Rumeurs de haine
Il était encore tôt. Un vent léger s'était levé, faisait ondoyer les longues tiges des fleurs champêtres qui avaient proliféré dans la plaine, se rappropriant le lieu, revendiquant leurs droits sur cette tendre lande. Un concert de sons mélodieux me parvenait aux oreilles ; doux bruissements, complainte frissonnante... Mes craintes s'évaporaient. Près de moi, un gémissement rauque me fit comprendre que la grande bête allongée à mes côtés se trouvait dans le même état de plénitude que moi. Bercée par la douceur de la musique florale, mes yeux ne purent rester ouverts. Les feuilles du grand arbre dorsal de Torterra tourbillonnaient en sifflant. Le pokémon posa sa tête au sol à quelques centimètres de la mienne et ferma les paupières à son tour.
Le match m'avait secouée. Torterra avait combattu admirablement, et j'éprouvais des remords à le laisser rentrer dans sa pokéball sans une quelconque récompense. Je m'étais donc trainée jusqu'à une Zone sauvage du Domaine. La seule que j'avais estimé utile de visiter jusqu'alors. En effet, je m'intéressais beaucoup aux plantes et la plaine regroupait autant de végétaux différents qu'un musée horticole. Le pokémon semblait... heureux. C'était aussi visible que cela se ressentait. J'inspirai lentement. L'air qui emplissait mes poumons me faisait me sentir vivante.
***
Le Domaine était extrêmement vaste. Bâti en partie sur les ruines de l'ancienne Ligue pokémon de Kanto, on comptait plus d'une centaine d'hectares de prés et autant sinon plus d'espèces de Pokémon. Outre les surfaces planes, un immense lac artificiel avait été aménagé quelques années auparavant afin d'élargir l'élevage aux pokémon aquatiques et des rivières avaient été creusées afin de reproduire l'environnement de certaines espèces. Le reste du territoire se noyait dans les montagnes abruptes barrant la Vallée de Jadielle. Impossible d'en énoncer précisément la superficie, et il semblait que même Phil et Cyrielle n'auraient pu la calculer avec exactitude..
La jeune femme partait une fois par semaine escalader les parois avec Charmina et Mentali. Elle y étudiait certaines variations climatiques, effectuait des relevés thermiques, vérifiait les œufs des pokémon des sommets, ne pouvant les rapporter à la Couveuse. En vérité, elle était surtout partisane de l'éclosion naturelle. La Pension accueillait très souvent d'éminents professeurs que Cyrielle et son mari guidaient avec un immense plaisir. Avaient déjà logé chez eux les Professeurs Chen et Orme, vieux amis de Phil, qui s'était d'ailleurs fait une réelle joie de les retrouver, le professeur Sorbier et ils avaient reçu plusieurs congrès de jeunes scientifiques, désireux d'en apprendre davantage sur tel ou tel type de pokémon. Sages gardiens des lieux, les époux veillaient sur leur fief avec amour, menant la vie de la maison d'une main de fer masquée par un gant de velours. C'est pourquoi cet endroit était si prospère. On parlait d'eux avec déférence et aussi altruistes que possible, ils avaient toujours mis un point d'honneur à aider les autres.
L'énorme cloche du village annonça midi. Le soleil commençait à taper fort. Je me relevai, la tête entre mes mains ; ça tournait... un peu. Torterra grogna et donna un petit coup de tête dans mon dos.
« T'as faim ? Fis-je en me retournant. Moi aussi. »
L'immense pokémon marchait à mes côtés, un peu pataud, regardant à droite, à gauche. Chacun de nos pas soulevait un nuage de poussière aussitôt réprimé par le Pistolet à O des Marill qui arrosaient très délicatement le chemin. J'entrai dans la cuisine. Cyrielle fit volte face, me sourit puis retourna à sa préparation après avoir jeté un coup d'œil à la pendule.
« Bientôt midi et demi, je suis en retard aujourd'hui, dit-elle doucement. - Puis elle changea de ton. - Oh ! Marine, que fait Torterra ici ?
- Je... dois m'en occuper, répondis-je. Ordre du paternel.
- En voilà une bonne chose ! Je change de sujet, tu n'es pas sans savoir que je pars demain, ou après demain au plus tard dans les montagnes. Ton père travaille, tu pourras faire tourner la Pension quelques heures ?
- Si tu veux.
- Merci chérie ! »
Elle termina sa mixture, ouvrit une petite trappe percée dans le mur de la cuisine et versa le contenu du saladier. Elle m'expliqua que cette ouverture communiquait avec le silo à grain qu'une énorme pale de bois remuait en permanence.
« Les pokémon ont tout ce qui est nécessaire à leur croissance dans les prés mais de temps en temps, un petit complément ne fait pas de mal. Je rajoute quelques vitamines et nourris ceux qui me semblent faibles. Crois moi, il est plus efficace que n'importe quel soin habituel, il est extrêmement concentré. Le seul inconvénient, c'est qu'il agit pas immédiatement comme une potion. Tous les dresseurs qui s'arrêtent ici repartent avec un pot de préparation. Il faut l'utiliser cependant avec prudence. C'est une sorte de drogue, et comme toutes les catégories de stupéfiants, il ne faut pas en abuser. Allez, viens voir. »
Sous mes yeux, elle prit une dizaine d'herbes différentes, séchées ou non, qu'elle coupa afin de garder les feuilles ou les tiges selon le végétal, puis - « De la marjolaine à coquille, pour apaiser. » - elle les hacha et les broya énergiquement - « Et la du ginseng, c'est principalement ce qui redonne de la vigueur. ». De l'autre côté bouillait de l'eau, elle se saisit de la casserole et versa quelques gouttes de liquide brûlant sur les plantes préalablement préparées. la chimiste en herbe remua vigoureusement l'appareil qui prit l'allure d'une bouillie informe et grumeleuse. Elle ajouta encore un peu d'eau - « Il ne faut pas que ça soit trop liquide, une pâte tout au plus. » - et effectivement elle obtint finalement une pâte verdâtre.
« C'est prêt. Tiens, dit-elle en remplissant un boite en acier qu'elle referma avec soin. Ça te servira, fais moi confiance. »
Cyrielle débarrassa rapidement la table ronde, attrapa une veste en coton fin, enfila ses sabots, déposa un baiser sur mon front et me laissa dans la cuisine, seule. Enfin pas tout à fait. Torterra essayait d'entrer par la porte, occasionnant plusieurs fissures.
« Hoooop hop hop ! J'arrive, arrête Torterra, tu vas tout démantibuler ! Stooop ! »
La grosse tortue sembla peinée, aussi, je sortis à mon tour et l'emmenai visiter le Domaine. Elle devait le connaître mieux que moi, si je lui expliquai, elle pourrait être mon guide.
« Je ne connais pas vraiment bien le lieu où je vis en réalité, tu me ferais visiter ?
- Toooor ! »
D'un mouvement de tête elle m'indiqua que je devais grimper sur son dos. M'appuyant sur une patte, je me hissai là haut et m'assis, adossée à l'arbre. Un sentiment violent m'atteignit de plein fouet.
« Tu es sur le dos d'un pokémon la, tu te rends bien compte de ce que tu fais, Marine. S'il veut t'emmener je ne sais pas où, il le fera ! Bon, restons calme, il n'y a pas de raison et puis surtout... Ohhh ça va viiite tout à coup !! »
Torterra s'était mis à courir, me bringueballant dans tous les sens. « Pas si pataud que ça... » Pensai-je. Nous passâmes à toute vitesse devant l'enclos des Girafarig qui s'étaient rassemblés en cercle, ne laissant apparaitre que leurs étranges queues noires pourvues d'yeux d'ailleurs ! « Quelle horreur... » Je vis beaucoup d'autres choses comme des pokémon qui plongeaient dans la rivière, d'autres qui broutaient, de grands oiseaux qui parcouraient le ciel en groupe occasionnant une drôle d'ombre lorsqu'ils volaient devant le soleil. Torterra s'arrêta devant un petit bâtiment reclus et me fis signe de descendre. De petites éoliennes rouges surplombaient le toit, elle ne faisaient pratiquement pas de bruit. Je voulus pousser la porte : elle était fermée. Instinctivement, je regardais sous le petit paillasson si une petite clé n'était pas dissimulée, dans les pots accrochés de part et d'autre de la fenêtre, sous la tôle du toit. Rien. J'en vins à remarquer que c'était inutile, il n'y avait même pas de serrure.
« Désolée Torterra, mais on ne peut pas rentrer, tu vois bien.
- Annoncez vous ! Déclara soudain une voix métallique qui me fit sursauter.
- Hein ?
- Veuillez décliner votre identité, reprit sournoisement la machine.
- Euh... Marine... Flaver ?
- Reconnaissance vocale activée. BIP... BIP... »
Un petit papier apparu. En réalité, il provenait d'une fente entre deux lattes de bois.
« Marine Flaver. 17 ans.
Fille de Cyrielle et Philippe Flaver. Pas de pokémon propre pour l'instant.
Premier combat livré ce matin à 7h58 contre Philippe Flaver : Torterra de Philippe VS Maganon de Philippe... »
« Qu'est-ce que c'est que ce boxon, je suis fichée ou quoi ? »
La porte s'ouvrit. J'hésitais à entrer... Or, la curiosité fut plus forte que la peur. C'était un endroit à première vue agréable pourvu de plusieurs pièces. Celle où je me trouvais était affreusement chaude et humide. Il y avait un compteur sur le mur. Je lus : « Taux hygrométrique » et « Taux de température ». Le principal mobilier était constitué de boxes en verre percés de petits trous où l'on pouvait observer de drôles objets blancs ovoïdes de taille très variables qui tantôt couinaient, tantôt remuaient : des œufs. C'était bien la première fois que j'en voyais. J'écarquillais les yeux. « Les pokémon sont ovipares ? » Un panneau accroché au plafond indiquait : « Couveuse – Œufs en difficultés », puis en plus petits caractères : « Silence, les petits ont besoin de calme ».
J'explorai chaque pièce, enfin, toutes celles qu'il m'étaient permis de visiter. La chaleur était parfois insoutenable. Certains œufs, loin de ressembler aux produits présents dans notre réfrigérateur arboraient de curieuses formes, d'étranges couleurs... Fascinée par ce monde hors du commun, je ne tenais plus compte du temps. La seule musique des lieux se composait de petits couinements et gargouillis des bébés. C'était une sorte de monde subaquatique, la même quiétude, la même tranquillité. J'aurais voulu qu'un œuf éclose sous mes yeux, mais rien ne se produisit. J'en arrangeai deux trois qui avaient basculé et soupirai.
Je finis par rejoindre Torterra au dehors. La porte se ferma, seule, comme elle s'était ouverte. La cloche du village sonna quinze heures. Tout à coup, je sentis un regard insistant me brûler le dos, un regard presque meurtrier que je sentais empli de haine, d'aversion. Cela me perturba, j'avais déjà éprouvé ça. Je me retournai. Ponyta... La jument de feu, surveillée par un Alakazam qui l'emprisonnait, me fit comprendre qu'elle haïssait l'Homme et que je ne faisais pas exception... Je feins de n'y prêter aucune attention.
Toujours ce feu qui ondoyait sur son encolure.
Elle frappa le sol de son sabot. A ce moment précis, plusieurs petits Marill rondouillards avancèrent, les sourcils froncés, prêts à calmer la furie si elle tentait quoique ce soit. Déçue et résignée, la jument se remit à brouter. Je m'amusai à faire une analogie entre nous. Elle était ce que je détestais encore quelques heures auparavant. Mes réticences n'étaient pas totalement brisées bien que fortement affaiblies. J'étais ce qu'elle détestait. Je ne voulais pas me l'avouer mais elle m'intéressait énormément. Ce que je ne savais pas, c'est que moi aussi, je l'intéressais.