Moi, Fougère
Aujourd'hui, premier jour de l'automne.
Je m'appelle Fougère. Je suis un jeune Pifeuil extraverti, aventurier… Je suis né il y a 15 printemps, jour pour jour, dans un village suspendu aux branches des platanes, sur des nattes de lianes et de feuilles, à l'ombre des grands arbres jaunissant… J'étais un petit Grainipiot, à l'époque. Petit, certes, mais très actif. J'ai très vite appris à marcher, à courir, à grimper aux arbres et sauter de branche en branche… Tous ces moments, je les partageais avec Cyprès, un autre Grainipiot, né deux jours avant moi. Mon père était un Tengalice fier et respecté de tous. Le sien, un autre Tengalice, ambitieux et quelquefois mystérieux, inspirant plutôt la méfiance. Nous avons évolué tous deux en Pifeuil simultanément : un jour, en explorant les arbres des environs, nous sommes tombés face à face avec trois Coconfort très hostiles. Ils nous ont bombardé de dards venimeux, suite à quoi nous avons tenté de riposter avec des charges et des coups de boule, en vain. La situation semblait basculer à l'avantage des Coconfort. Nous entendions respectivement nos pouls s'accélérer. C'est alors qu'une éclaircie suffit pour nous transformer… Je vis Cyprès s'entourer d'un voile lumineux, si intense que je dus fermer les yeux. Lorsque je les rouvris, il avait changé, il avait grandi… et moi aussi. J'eus tout à coup l'envie de tenter de faire ce que beaucoup de Pifeuil du village savaient faire. Il me suffit de tourner la feuille sur ma tête assez rapidement et une tempête de feuilles atteignit l'un des Coconfort. Cyprès, lui c'était découvert un autre talent : il arrivait à saupoudrer une poudre somnifère qui les endormit tous les trois. Depuis ce jour, nous n'avons cessé de nous entraîner ensemble, chacun voulant devenir aussi fort un jour que les aînés.
Quoi qu'il en soit, aujourd'hui j'ai quinze printemps. C'est l'un des jours les plus importants de ma vie. Cyprès, lui, est déjà entré dans sa nouvelle vie : il est majeur, lui, depuis deux jours. « Tu verras, ce n'est rien de méchant », me disait-il, « tu n'as aucune raison de t'inquiéter pour le rituel ». Le rituel. Tant de fois j'en avais entendu parler, tant de mes amis y ont déjà assisté, aitoutes leurs dires ne convergeaient en aucun point. Personne ne savait donc vraiment – ou n'osait vraiment dire – ce qu'était réellement ce rituel.
Je me suis réveillé ce matin, n'ayant quasiment pas dormi cette nuit. Tant de questions habitaient mes pensées… et y sommeillaient encore à mon réveil. Ma mère m'a réveillé, avec dès le matin, un soupçon de fierté dans son regard. Elle m'a tendu ma tunique de cérémonie, longue, blanche, ornée d'un symbole mystique ressemblant à une feuille de houx, brune orangée, scintillant sous les rayons du couchant. « Vas à la cascade, te purifier le corps et y méditer jusqu'à l'heure du sacre », m'avait-elle dit. D'habitude, elle accompagnait ses phrases d'un « mon petit » ou plus souvent encore « ma petite pousse »… aujourd'hui, cependant, rien. Je n'étais donc plus un enfant à ses yeux. Je suis descendu à la cascade, y suis resté sereinement jusqu'au zénith, heure annoncée du rituel. En m'approchant de la tente du Doyen, je m'aperçus que tous les petits Grainipiot et Pifeuil m'observaient, pleins d'admiration, d'interrogation, de jalousie… Le Doyen et ses conseillers m'attendaient à l'entrée de la tente. Mon père se tenait parmi eux. Son regard était sérieux et indifférent. Même un Noarfang n'aurait pu entrevoir ce qu'il ressentait, s'il était fier de moi…
J'entrai. Nous étions cinq dans la tente : le Doyen, trois conseillers dont mon père, son frère et le père de Cyprès, et moi, au centre. La tente était circulaire. Le sol était façonné de brindilles, au centre y était dessiné cette feuille de houx qui figurait sur ma tunique. Eux portaient des tuniques encore plus noblement tissées, aux couleurs nobles et brillantes. Devant moi et le Doyen, qui se tenait d'ailleurs à ma droite, se tenait un autel, façonné dans une souche de hêtre, je présume, recouverte d'une nappe en toile de Mimigal. Sur cette nappe, une coupelle remplie d'eau, un linge en toile sombre, et une amulette de bois sculpté, représentant toujours le même feuille de houx. Le Doyen d'un regard tout aussi impassible que les conseillers qui l'entouraient, me regarda et me dit : « Aujourd'hui est un grand jour, Fougère, fils d'Epicea, et je suppose que tu en es conscient. A partir d'aujourd'hui, tu ne seras plus jamais considéré comme un enfant, mais comme un adulte, majeur, mûr et sage. ». Il saisit la coupelle de ces deux mains, la souleva et la tint au-dessus de ma tête. « Le jour est venu de tourner une nouvelle page de ton Histoire. Cette eau est le symbole de ton passage du passé à l'avenir, un avenir en Pifeuil fier et valeureux. ». Il me versa doucement l'eau sur la tête, qui ruissela sur mon corps, sur ma tunique. Ensuite, il saisit l'amulette ; « Cette amulette symbolisera dorénavant les responsabilités que tu as devant ta famille, tes semblables, ton clan. Tu devras les protéger et leur jurer fidélité pour le reste de ta vie. Si tu es prêt à conclure ce rituel et à entrer dans la majorité, je t'invite à répéter après moi : Moi, Fougère, fils d'Epicea, du clan des Feuillus, je fais le serment de rester fidèle aux miens, de les aider et de les défendre, afin que jamais il ne leur arrive malheur ». Sans hésiter, j'ai répété sa phrase. Les conseillers sont sortis de la tente et ont soufflé dans leurs cors. Le Doyen sortit, me faisant signe de le suivre. Ma mère arriva alors en courant vers moi, m'embrassa, puis recula, voyant que son geste était plus celui qu'une mère fait à un enfant qu'à un adulte. Cyprès, lui, regardait de loin, souriant.
Le soir, j'eus droit à un grand banquet. Cyprès, assis à côté de moi, me souffla à l'oreille : « Alors, tu es prêt à entrer dans les empreintes de ton père ? » « Je n'en sais rien… en tout cas ton frère lui, semble bien destiné à succéder à votre père. » « Ah ! Baobab ! Il est vrai qu'il est fort, mais il n'en fait un peu qu'à sa tête en ce moment. Il est assez étrange ces derniers temps. ».
Demain, je me réveillerai plus fort, plus grand et plus respecté.