciel d'aube. Pas un bête ciel bleu, une immense surface violette, striée d'orange et de nuages étendus comme des fils de pêche ; un immense damier céleste, en somme. Le soleil plein se tenait plus loin, dans une case de mauve et de blanc, à moitié coupé par les dunes sablonneuses. Une parcelle d'eau se tenait à leur pied, couverte de nénuphars sauvages et d'orties enterrées sur la berge.
Un magnifique paysage d'oasis qui semblait sortir d'une carte postale, ou mieux, d'une agence de voyages. La petite réplique aux notes aigues de la tortue résonnait alors comme la voix-off d'une publicité pour des vacances en Afrique.
« Bienvenue à l'Ouest ! »