PREMIERE PARTIE: LE COMPLEXE/ Chapitre premier: Trois-Sapins
Filant à travers les hautes herbes, le bulbizarre humait l'air, charmé par les fragrances du début de l'été. Non loin, même s'il ne pouvait les voir, il entendait les champs de blés onduler doucement. Un vent doux s'était levé, rafraîchissant agréablement la température, et le pokémon avait décidé qu'il était temps pour lui de cesser de lézarder au soleil. Le printemps avait beau être encore tout récent, il avait filé comme une flèche et le bulbizarre se rappelait encore trop bien du froid mordant de l'hiver. Aussi, il accueillait chaque journée ensoleillée avec un vif plaisir, même s'il aimait tout autant dormir sur une pierre chauffée que battre la campagne.
Légèrement plus petit que la plupart des membres de son espèce, ce bulbizarre là possédait également des tâches et une peau plus claires, comme s'il avait effectivement trop manqué de soleil. Mais le bulbe qui poussait sur son dos était vert et vigoureux, et ses yeux témoignaient plus d'une âme tranquille que d'un corps malade.
Pour l'heure, comme il avait mangé et qu'il n'avait plus qu'à attendre le temps de la sieste, il avait décidé de se dégourdir les pattes, à la recherche de son humain de dresseur. C'était le jour de repos, et il n'y avait donc aucune raison que ce dernier se trouve entre les murs de l'ancien collège où hommes et pokémons pratiquaient leur entraînement. Le bulbizarre avait donc poussé plus loin son exploration, dépassant la limite des dernières bâtisses de la communauté, longeant les champs ondoyants pour pénétrer dans les hautes herbes, peu avant le bois qui s'étendait au-delà.
Son dresseur aimait passer du temps à l'orée de la forêt, assis dans l'herbe ou sommeillant sous un arbre. Une occupation que le pokémon comprenait parfaitement, et qu'il aimait d'ordinaire partager avec lui. D'autant plus quand l'humain avait une pomme dans la poche. Le bulbizarre raffolait des pommes. Une journée sans un quartier de pomme dans la bouche n'était pas pour lui une bonne journée, et ce pokémon ci tenait à ses habitudes. C'est donc le cœur –et l'estomac- plein d'espoir qu'il s'était enfoncé sous les herbes. Le fait qu'il ne soit pas en permanence aux côtés du dresseur n'était pas spécialement étonnant : les jours comme celui-ci, l'humain laissait volontiers ses pokémons vagabonder à leur aise. Et pour le moment, l'aise du bulbizarre consistait à se pelotonner quelque part sous un arbre, et à se faire éventuellement gratouiller sous le menton (1).
Humant l'air, il se dressa un instant sur ses pattes arrières pour mieux en saisir la contenance puis, décidant que cela était décidemment trop fatigant, se laissa retomber à quatre pattes. Trottinant lentement, il suivait une odeur maintenant familière, qu'il connaissait depuis près de cinq étés. Celle de son dresseur, qui l'avait alors choisi comme compagnon et ne l'avait jamais quitté depuis. A l'approche du but, il consentit finalement à presser le pas, se dandinant entre les fleurs, son petit corps se taillant un chemin dans les herbes hautes. Enfin, elles se firent moins hautes et le pokémon se retrouva dans un espace dégagé qui bordait les premières rangées d'arbres du bois d'Echallens. Plus en avant se tenait un grand orme au tronc clair, un vieil arbre qu'appréciait beaucoup son dresseur lorsqu'il s'agissait de trouver un endroit où ne rien faire assez éloigné pour qu'on ne vienne pas sans cesse l'y dénicher.
De ce fait, l'humain se tenait en dessous, assis dans l'herbe ; les mains croisées derrière la nuque, il s'était adossé contre le tronc et regardait les feuilles qui bruissaient doucement au-dessus de lui. Il avait relevé ses lunettes sur sa tête, dans ses épais cheveux d'un châtain clair presque blond. Content de l'avoir trouvé, le bulbizarre se précipita en avant et vint s'asseoir aux côtés du dresseur, l'air satisfait de celui qui avait atteint son but et trouverait alors normal qu'on lui en fasse la remarque. Du coup, voyant que l'autre ne réagissait pas, il appuya ses deux pattes antérieures sur les jambes étendues de son humain et leva la tête pour fixer le menton de celui-ci. Sans plus de succès. Vexé d'un pareil manque d'attention, il se fendit d'un «'zarre » accusateur, et l'humain ouvrit des yeux bruns… avant de les refermer aussitôt.
- Oui Bulbi, je t'ai vu. Tu m'as trouvé, bien joué. Tu n'as pas de mystherbes à déterrer, ou quelque chose à faire qui n'implique pas de venir m'empêcher de me reposer ?
Bulbi secoua la tête, et grimpa entièrement sur les jambes du jeune homme, qui poussa un grognement résigné mais ne rouvrit pas les yeux. Sa main descendit mollement pour se poser sur la tête du bulbizarre, et ses doigts cherchèrent le menton qu'ils caressèrent gentiment.
- Maintenant tu seras bien gentil, et tu me laisses… méditer.
Un nouveau « 'zarre » courroucé se fit entendre, et l'homme se redressa finalement en laissant échapper un grognement résigné. Il devait avoir vingt ans, mais s'étira comme un vieillard resté trop longtemps endormi dans une mauvaise position, et les os de son dos craquèrent tandis qu'il s'asseyait plus correctement.
- D'accord, d'accord, c'est super, tu m'as trouvé. Bien. J'arrivais pas à dormir correctement, de toute façon. Tu veux bien descendre de là ?
Le pokémon sauta à terre, et Alrick Twain épousseta le short de tissu beige qu'il portait avant de se lever, lentement et avec force grognements. Une fois debout, il étendit ses bras au-dessus de sa tête comme s'il eut voulut se saisir des branches de l'arbre les plus hautes, et les rabaissa le long de son corps avec un long et profond soupir. Puis il secoua la tête et passa une main dans ses cheveux en épis. Une fois le rituel accompli, il eut enfin les yeux un peu plus clairs, et il étouffa un dernier bâillement.
- Je me suis encore bousillé le dos sur les racines. Pourquoi faut-il toujours qu'il y ait des racines ?
Bulbi ne répondit, se contentant de fixer son dresseur d'un air insistant.
- Bon, j'imagine que c'est un peu le propre des arbres, mais ça n'aide pas pour la sieste.
Un nouveau silence insistant lui répondit, mais il ne semblait pas l'avoir remarqué (2).
-Autant retourner village, qu'est-ce que tu en dis ?
Joignant le geste à la parole, Alrick se mit en route d'un pas tranquille, mais s'arrêta bientôt, sentant le regard de son bulbizarre braqué sur lui. Le garçon leva à demi un bras pour l'inviter à avancer, mais rien n'y fit.
- Je sais ce que tu veux. Je ne me balade pas toujours avec des pommes dans les poches, tu sais.
Le regard que lui adressa le pokémon en retour montrait clairement à quel point il trouvait une telle remarque stupide.
- Mais je suis sûr qu'on en trouvera sur les étals. Une fois au village.
Le pokémon s'anima soudain, et Alrick dut presser le pas pour le suivre.
- Guidé par son ventre…
* * *
La route qui menait au village depuis les prés longeait un moment le Talent avant de tourner et d'enjamber la rivière d'un pont de béton, peint d'un blanc décrépi qui s'écaillait lentement le long des petits barreaux de fer qui faisaient office de garde-fou. Au-delà, le chemin s'élargissait, formant la route principale qui traversait la communauté des Trois Sapins et le Pays de Vaud tout entier. Le goudron était fendu –voir défoncé- en de nombreux endroits, mais comme aucune voiture n'y circulait depuis bien des années, personne ne s'en souciait plus. Quelques véhicules à l'abandon reposaient encore sur les côtés, même si la plupart avaient été emmenés à la casse. Plus loin, là où les champs commençaient à se déployer vers la prairie, étaient visibles les premières maisons du bourg, fermes aux murs de bois et de pierre régulièrement rénovés et immeubles de béton rosé aux façades défraîchies. Rassemblées dans un enclos construit en partie à l'intérieur du villages afin qu'elles ne s'égaient pas, quelques vaches mâchonnaient du foin, de l'air nonchalant que seuls les bovins pouvaient élever à un pareil rang d'art (3). Devenues de plus en plus rares après les cataclysmes qui avaient secoué le monde, les vaches comme la plupart des bêtes étaient précieuses ; on pouvait ici en compter une dizaine, ce qu représentait déjà un troupeau relativement conséquent. Vaquant librement entre les pattes des vaches immobiles, plusieurs cochons furetaient ici et là. Il n'y avait pas de problèmes avec les cochons. Ils s'étaient adaptés aux changements du monde avec une facilité déconcertante. Etre capable de digérer de vieux pneus était un atout conséquent.
Dépassant les bêtes et les premières habitations, Alrick s'engagea dans la Grande Rue, Bulbi sur les talons. Autrefois un bourg développé de près de six mille âmes, le village s'étendait maintenant au-delà des anciennes limites, englobant nombre d'agglomérations alors plus petites et moins bien équipées. La communauté avait pris le nom de Trois-Sapins, et près de huit ou neuf mille personnes vivaient dans ses murs ou à proximité. Comme partout ailleurs, la régression de la technologie de l'ancien temps avait évidemment laissé ses marques, mais la région s'en sortait plutôt bien. Les maisons et les immeubles étaient souvent de vilaine apparence, mais leur entretien était suffisant et assez réguliers pour permettre d'y vivre encore. Un large réseau de puits –dont les sources remontaient principalement au Talent, puis, à travers celui-ci, au lac Léman- assurait des points d'eau potable à plusieurs endroits, et les rues étaient agréables, souvent bordées d'arbres et de jardins.
Sur les hauteurs, après les derniers quartiers, l'ancien collège qui avait donné son nom à la communauté la surplombait, ses murs et plafonds encore solidement soutenus par d'épais piliers de béton. Avant le cataclysme, et jusqu'aux dernières heures de celui-ci, le collège des Trois-Sapins était considéré comme l'un des meilleurs établissements scolaires d'u grande partie de Suisse Romande, et sa réputation s'était relevée après la chute de l'enseignement classique, dans un domaine différent mais néanmoins très proche. Si les écoles et les cours qu'elles dispensaient avaient encore lieu d'être et chaque personne scolarisée un minimum, le vieux collège s'était reconverti en un haut lieu d'apprentissage du dressage et du combat pokémon. Au fil du temps, l'institution s'était reconstruite une réputation qui filait à travers les vieilles frontières, et nombre régions d'Europe et au-delà envoyaient de jeunes dresseurs y faire leurs preuves. Après l'effondrement du monde tel qu'il était connu au début du vingt-et-unième siècle, les pokémons avaient pris une place encore plus considérable que celle qu'ils occupaient auparavant, et le collège avait su tirer parti de la situation. De ce fait, il constituait le cœur des terres environnantes, et était tenu en haute estime dans la plupart des milieux.
Même les Régents, qui avaient étendu leur emprise sur le pays de Vaud et pratiquement l'entier de l'ancienne Suisse, n'avaient pas chercher à se mêler de l'administration de l'école. Ils n'intervenaient que guère dans la vie de la communauté, se contentant de maintenir leur pouvoir à travers des sanctions sévères à l'encontre de toute velléité de rébellion, et ramassant des tributs importants parmi les ressources. Comme partout en Europe où s'étendait leur emprise, ils comptaient sur un régime strict, et la peur de leurs légions suffisait à faire taire toute envie d'indépendance. La Nouvelle Organisation Mondiale –la NORM- ne s'était guère manifestée à la suite de la prise de Vaud, de toute façon. Le jeune organisme avait beaucoup à faire ailleurs, et il ne pouvait que difficilement s'opposer à la main mise des Régents sur le vieux continent, où leur puissance était bien établie.
Flânant le long de la route principale, Alrick s'écartait au passage des quelques rares pressés qui arpentaient les rues un jour de repos, et jetait des coups d'œil distraits le long des devantures et des étals. La plupart étaient fermé, comme il était coutume le dimanche, mais d'autres avaient leur porte ouverte ou leurs propriétaires derrières les tréteaux, assurant le service minimum. Bulbi trottinant à ses côtés, Alrick se dirigea vers l'étal qu'il avait repéré en venant, sachant qu'il y trouverait ce qu'il cherchait.
- Bonjour madame Morau.
- Salut Alrick. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?
La personne qui tenait le stand de fruit était une femme d'environ quarante ans, aux cheveux déjà gris mais d'encore fort belle allure. Elle s'essuya les mains sur un tablier aux couleurs passées, et sourit au jeune homme. Son mari avait été l'un des dirigeants de la communauté qui avait mené une opposition militaire de principe face à l'autorité des Régents, il avait de cela deux ans. Comme tous ceux qui avaient participé à la bataille des champs –comme on la nommait- il n'était jamais revenu, tué ou en fuite. Tel était le sort de ceux qui refusaient de plier.
- Est-ce que vous avez de ces trucs rouges et ronds plein de pépins ?
- Des pommes ?
A ce mot, Bulbi reporta toute son attention sur la discussion qui s'engageait, et vint tourner autour des jambes d'Alrick, qui soupira mais laissa échapper un mince sourire :
- Vous avez dit le mot magique.
- Tu as un coupon ?
Alrick fouilla dans sa poche et en sortit un petit morceau de papier froissé aux inscriptions spécifiquement calligraphiées pour rendre les contrefaçons plus difficiles. Il allait sans dire que l'argent tel qu'il existait il y a plus de vingt ans, avant que toutes les économies ne s'effondrent et que les moyens de le fabriquer ne se perdent, n'avait plus réellement de court valable, et nombre de lieux avaient choisi de lancer un système rationné de coupons d'échanges. En principe, chaque région avait son modèle spécifique, et si le troc –comme l'échange de service- était plus qu'abondamment répandu, la distribution des coupons permettait d'assurer une base d'approvisionnement pour quiconque contribuait à la société qui les produisait.
Madame Morau rangea le coupon que lui avait tendu Alrick, et s'empara d'un des petits paniers tressés qui siégeait sous la devanture. Elle y déposa une demi-douzaine de pommes, et le donna à Alrick.
- Tu n'avais pas encore pris de fruits cette semaine.
- Non. Et il y en a un qui n'a pas cessé de me le faire remarquer.
Il désigna Bulbi du regard, qui n'offrit pour toute réponse qu'un air faussement intéressé par les propos tenus. Il suivait le panier du regard, et Alrick et la femme échangèrent un sourire.
- Tu me rapporteras le panier la prochaine fois.
- Comme d'habitude. Allez, tiens toi, et arrête de me tourner autour ou je vais finir par te marcher dessus !
Le jeune homme laissa tomber une pomme, sur laquelle s'empressa de se jeter le pokémon. Alrick grimaça et se tourna à nouveau vers madame Morau :
- Et en plus, il fait un bruit pas possible quand il mange. En cinq ans, je ne m'y suis toujours pas habitué.
- Déjà cinq ans que tu es arrivé aux Trois-Sapins ? Mais les cours ne s'arrêtent jamais, pour qu'ils ne te laissent pas repartir ?
- A vrai dire, entre les cours académiques, le dressage et les combats, cinq ans représentent un cursus normal. Je devrai finir l'an prochain et obtenir la licence. Quant à repartir, je ne sais pas ce que je retournerai faire sur mon île. Même si l'Ecosse me manque un peu…
La femme haussa les épaules, et sourit au jeune homme :
- Tu verras biens. Tu es jeune. Dire que mon fils commence cette année.
- Daniel va bien ?
- Il irait mieux s'il n'avait pas une caisse de cinquante kilos sur les bras, grogna une voix dans le dos d'Alrick. Tu m'aides, Al ?
- Salut Daniel.
Alrick s'avança pour aider l'adolescent à déposer la lourde de caisse de fruits sur le comptoir en bois, et rigola doucement :
- Cinquante kilos, vraiment ?
- Quand tu te trimballes ce truc depuis le verger du Vieux Popol, c'est clair.
- Merci Danny.
Madame Morau entreprit de ranger les fruits dans les bacs, et son fils en profita pour s'appuyer contre le comptoir.
- Je suis debout depuis l'aube. Un dimanche !
- Je compatis.
Et Alrick le pensait vraiment. Pour lui, une telle chose était difficilement concevable. A leurs pieds, Bulbi terminait d'engloutir sa pomme.
- Ah, j'y pense ! Daniel claqua des doigts. Ils sont passés tout à l'heure. M'ont demandé si je t'avais vu.
Alrick n'avait nul besoin de demander qui étaient ces « ils », sachant parfaitement de qui il s'agissait lorsqu'on les lui signalait de cette façon.
-Ils sont à la casse. Ils comptent sur toi pour aller jeter un œil, je crois.
-Alors s'ils comptent sur moi… Tu viens Bulbi ? Tu mangeras la prochaine plus tard.
Le mot « prochaine » résonnant comme le doux son d'une trompette d'airain aux oreilles du pokémon, ce dernier dressa aussitôt les oreilles, et emboîta sans se faire prier le pas à son dresseur qui s'éloignait dans la grande rue, saluant Daniel et sa mère de la main. Croquant à son tour dans un fruit tandis qu'il marchait, il prit la direction de la casse, s'écartant pour laisser passer un cerfrousse isolé.
-Je me demande ce qu'ils ont encore inventé… soupira le jeune homme. Puis, pensif, il s'engagea dans la ruelle.
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(1)Et à une pomme. Beaucoup de pommes. Rouges, si possibles. Et bien juteuses.
(2)En vérité, Alrick ne remarquait pas le silence de son compagnon parce qu'il parlait sans s'adresser à personne, comme le font tous les gens qui alignent machinalement quelques mots après un réveil difficile, espérant ainsi montrer qu'ils sont tout à fait éveillés. C'est généralement le moment où les interlocuteurs profitent lâchement pour demander un service, sachant que leur victime se fendra presque à coup sûr d'un « oui » machinal.
(3)Ainsi que quelques guichetiers.