Chapitre trois : Le Cheval Blanc
Anna se pencha pour ramasser le linge chiffonné en boule sur le sol et le déposa sur le côté du grand évier en inox qui trônait contre l'un des murs de la vaste cuisine. Il n'avait pas été changé depuis bien plus d'un demi-siècle, et les multiples rayures qui le zébraient témoignaient d'une usure certaine. Quelque part, Anna ne put s'empêcher de se demander s'il en allait de même pour la serviette qu'elle venait d'étendre dans le vain espoir de la faire sécher avant le coup de feu du soir. Comme l'évier –et, il fallait le dire, pratiquement l'intégralité de la pièce- le linge était certes propre et remplissait correctement son office, mais il avait tout l'air d'avoir passé plusieurs années au fond d'un vieux panier à linges, dissimulé sous plusieurs paires de chaussettes et un ou deux pantalons. Anna n'avait pas connu le temps des machines à laver ou des fers à repasser électriques, mais d'après ce qu'elle savait sur le sujet, il aurait fallu plusieurs semaines de travail techno-ménager intensif pour redonner au linge son aspect d'origine. Et ce n'était pas comme si ses propriétaires n'avaient pas le moyen d'en changer. Quand on possédait plusieurs lopins de terre et une auberge, on aurait pu croire que les éviers seraient rutilants et les serviettes neuves. Seulement, c'était fort mal connaître Renaud D'Ancenot. Immigré volontairement en Suisse aux prémices du cataclysme final il y a plus de vingt ans de cela, D'Ancenot était alors un riche homme d'affaires français. Et si sa fortune en tant que telle ne s'était guère remise de la traversée du Lac Léman(1), il avait su conserver son sens des affaires et avait rapidement acquis notoriété et terrain, devenant un des plus reconnus propriétaires terriens du Pays de Vaud et alentours. Il avait su mettre une place une vaste bourse d'échange de biens et de services, et entreprit de grands travaux liés à la culture de terrain et aux institution publique. Sa famille et lui vivaient notamment dans les murs du vieux château du bourg, dont D'Ancenot avait monnayé la rénovation. C'était un homme riche, et si l'argent ne se trouvait plus dans les banques, il avait su garder la tête hors de l'eau. Il s'était bien établi dans la région, et se tapotait fièrement l'aile du nez lorsqu'on lui demandait les raisons d'une telle réussite dans un monde aussi bouleversé. D'Ancenot veillait généralement à ses affaires depuis le Vieux Château, comme on l'appelait, et il était très fier d'avoir trouvé de tels murs pour aller avec sa particule.
Une autre ses notables acquisitions de l'homme se trouvait être l'Auberge du Cheval Blanc, dont l'enseigne pouvait être vue sur la Place des Noisetiers, qui bordait la grande route avant de la voir continuer le long de la rue principale. A son origine, l'auberge avait été un vaste bâtiment de pierres qui s'était vu modernisé au fil des rénovations. La dernière datait évidemment d'avant les catastrophes qui avaient secoué la Terre, et le bâtiment était fidèle à l'image d'alors, soit une bâtisse aux murs crépis et rosés, aux volets verts et au toit de tuiles plates. En fait, il n'y avait rien qui possédait de près ou de loin un rapport avec un équidé quelconque, pas plus que le blanc n'y était une couleur prédominante. Tout porte à croire, si l'on prenait en compte le nombre d'institutions du même genre baptisées « Cheval Blanc » dans le monde entier et dans toutes les langues, que le tenancier d'origine manquait d'imagination(2). Quoiqu'il en soit, l'auberge avait toujours été un lieu important des environs jusqu'au cataclysme, et Renaud D'Ancenot avait rapidement saisi le potentiel d'un tel commerce. Il en avait refait une place conviviale où les habitants du coin et d'ailleurs pouvaient se retrouver, manger et se reposer. Les chambres à l'étage avaient été remises en ordre, et servaient de gîte aux voyageurs de passage tandis que les cuisines s'activaient à nouveau. Deux grandes salles constituaient le rez-de-chaussée, l'une en tant que principale salle à manger et l'autre faisant surtout office de bar et de salon. Un vestibule et un couloir qui menait à la cuisine séparaient les pièces. Les fenêtres des grandes salles donnaient à l'avant sur un gazon et divers parterres de fleurs joliment entretenus, et l'ensemble avait été repensé pour rappeler l'ambiance du bon vieux temps, même si peu de personnes pouvaient se venter de l'avoir connu. Quant au fonctionnement de l'auberge elle-même, si il n'y avait plus de monnaie locale pour payer son souper et sa chambre, il dépendait d'un système établi par D'Ancenot. Ce système reposait essentiellement sur l'échange de services ; les personnes qui travaillaient pour le compte du propriétaire se voyaient offrir des repas réguliers, et tout énergumène faisant affaires avec D'Ancenot se voyait régulièrement à l'une des tables de l'auberge. Tout le monde y était cependant le bienvenu, pour peu que chaque repas soit un jour rendu d'une façon ou d'une autre, que ce soit par le simple don de sacs de blés ou quelques journées de travail. En ce qui concernait le côté bar, les tenanciers étaient tenus d'y accepter tout le monde tant qu'ils ne dépassaient pas un certain forfait de consommations, et le Cheval Blanc était devenu l'un des lieux de rencontre privilégies des travailleurs en fin de journée. De nombreux repas étaient de plus régulièrement donnés sans contrepartie, permettant à nombre d'habitants de bourg de profiter au moins une fois par semaine d'un souper pour lequel ils n'avaient pas à s'activer eux-mêmes derrière les fourneaux. Sommes toutes, le Cheval Blanc reposait essentiellement sur la confiance que D'Ancenot offrait à ses clients, et force était d'avouer que l'ensemble fonctionnait fort bien.
Aussi, il était parfois inconcevable pour Anna qu'une personne ayant accompli pareille entreprise se refuse à ne serait-ce que considérer le remplacement des linges de cuisines. Ils avaient beau être maintenus propres, ils avaient connu tellement de fonds de casseroles qu'ils en avaient pratiquement la couleur. Mais leur riche propriétaire était ainsi et, comme il le répétait souvent à sa fille, il n'aurait pas réussi pareillement s'il avait sans cesse remplacé du matériel encore en état. Et si Annabelle D'Ancenot avait beau ne pas plus aimer le gaspillage, elle se disait tout de même qu'un bout de tissu éponge avait ses limites. Et, surtout, elle se demandait pourquoi elle faisait toujours l'effort de le ramasser quand elle retrouvait sur le sol.
-Henri, est-ce qu'il t'arrive de remettre les choses en place ?
Le cuisinier, un pijako somnolant sur l'épaule, continua de découper ses courgettes en tranches, et ne prit pas la peine de répondre à la jeune femme. Une jeune femme qui commençait sérieusement à en avoir par-dessus la tête des manies du vieux chef.
-Henri, je te cause ! Tu m'entends vieux machin ?
-Ouaip. Ca veut dire que je n'dois pas couper mes légumes encore aqssez fort.
-Tu peux me dire ce que c'est, ça ?
Anna s'empara de la serviette et la brandit sous la nuque de l'homme, qui en resta raide d'indifférence. Il se saisit d'une nouvelle courgette entière et la posa sur la planche à découper. Il haussa néanmoins les épaules avant de se remettre au travail :
-Chaispas. Un chiot de medhyena que tu aurais recueilli avant de l'enfermer dans le four ?
-Ca, c'est ce que je vais faire avec ta vieille tête si tu continues de jeter les linges par terre au lieu de les remettre en place.
-C'est pour ça que tu fais tout un drame ?
-Je ne fais pas un drame. Henri, depuis le temps, je joue une tragédie. C'est une cuisine ici. On sert à manger à des gens dans les plats qu'on lave et qu'on essuie avec ces serviettes, et les foutre par-terre, j'trouve pas ça très… hygiénique.
Le vieux cuisinier se retourna soudain, son tablier s'agitant dans le vent. Henri avait dû être un homme de grande taille, mais l'âge le courbait en deux et sa figure ridée mangée par la barbe rappelait un pruneau resté trop longtemps au soleil. Il avait néanmoins encore les bras comme des battoirs, et il agitait son grand couteau de cuisine dans le vide tandis qu'il répondait à Annabelle :
-Ecoute moi bien, toi ! Tu ne vas pas encore remettre ça avec…
-Ne pointe pas ce truc sur moi !
-Désolé.
Henri déposa le couteau et se saisit d'une courgette à la place, l'agitant d'un air menaçant sous le nez de la jeune femme :
-C'est mieux ?
-Tu es complètement sénile.
-Complètement sénile !
Le cuisinier jeta un regard noir à son pijako, qui venait de répéter les mots d'Anna, et le volatile crut plus raisonnable d'aller se percher autre part. Bien lui en prit, car une courgette s'écrasa non loin d'où il se tenait.
-Oh ça va toi ! Quant à toi, jeune fille, le jour n'est pas encore venu où tu me donneras des leçons dans ma cuisine ! Je ne sais même pas ce que tu y fous, d'ailleurs, dans ma cuisine !
Il était vrai qu'Anna ne travaillait pas à proprement parler au Cheval Blanc. A vingt ans, elle suivait depuis cinq ans des études de dressages au collège des Trois-Sapins, et ni les serviettes ni les courgettes n'étaient sa spécialité. Mais comme elle avait passé une grande partie de son enfance à courir entre les tables de l'auberge, elle avait tendance à venir donner un coup de main ses soirs de libre. Ca la maintenait occupée –Anna détestait l'inactivité- et donnait l'impression à son père qu'elle participait à l'entreprise familiale. Entreprise familiale qui comptait dans ses rangs beaucoup trop de vieux grincheux à son goût.
-C'est un peu ma cuisine aussi, je te signale !
-Qui c'est qui fait la popotte ? C'est toi peut-être ? Non, c'est le vieux Henri le cuistot, c'est le vieux Henri le chef ! C'est donc la cuisine du vieux Henri. CQFD.
-Est-ce que tu sais seulement ce que ça veut dire ?
-Aucune importance. Je peux continuer de préparer mes légumes ou est-ce que mademoiselle veut m'expliquer comment déboucher un évier ?
Henri tourna le dos à Anna pour reprendre son ouvrage en sifflotant comme si la conversation n'avait jamais eu lieu, et la jeune femme leva les bras au ciel :
-D'accord, c'est ta cuisine ! Laisse traîner le matériel par terre si tu veux !
-Hey, il est très propre, ce par-terre, je le balaye moi-même !
Anna jeta la serviette sur le bord du comptoir plus qu'elle ne la rangea correctement en place, et l'objet une nouvelle fois à terre. Exaspérée, Anna se dirigea vers la sortie qui menait dans le couloir quand elle rentra dans l'un des commis qui venait prendre son service.
-Doucement Arnie !
-Pardon mademoiselle D'Ancenot.
-Essaie encore !
Le garçon balbutia quelques mots inintelligibles, et s'effaça pour laisser passer Anna. Les longs cheveux noirs qu'elle attachait en queue de cheval lorsqu'elle venait en cuisine encadraient un visage délicat mais sévère, et les yeux noirs qui s'y trouvaient n'avaient pas l'air de vouloir perdre du temps en bavardage. De part son caractère –qui se lisait sur ses mimiques comme des mots tracés dans le sable- et son physique, plutôt avantageux et qu'elle savait mettre en valeur, Anna avait tout pour intimider des garçons comme Arnie. Elle s'en rendait compte, et était surtout désolée que cela ne fonctionne pas sur les vieux chefs irritants.
-P..pardon, mademoiselle D'Ancenot, je…
-Non, essaie encore, ça veut dire que tu dois m'appeler autrement que « Mademoiselle D'Ancenot ». J't'en ficherai moi, du « Mademoiselle D'Ancenot » !
Sans laisser une nouvelle chance de trouver la bonne formule au jeune Arnie, elle s'engagea comme une furie dans le couloir en maudissant les serviettes, les vieux débris et « ce putain de nom à particule ». Abasourdi, Arnie resta sans rien dire dans l'embrasure de la porte, tandis qu'Henri continuait de trancher nonchalamment ses courgettes :
-T'en fais pas va, elle est de mauvaise ce soir.
Arnie hocha la tête et voulut prendre son tablier accroché derrière la porte, mais la voiy du chef le coupa dans son élan :
-Et putain, Arnie, ramasse moi ce putain de linge qui traîne par terre, ça fait désordre, merde !
* * *
Jean se laissa aller contre le dossier de sa chaise, et but une nouvelle gorgée de bière. Satisfait, il voulut se renverser en arrière mais le dossier de son siège buta contre le mur de l'auberge. Il grogna quelque chose et essaya de trouver plus de place pour ses grandes jambes, mais même sous la table l'espace se révélait trop étroit pour quelqu'un de sa stature.
-Je déteste être coincé !
-Mange moins de soupe.
Guilleret, Ethan était assis en face du grand Jean, un verre à la main.
-Ce n'est pas ça, c'est à cause de mon dos… J'y ai les os fragiles !
-Bois du lait.
-Crétin.
Jean tapa du poing sur la table quand Ethan voulut y déposer son verre, et la bière déborda sous le choc, aspergeant la chemise du jeune homme.
-Ah ça c'est malin ! Bravo !
-Mon dos va beaucoup mieux.
Un grand sourire sur les lèvres, Jean jeta un regard amusé à Alrick, installé à côté de lui. Pensif, l'écossais ne le lui rendit pas, contemplant son propre verre d'un air absent. Les pokémons des dresseurs étaient restés à l'extérieur de l'auberge ; pour un dimanche soir, la salle était presque comble et soit les pokémons en profitaient pour se balader au-dehors, soit ils restaient dans leur poké-ball.
-Bon, reprit Jean, s'adressant cette fois-ci à la personne assise en face de lui, un garçon maigre dont les cheveux de jais accentuaient son teint pâle. Redis-nous ça Karl, tu veux ?
Karl Lensherr se fendit d'un soupir exaspéré. Comme Jean, il était plus âgé que les autres d'un an et suivait la dernière année du cursus des Trois-Sapins. Jean et lui se connaissaient pratiquement depuis leur naissance, mais le grand chevelu n'avait toujours pas compris que Karl avait horreur de se répéter. Ou alors il le savait parfaitement et s'en amusait follement. Chez quelqu'un comme Jean, c'était difficile à dire… Quoiqu'il en soit, finissait toujours par soupirer d'agacement. Karl était quelqu'un qui soupirait beaucoup.
-C'est à se demander si tu écoutes quand on te parle d'autre chose que de… mécanique, ou je ne sais quoi encore.
-Hey, tu dis ça comme si c'était vulgaire. Ethan et moi avons trouvé une antenne aujourd'hui !
Karl leva les yeux au ciel, et ignora la remarque :
-Ce que je vous demande encore une fois, pour les grands dadais qui n'écoutent pas, c'est de m'accompagner pour une petite… expédition le week-end prochain.
-C'est fascinant.
-Plaît-il ?
-La façon dont tu parles. J'ai pratiquement entendu les points de suspension.
Ethan ricana, occupé à nettoyer sa chemise à l'aide d'une serviette, pendant qu'Alrick restait le regard dans le vague, comme s'il n'était même pas conscient de la conversation.
-D'autres remarques pertinentes, le gros ?
-Te vexe pas. Alors, cette expédition ?
-J'ai mis la main sur des infos intéressantes.
-Des infos intéressantes ? J'en ai, moi, des infos intéressantes. Henri est un vieux sénile, et il perd ses dents dans la soupe. Salut les garçons.
Slalomant entre deux tables, Anna se laissa tomber sur une chaise au bout de celle des quatre autres dresseurs , et Karl poussa un nouveau soupir :
-Fantastique. Il ne manquait plus qu'elle.
-Salut Anna ! Ethan et moi on a trouvé une antenne aujourd'hui. Qu'est-ce que tu disais à propos de la soupe ? Je meurs de faim.
-Courgettes ce soir, à ce que j'ai cru comprendre. Ravie de tevoir aussi, Karl. Alors, c'est quoi ces infos ?
Il n'était pas inhabituel que les dresseurs du collège se retrouvent au Cheval Blanc en fin de semaine. L'auberge offrait gracieusement le couvert aux étudiants une à deux fois par semaine, en considération du prestige de l'établissement des Trois-Sapins. Les cinq amis s'y réunissaient régulièrement autour d'un verre, même si les relations entre Anna et Karl étaient généralement tendues. Ils possédaient tous deux un caractère obstiné sur lequel on aurait pu tordre trois barres en acier et redresser dans la foulée une demi-douzaine de fer à cheval.
-Je parlais d'organiser une petite… expédition, si tu veux tout savoir.
-Je suis une fille : je veux tout savoir. C'est marrant, on a presque l'impression que tu prononces tes points de suspension.
Jean sourit à Anna et leva son verre à l'attention de Karl :
-Tu vois !
-Est-ce que quelqu'un aurait quelque chose de sensé à dire ? Ethan ?
-J'aimerais bien un linge, pour ma chemise…
-Crois moi, tu n'aimerais pas utiliser celui qu'on a en cuisine.
-Merci Anna. Toi aussi Ethan, très constructif.
-C'est une chouette chemise. Je l'aime, cette chemise.
-On lui dira. Al' ?
Alrick sursauta et hasarda un sourire :
-Heu…
-Laisse tomber, Al' est comme ça depuis des heures. Il a passé l'après-midi avec nous à la casse, et il n'a pratiquement pas prononcé un mot.
-Super, ça te dirait de faire comme lui, Jean ? J'essaie de vous expliquer quelque chose, là.
Jean écarta les bras, signifiant à Karl qu'il avait le champ libre. Le garçon à la peau pâle parodia une révérence, et continua :
-Trop d'honneur. J'ai trouvé des trucs dans les papiers qui traînaient dans le bureau, à la maison. Des anciennes copies de rapport dans les affaires de ma mère. Vous savez comme moi comme tout ce qui concerne la technologie liée aux pokémon s'est fait de plus en plus rare. On à quoi, droit à deux ou trois poké-balls par étudiant, et encore, dans la limite des stocks quasi-épuisés du collège. Et c'est pareil partout. Or, un dresseur n'a droit qu'à un nombre de pokémons égal à celui de ses balls. Autant dire que ça limite le choix.
-Jusque là on te suit.
-Et ça me comble, tu n'as pas idée. Dans ces notes, il était question d'un lieu précis, d'un lieu pratiquement caché. Un ancien complexe scientifique, qui menait plusieurs recherches liées aux pokémons et à l'énergie. Il a été déserté pendant que le monde s'écroulait.
-Tu commences à m'intéresser.
Jean se pencha en avant, se caressant la barbe du bout des doigts.
-Et je n'ai pas encore fini mon grand : il se passait des choses intéressantes là-bas, mais il y avait surtout des stocks de matériel importants.
Ethan releva la tête, soudain concentré sur autre chose que ses habits humides :
-Je devine : poké-balls ?
-Exact.
-C'est super. Et dis moi pourquoi on en trouverait encore dans les ruines d'un vieux complexe abandonné depuis au moins vingt ans ? Tout a dû être pillé et récupéré, depuis.
-Pas forcément,Anna. Si l'endroit apparait dans les dossiers de ma mère, c'est bien parce que la NORM s'y intéressait. Et les Régents aussi.
-Ma parole, c'est encore mieux ! Deux organisations à ramifications mondiales, et cinq péquenots comme nous trouveraient des restes ! C'est comme dans un rêve !
Au mot « rêve », Alrick sembla sorti de la torpeur où ses réflexions l'avaient conduit, et il fit l'effort de se pencher sur la conversation. Plus loin face à lui, accroché au mur au-dessus du bar, un écran plat de télévision condamné au seul rôle d'ornementation lui renvoyait son reflet. Anna surprit le mouvement, et tapota l'épaule de Karl :
-Tu vois, même Alrick réagit à quelque chose d'aussi insensé.
-Pas tant que ça, Annabelle.
Karl accentua les syllabes, sachant pertinemment que la jeune femme n'apréciait guère son prénom et préférait largement les diminutifs. Le garçon passa outre l'éclair qui brilla dans les yeux d'Anna et continua :
-Les Régents ont investi les lieux quelques temps après les avoir découverts, ce qui fait que la NORM ait également tout fait pour s'y infiltrer. Le complexe est souterrain, et difficile à localiser. Les deux groupes ont dû cesser de s'y intéresser, parce que les rapports ne le mentionnent plus après un certain temps. Mais le fait qu'ils s'y soient penché ont aidé à préserver le site, ce qui a dû empêcher n'importe qui de s'y rendre pour…recycler le matériel.
-Et on n'est pas n'importe qui, c'est ça ?
Karl se permit un de ses rares sourires :
-Non Ethan, nous ne sommes pas n'importe qui.
Et quelque part, Karl ne se ventait pas vraiment, du moins en ce qui le concernait. Il était considéré comme un futur dresseur accompli, et n'avait cessé de briller depuis qu'il avait intégré le collège. Quant aux autres, ils ne se débrouillaient pas trop mal non plus, mais avaient moins tendance à afficher leurs qualités que leur ami. Ils échangèrent un regard, et Anna parla la première :
-En gros, tu veux qu'on aille jusqu'à ce complexe, qu'on fouille ce qu'il en reste et qu'on emmerde les Régents au passage si on trouve un truc qui leur a échappé ? Et la NORM pendant qu'on y est ?
-En gros, c'est exactement ce que je veux, répondit le garçon d'un ton froid. Un silence gêné plana sur le petit groupe, et les autres s'intéressèrent soudain au fond de leur verre. De part son histoire, Karl vouait une haine presque palpable aux Régents, et méprisait la NORM . La plupart du temps, de tels sujets n'étaient jamais abordés en sa compagnie.
Finalement, Jean brisa le silence le premier et posa son verre sur la table après en avoir bu une nouvelle gorgée :
-Et c'est où, ce complexe ?
-Evian. De l'autre côté du lac.
-Ah, la France !
-Alors, qu'est-ce que vous en pensez ?
-Que tu racontes de la merde, comme toujours.
S'immisçant dans la conversation, un jeune homme très maigre et de haute taille était apparu dans le dos de Karl, et s'était penché pour prononcer ses mots à son oreille. Aussi pâle que celui qu'il insultait, il avait des cheveux châtain foncé qui lui tombaient sur les yeux et un sourire qui ne présageait rien de bon pouvait se voir sur son visage. A dix-huit ans, Klaus Lensherr ressemblait beaucoup à son frère aîné, et pourtant il aurait été difficile de faire plus différents que ces deux-là aux yeux de quiconque.
Karl ne répondit pas, et le nouveau venu passa ses mains sur les épaules de son frère dans un geste qui paraissait tout sauf amical :
-Je te parle, frangin.
-Hey, Klaus, comment ça va ? Tu te joins à nous ?
C'était Jean, qui avait parlé d'une voix forte mais chaleureuse dans l'espoir de calmer la situation. Même s'il savait pertinemment que la tension qui régnait entre les deux frères ne s'abaissait jamais…
-Alors comme ça, mon abruti de grand frère vous farcit le crâne de ses idées ? On a encore fouillé dans le bureau de maman ?
Serrant les poings, Karl devint encore plus blanc qu'il n'était d'habitude, et dut faire un effort considérable pour ne pas exploser :
-Arrête Klaus.
-Tu ne la retrouveras dans le bordel de son bureau, tu sais. Tu fouilles la merde, encore une fois. La même merde qui l'a envoyée là où elle est.
Karl bondit de sa chaise et, se retournant comme un beau diable, saisit le col de son frère avant de le plaquer sur la table. Réagissant vivement, Klaus répondit d'un violent coup de genou dans l'estomac de son adversaire qui le lâcha, le souffle coupé par le choc. Klaus se remit aussitôt debout et voulut se jeter sur lui mais Jean s'interposa, retenant chaque frère d'une seule main.
-Stop ! Suffit vous deux !
Les deux belligérants se regardèrent longuement en chiens de faïence avant que Klause ne finisse par lever les mains pour indiquer qu'il en restait là. Défroissant le col de sa chemise, il sourit aux autres et passa à côté de Karl, toujours retenu par son ami.
-Elle n'est plus là. Papa a décidé de jouer au con et s'est battu contre les Régents ily a deux ans avant de disparaître comme un lâche et toi… tu passes ton temps à fouiller dans leurs conneries. Tu me dégoûtes.
Sans un mot de plus, Klaus traversa la salle sans un regard en arrière, sous les yeux habitués des clients. Tout le monde au bourg connaissait l'inimitié qui régnait entre les deux derniers Lensherr, et n'y portaient guère d'attention.
-Ca va aller ?
Jean tenait toujours Karl, qui fixait la porte de la salle comme s'il avait voulut s'y précipiter à la poursuite de l'autre. Mais il finit par reprendre son calme, et se libéra de l'étreinte de son ami avant de se rasseoir.
-Comme c'était charmant ! s'exclama Anna. Alrick et Ethan échangèrent un regard gêné, et Jean vint également reprendre sa place. De son côté, Karl ne faisait preuve d'aucune expression, comme si rien ne s'était passé. Et il était clair pour tous qu'il ne parlerait jamais de ce qui venait de se produire. Il porta une main à son verre, la retira aussitôt et balaya les autres des yeux :
-Alors ?
-Pour cette expédition, je marche, répondit Jean.
-Pareil, fit Ethan. Ca peut être marrant.
Anna roula des yeux et tapota la table de ses doigts avant de répondre :
-j'en suis. Parce que je sais que ça va emmerder Karl . C'est pas comme si on allait vivre quelque chose d'intéressant, mais ça nous fera une ballade.
-Super, tu apportes le pique-nique ? Et toi Al', qu'est-ce que tu en dis ?
Jean tapa joyeusement dans le dos d'Alrick, qui faillit en recracher la gorgée de bière qu'il était en train d'avaler. Il n'avait pratiquement pas dit un mot de toute la soirée, et il avait à peine réagi lors de l'altercation des deux frères. A vrai dire, il avait passé tout ce temps profondément perdu dans ses pensées, essayant de démêler les images qui hantaient ses rêves depuis tant de tems, et désormais même en plein jour. Tout au fond de son esprit, il sentait confusément que son inconscient –ou quoique ce soit d'autre, il n'était pas difficile- tentait de lui faire comprendre quelque chose qu'il n'arrivait pas à saisir. Et, quelque part dans vide et les yeux rouges de ses rêves, il y avait eu l'image d'un endroit enterré, un endroit terne aux murs froids. Un complexe.
Sans rien laisser paraître de son trouble, il sourit aux autres et se passa une main dans les cheveux :
-Et bien, je n'aime pas particulièrement passer mes week-ends à entreprendre quoique ce soit de fatigant –comme faire tout le chemin jusqu'au lace et le traverser pour se rendre en territoire inconnu- mais pour une fois, je crois que je vais me laisser tenter.
-Génial ! On partira de chez moi : y aura tout ce qu'il faut à la maison pour organiser tout ça. Ca va être marrant.
-Je n'ai pas proposé un camp de vacances, non plus…grogna Karl, insensible à la bonne humeur de Jean.
Et, tandis que ses amis se lançaient à nouveau dans une discussion animée, Alrick laissa une fois de plus son esprit vagabonder, les yeux sur le liquide ambré qui dansait au fond de son verre. L'espace d'un instant, il crut y discerner un éclat familier. Comme si on le regardait au travers…
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(1) Principalement parce que la Bourse s'était écroulée entre temps, comme l'entier de l'économie mondiale. Et non à cause des taxes de passage en territoire helvétique.
(2)D'autant plus qu'il préférait les ânes.