Nouvelle année, nouvel article.
J'espère que vous allez tous bien, et que votre début d'année se passe comme vous le souhaitez. De mon côté, ça va très bien, surtout parce que je prends du temps pour moi, je prends des rendez-vous pour mon bien-être. Mes études terminées, je me suis rendu compte que me sentir bien dans ma peau, c'était plus important que de chercher un travail (même si je commence doucement à m'y mettre).
Ceux qui me connaissent déjà savent que j'ai toujours aimé écrire. Malgré tout, ça fait des mois que je n'ai pas écrit une ligne. Ce n'est pas la première fois, alors je pense que personne n'est surpris. Pourtant, j'ai l'impression que c'est différent cette fois-ci. Vous voyez, en fin d’année 2024, j'ai participé à un concours de nouvelles. Je me suis beaucoup investie dans ce texte. J'y ai mis tout mon cœur, toute mon âme, toute ma passion. Pour la première fois, j’avais l’impression de ne pas me retenir, de me lâcher, de vraiment exprimer mon style. Mais... Je n'ai pas été sélectionnée. Même si je m’y attendais, car ces concours sont toujours très sélectifs, ça m’a mis un coup au moral. Et depuis, je n’écris plus.
C’est pour cette raison que je vous partage ce texte aujourd’hui : pour le montrer à d’autres personnes, parce que j’en suis fière. Même s’il n’a pas remporté le concours. Le thème du concours était « Un monstre sous le lit ». Ma nouvelle s’appelle
. Merci à tous ceux qui la liront.
Amy aime les araignéesAmy aime les araignées
Les fils étaient apparus très tôt. Dès l’écriture de mon premier poème. Dès mon arrivée dans la nouvelle école. La maîtresse avait alors annoncé à la classe : « Je vous présente Amélie. Je compte sur vous pour l’accueillir chaleureusement parmi nous. » Malheureusement, elle ne semblait pas avoir compris un élément essentiel : mon teint blafard et mes cheveux d’encre n’incitaient pas à la chaleur.
« T’as vu sa gueule ? On dirait un zombie », avait chuchoté un garçon. Tous les autres avaient approuvé dans un brouhaha de murmures.
Ainsi, en quelques secondes, j’étais devenue le zombie de la classe.
« Elle est zarbi. »
« Toujours à écrire dans son carnet. »
« Oui, et des trucs vraiment chelous en plus ! »
« Elle est cinglée, c’te fille-là. »
Chacune de leurs remarques venait étoffer la toile d’araignée qui me sortait du crâne d’un nouveau fil sombre. Ils ne la voyaient pas, mais moi si. Je pouvais la sentir se tisser tout autour de ma tête. Mes longs cheveux noirs, emplis d’une énergie maléfique, se transformaient en fils de soie cauchemardesques qui se faufilaient jusque dans ma chambre.
Sous mon lit.
Là où la toile fusionnait avec l’hideux monstre.
L’heure du coucher était ma hantise.
Allongée sur le lit, j’étais à sa merci. Je sentais chaque veinure ténébreuse de mon cuir chevelu couler sur l’oreiller pour venir nourrir cette abomination.
Souvent, lasse de lutter contre le sommeil et le monstre, je me glissais hors du lit.
Il quittait aussitôt son repaire pour fondre sur moi. Je sentais alors sa présence lorsque j’écrivais mes poèmes, penchée sur mon petit bureau. Il pesait sur mes épaules comme un boulet de prisonnier. Chaque mot calligraphié sur la page m’éclaboussait de vagues noires, l’encre que je déversais sur la feuille se retournait contre moi.
Parfois, le monstre se calmait. Quand ma mère venait me voir. Je ne la laissais jamais lire mes poèmes, de peur qu’elle aussi, elle pense que j’étais folle.
« Je suis sûre que tu écris de très belles choses, Amy chérie. Je suis très fière de toi. Tu es une petite fille si extraordinaire. »
Sa voix enchanteresse, tissée de fils d’or et de soleil, chassait un instant le monstre de ténèbres, et ma chevelure redevenait alors celle d’une petite fille ordinaire, que sa maman pouvait caresser et embrasser sans risque.
Mais cela ne durait pas. Bien vite, mes cheveux s’emplissaient à nouveau d’ombres, et le monstre ressurgissait, plus féroce et assoiffé que jamais. Il pompait toute mon âme, jusqu’à me laisser desséchée, vide, épuisée. Les ombres qui m’ôtaient le sommeil s’inscrivaient alors dans ma peau, sous forme de cernes.
Ces marques sombres provoquaient encore plus de moqueries à l’école. Les persécutions du monstre me transformaient peu à peu en zombie, celui que mes camarades de classe voyaient en moi. Tous évitaient de toucher ma peau cadavérique, de peur de dépérir. Personne ne m’approchait.
Personne, sauf Julia. Les autres lui menaient la vie dure, à elle aussi, à cause d’une particularité physique qui la rendait pourtant si belle à mes yeux : les taches blanches qui parcouraient sa peau et ses cheveux cuivrés. Si mes cheveux étaient emplis d’ombres, les siens étaient constellés d’étoiles et de comètes laiteuses.
Ce fut elle qui vint me trouver, un jour. Elle s’assit à côté de moi, sans un bruit.
Difficile de décrire tout ce que je ressentis à ce moment-là. Un mélange de surprise, de méfiance, d’anxiété… mais aussi, de joie. Une joie indéniable, livide, aveuglante. Aux yeux de tous mes camarades, j’étais un zombie, un mort-vivant. Pourtant, par ce geste, Julia m’assurait que j’étais bien vivante. C’était tout ce qui m’importait.
J’écrivais alors un poème, recroquevillée dans un coin de la cour de récréation.
Seule. Comme toujours.
— Qu’est-ce que tu écris ?
— Un poème, répondis-je après un silence.
— De quoi ça parle ?
Je ne savais pas quoi lui répondre.
— Tu veux le lire ?
Elle hocha la tête timidement. Je lui tendis alors mon cahier, les mains moites.
La toile
L’araignée mange ma tête.
Elle tisse ses ombres
Dans mes cheveux,
Fils de soie sombres.
Ce n’est pas ce que je veux.
Je veux qu’elle arrête,
Sa toile m’encombre
Mais elle s’entête.
Elle dévore mon esprit.
Elle tisse sa toile de plus belle
Ma chevelure, elle l’ensorcelle,
Et elle la mène sous mon lit.
Sous mon lit, c’est là que vit
L’hideux monstre, cette bête
Effrayante et sombre.
Je comprends alors
Pourquoi
Elle s’entête.
Elle le nourrit de ses ombres.
Telle est la loi
La loi du plus fort.
Elle n’eut pas besoin de dire un seul mot. Je vis tout de suite à son regard épouvanté qu’elle pensait la même chose que tous les autres. Elle lâcha mon cahier comme s’il était en feu. Ou toxique. Peut-être pensait-elle que ma supposée folie était contagieuse, une maladie qu’elle risquait d’attraper en touchant mes affaires.
— C’est… euh…
Je la voyais chercher ses mots. Difficile de hasarder un compliment hypocrite lorsque l’on est à ce point repoussé par ce que l’on vient de lire.
— Tu n’es pas obligée de dire que ça t’a plu, tu sais. Je vois bien que ce n’est pas le cas. Moi-même, je trouve ça plutôt glauque.
J’esquissai un rire gêné. Je disais pourtant la vérité.
— Mais alors… Pourquoi écrire un truc pareil ? C’est flippant.
Un soupir s’échappa de moi.
— Je n’y peux rien. Je ne peux pas contenir ça à l’intérieur de moi. J’ai besoin de l’écrire. Sinon, j’exploserais, je crois.
Julia ouvrit de grands yeux ronds. Je vis tout son corps se raidir et entamer un mouvement de recul, comme si elle craignait que j’explose pour de vrai.
— Tu sais, Amélie…
— Tu peux m’appeler Amy. Je préfère.
— Ok, euh, Amy… Tu sais, les autres pensent que tu es…
— Folle ? Oui, je sais.
Elle écarquilla les yeux de nouveau. J’étais étonnée qu’elle soit étonnée. Les murmures dans mon dos étaient d’une telle indiscrétion qu’il aurait sans doute fallu que je sois réellement folle pour ne pas les remarquer.
— Mais c’est gentil de me prévenir. Je suppose que tu as toutes les raisons de le penser, vu ce que tu viens de lire.
Un silence éloquent s’abattit sur nous comme la foudre.
— Tu sais, je… Je ne suis pas folle. Du moins, je ne pense pas l’être. C’est juste que…
C’était à mon tour de chercher mes mots. Je déglutis et me penchai vers elle. Elle comprit que je voulais lui faire une confidence. Elle se pencha à son tour.
— En fait, ce qui est écrit dans ce poème, c’est vrai.
Julia me fixa avec horreur. Sa paupière gauche tressaillit. Tout son corps tressauta, agité de tremblements. Son regard s’attarda sur mes cheveux. Elle essayait d’y voir la toile. Mais l’horreur invisible ne se révélait qu’à moi, avatar d’une vicieuse malédiction. Julia ne voyait que des cheveux ordinaires sur ma tête. Les cheveux d’une menteuse. Une menteuse folle à lier.
Je secouai la tête.
— Tu ne peux pas la voir. Mais moi si.
Cette fois, c’en fut trop pour la pauvre Julia. Elle se leva et partit en courant, les larmes aux yeux.
— C’est vraiment pas drôle, Amélie, de me faire peur comme ça !
Le lendemain, à mon arrivée à l’école, une foule compacte se forma autour de moi. Je me méfiai aussitôt. Un tel attroupement autour du zombie de la classe ne présageait rien de bon. Et j’avais raison. Un garçon lança les hostilités. Je le reconnus aussitôt. C’était lui qui m’avait traitée de zombie en premier, à mon arrivée dans l’école.
« Alors, « Amy » (mon surnom adoré se changeait en fange immonde dans sa bouche), on cache des araignées dans ses cheveux ? »
« En fait, c’est peut-être pas un zombie finalement, c’est une sorcière ! » enchaîna un autre.
« Sorcière ! Sorcière ! Sorcière ! » hurla le reste du troupeau en chœur.
Je jetai un regard en coin à Julia. Ses yeux évitaient les miens.
« Tu croyais vraiment que Julia voulait devenir ton amie ? Haha, l’idiote ! » s’exclama un autre garçon, l’un des plus populaires de la classe.
À ces mots, il passa son bras autour du cou de Julia, qui semblait très mal à l’aise. Ce geste fit monter la colère en moi. Je sentais les fils de soie s’agiter autour de ma tête. Pouvaient-ils me servir d’arme ? Je ne m’étais jamais posé la question. Cette perspective me terrifia.
« On l’a mise au défi d’aller te parler, continua le bellâtre. On avait promis de la laisser traîner avec nous si elle revenait avec un bon dossier sur toi, et la vache, quel dossier ! T’es vraiment bête, la sorcière. Maintenant, t’as plus que tes araignées comme copines ! »
« Amy aime les araignées ! » s’écria une fille à la voix de crécelle.
« Amy aime les araignées ! Amy aime les araignées ! Amy aime les araignées ! » scandèrent tous les moutons d’une seule voix.
Je le savais.
Dès l’instant où Julia s’était assise à côté de moi, je m’étais doutée qu’une machination de ce genre se tramait dans mon dos. Personne ne serait venu de son plein gré me parler, à moi, le zombie de la classe. Pas même la deuxième victime préférée de mes bourreaux.
Oui, je le savais, et pourtant, je ne l’avais pas repoussée. J’avais choisi l’amitié illusoire et éphémère qu’elle me proposait au fardeau réel et immuable de la solitude.
« Mieux vaut être seul que mal accompagné. », dit l’adage.
Seuls ceux qui n’ont jamais été seuls croient à ce mensonge.
Le crâneur s’écarta de Julia pour s’avancer vers moi. D’instinct, je reculai de quelques pas. Une précaution inutile : les disciples de ce démon m’encerclaient. Le garçon se rapprochait dangereusement. Soudain, il souleva de ses doigts sales une mèche de mes longs cheveux noirs.
« Alors, elles sont cachées où, tes amies les araignées ? »
Je sentis la toile bouillonner de rage. Chaque fil de soie tressaillit de colère à ce contact hostile. Je vis la mèche sombre qu’il malmenait se déployer… Avant que je ne puisse l’arrêter, la toile assena un coup au visage de mon agresseur.
Un silence de mort s’ensuivit.
Le public fixait la scène, hypnotisé, confus, terrifié.
Le garçon mit la main sur sa joue meurtrie, hébété. Puis une colère sourde se déchaîna dans ses yeux. En un éclair, il enfonça ses doigts répugnants dans mon cuir chevelu et tira de toutes ses forces. Les fils de soie sécrétèrent aussitôt de sombres volutes.
« T’oses me frapper, sale… ? »
Je sentis les pointes acérées de la toile se braquer sur lui, prêtes à le déchiqueter.
« Non… » murmurai-je.
Je ne parlais pas à cette ordure. J’intimai à la toile de se calmer. Je devais encaisser, coûte que coûte. Je sentais les ongles ignobles de cet odieux personnage s’enfoncer dans ma peau. La douleur n’était rien comparée au dégoût que m’inspirait ce contact. Enfin, lorsqu’il relâcha son emprise, je sentis d’infimes gouttes de sang colorer la toile.
L’orage dans les yeux du garçon ne s’était pas calmé. Il me foudroya du regard.
« T’as signé ton arrêt de mort, sale sorcière. »
Puis il me tourna le dos et s’en fut. Ses faire-valoir le suivirent à la hâte. Certains risquèrent un regard terrifié vers moi.
J’en avais assez. La toile était devenue incontrôlable. Non seulement elle empoisonnait mon existence, mais elle devenait aussi un danger pour mon entourage. Je ne pouvais plus la laisser me dominer.
Ce soir-là, une fois rentrée, j’empoignai mes ciseaux dans ma trousse d’école. Je me mis à taillader mes cheveux comme un aventurier déchire la jungle à coups de machette. Je portais chaque attaque avec une précision sauvage. Je cisaillai la toile jusqu’à en toucher la source. Du sang jaillit de nouveau.
Ça faisait mal. Au point que des larmes perlaient au coin de mes yeux. Ce soir-là, ce ne fut pas de l’encre qui écrivit mes poèmes. Des cheveux. Du sang. Des larmes. Mais aussi un concentré de joie.
Je pouvais presque les voir, ces gouttes d’or, cette joie liquide qui emplissait l’air à mesure que j’assenais les coups de ciseaux libérateurs. Quel plaisir de rompre ces fils, de réduire la toile en cendres !
J’étais aussi euphorique que le monstre était enragé. Mais, en cet instant, je n’avais pas peur de lui. Je n’aurais plus jamais peur de lui. Le lien morbide et ténébreux qui nous unissait était rompu. J’allais enfin pouvoir être tranquille, pensais-je.
Mais j’avais tort.
Ce fut encore pire.
Le lendemain, à l’école, ma nouvelle coupe de cheveux devint un véritable phénomène de foire. Je n’étais plus seulement le zombie. J’étais la chauve, le garçon manqué, la foldingue, la sorcière… Un spectacle de monstres à moi toute seule. À chaque seconde, j’offrais à ce cruel public une nouvelle performance. Leurs rires perfides résonnaient jusque dans mon crâne.
« Admirez Amy, la seule fille chauve ! Son crâne ressemble à Mars, avec ses cratères rouges ! »
« Tu sais, Amélie, t’es encore plus moche sans tes cheveux. On dirait juste un garçon manqué. »
« Foldingue, nom féminin : a le crâne rasé, des araignées dans la tête et écrit des trucs chelous. »
« Tu t’es rasé la tête parce que t’avais besoin de cheveux pour une de tes expériences de sorcière ? »
Tout le monde ricanait à s’en briser la mâchoire. Mon malheur était la plaisanterie la plus drôle du répertoire de ces humoristes ratés, et ils ne s’en lassaient pas. Un disque rayé qui ne semblait jamais parvenir à jouer sa note finale.
Surtout qu’en fin de compte, j’avais tailladé les fils pour rien.
La toile s’était reconstituée dans la nuit. Je ne pouvais pas y échapper. Même me raser entièrement la tête n’aurait pas empêché chaque fibre de mon être de se lier au monstre sous le lit. Pire encore, maintenant que mes cheveux avaient perdu leur longueur, l’emprise du monstre sur moi s’était intensifiée.
Il se collait sur toutes mes pensées, comme un visqueux venin. Il parasitait mon esprit. Écrire le moindre mot devenait un supplice, car à chaque seconde la toile s’insinuait dans mon cerveau pour me paralyser de l’intérieur. Chacun de mes cheveux de soie tissait en lui un mot destructeur qui me rongeait l’âme.
La toile devint hors de contrôle. Ses ombres néfastes affectèrent même ma mère, si solaire et joyeuse. Depuis le début, j’avais pourtant tout fait pour la protéger. Je lui souriais tout le temps. J’avais de bonnes notes. J’expliquais mes cernes par de longues nuits passées à écrire.
Mais contrairement à mes états d’âme, mon crâne décharné et parsemé de cicatrices à vif ne pouvait pas se dissimuler dans l’ombre. L’aura noire qui m’enveloppait assombrissait le soleil lui-même.
Maman ne crut pas à ma soudaine envie de changer de coupe. Car je n’avais pas coupé mes cheveux, je les avais charcutés. Avec une haine et une véhémence qui ne passaient pas inaperçues.
Le soir, dans un silence assourdissant, nous nous assîmes à la table de la cuisine. Je tremblais de tout mon être, et la toile se tissait autour de moi comme un carcan de terreur.
Maman, de sa voix douce et chaleureuse, me demanda ce qui n’allait pas.
Je craquai. Quelque part dans la toile, un fil se déchira. Un fil crucial.
Je lui racontai tout. Les fils, la toile, le monstre, l’école. Elle me prendrait pour une folle à coup sûr. Mais couper ce fil m’avait déjà soulagée au-delà de mes espérances. Elle m’écouta sans rien dire. Puis elle fondit en larmes. Secouée de sanglots, de nombreuses secondes s’évanouirent dans l’air avant qu’elle ne réussisse à parler.
— Oh, ma pauvre chérie… Comment…
Ses pleurs redoublèrent.
— Je suis la plus mauvaise mère du monde, déclara-t-elle d’un ton accablé, la tête dans les mains.
Je ne comprenais pas comment elle avait pu en arriver à cette conclusion. J’avais la mère la plus fantastique du monde, capable de changer les ténèbres en or. C’était parce qu’elle rayonnait de cette chaude lumière dorée que je ne voulais pas la contaminer avec ma noirceur. Si Maman n’était plus la lumière, et moi l’ombre… Il n’y avait que l’ombre. Et alors, les ténèbres engloutiraient le monde.
Mon monde.
— Mais non, Maman…
— J’étais si occupée avec le travail… Pourtant, il y avait tant de signes… J’ai été aveugle. J’aurais dû savoir…
Je secouai la tête.
— Tu ne pouvais pas savoir.
Elle ne comprenait pas que j’essayais de la protéger. Je ne voulais pas qu’elle sache.
Sans rien ajouter, elle me prit dans ses bras, me serra fort contre son cœur.
— Tu es si courageuse, ma petite Amy… Je ne pourrai jamais te dire à quel point je suis désolée que tu aies dû traverser tout ça…
Ses doigts nacrés caressèrent ce qui restait de mes cheveux, et je sentis les fils de la toile s’illuminer d’or. Une douce chaleur m’envahit, comme si le soleil embrassait mon âme.
— Mais alors… Tu ne penses pas que je suis folle, Maman ?
— Oh non, ma chérie… Ma petite Amy…
Pour la première fois depuis longtemps, des larmes de joie se mirent à couler le long de mes joues. Maman les essuya avec une infinie douceur. Puis elle ajouta tout bas, dans un murmure :
— Tu n’es pas folle. Tu es une petite fille merveilleuse. Si intelligente, si forte… Tu as affronté des choses terribles, qu’une enfant ne devrait jamais avoir à vivre. Pardonne-moi de ne pas avoir été là pour toi…
Ces mots mélodieux sonnaient comme une symphonie à mes oreilles. Maman disait que je n’étais pas folle. Maman avait toujours raison. Toute la toile s’illuminait d’or, la joie se déployait en rubans de lumière pour chasser le moindre recoin d’ombre. Notre cocon irradiait de la douce chaleur d’un feu de cheminée.
— Mais tu l’as été, Maman…
Elle secoua la tête. Les larmes perlaient à nouveau sur son visage.
— Je sais que le monstre sous le lit te fait très peur. Mais tu sais… Il n’est pas si effrayant. Je te le promets, m’assura-t-elle en prenant mes mains blanches dans les siennes, si chaudes et réconfortantes. Il se sent juste… très seul, comme toi. Vous avez plus en commun que tu ne le penses.
Je la regardai sans comprendre.
Comment Maman pouvait-elle savoir tout cela ? Connaissait-elle le monstre ?
— Vous pourriez même devenir amis, ajouta-t-elle après un silence.
« Amis » ?
Devenir amie avec cette boule de fureur noire, effrayante et cruelle ? Cette chose qui m’avait torturée nuit et jour ? Ce monstre impitoyable et sournois ?
Un insidieux malaise s’insinua soudain en moi. Un vent d’effroi fit frissonner mon âme et balaya mes certitudes, pourtant enracinées si profondément dans mon être.
Cette « chose » que j’appelais « le monstre »… Je ne savais même pas à quoi elle ressemblait. Au fond, je ne la comprenais pas. Je ne savais pas ce qu’elle voulait, ni pourquoi elle s’acharnait tant à cultiver mon malheur. Alors je lui avais donné tous ces horribles noms.
Mes pensées résonnèrent avec mes souvenirs. Une vérité me frappa en plein cœur.
Le garçon manqué.
La chauve.
Le zombie.
La foldingue.
La sorcière.
Le monstre ?
Le monstre.
Je ne m’étais jamais intéressée à lui. Je pensais qu’il me persécutait, qu’il voulait me faire du mal. Mais en vérité, je n’en savais rien. Je ne lui avais jamais demandé. Peut-être voulait-il me tenir compagnie lorsque j’écrivais mes poèmes ? Peut-être le monstre éclaboussait-il mes pages d’encre dans le but de m’amuser ?
Dès son apparition, je l’avais considéré comme hostile. Il s’était donc érigé en ennemi, car je ne lui avais pas laissé le choix. Pourtant, n’avait-il pas voulu me protéger, lors de l’affrontement fatidique ?
Depuis le début, peut-être désirait-il seulement ma compagnie… Car il se sentait seul.
Les fils de la toile continuaient à brûler d’une douce chaleur dorée. Les rubans lumineux s’enroulaient autour des fils craquelés pour les enlacer. La douceur de la lumière embrassait chaque fêlure, chaque fissure présente dans ce désert échevelé.
J’avais compris ce que Maman voulait dire. Je souris enfin.
« Merci, Maman. »
Elle sourit aussi, à travers les larmes.
Puis je me mis à suivre les fils dorés, comme un chemin tout tracé. La toile ne m’enfermait plus, elle me guidait. Elle m’amena jusqu’à mon lit, où il m’attendait. Je n’avais jamais eu le courage de le regarder en face. Jusqu’à ce jour.
Pour la première fois, au lieu d’ombres, un halo de lumière s’échappait de sous le lit. J’inspirai un grand coup avant de me pencher en avant, paupières fermées. Puis je les ouvris d’un coup sec. Ma rétine se consuma. Ce fut comme regarder le soleil droit dans les yeux.
Le monstre était là.
Elle était là.
Elle m’attendait.
Cette autre moi.
Une autre Amy, faite d’ombres.
Blessée, brisée, meurtrie, recroquevillée sur elle-même au cœur du noyau d’or. Une vision aussi belle que cauchemardesque.
Mais j’avais cessé d’avoir peur. Alors je la saisis par la main, une main aussi ténébreuse et sombre que la mienne était blanche et éclatante.
Je l’attirai à moi. Pour envelopper de chaleur et d’amour cette Amy incomprise… et seule.
Comme moi.
Mais plus maintenant.
Je la serrais fort dans mes bras, illuminée d’une aura flamboyante. Je voulais lui transmettre ma chaleur, la réchauffer de tout mon être. Je sentais son corps d’ombres, volatile mais bien réel, étreindre ma lumière avec l’énergie du désespoir.
Je puisais dans ce puits de lumière des seaux entiers de joie. Mes larmes d’or, cristaux de bonheur éclatants, se mêlaient aux flots de félicité qui inondaient nos cœurs fragiles. L’aura dorée nous enveloppa de sa douceur protectrice, embrassa nos cicatrices.
Enfin, je sentis son trouble s’apaiser. Les ombres qui s’agitaient en elle devinrent aussi placides qu’un lac d’été.
Les ombres réconfortantes de l’autre Amy fondirent en moi. Autour de mon lit rayonnant, ma chambre achevait de se consumer d’or. Les rayons de lumière brûlaient les derniers fils de la toile, comme un parchemin au-dessus d’une bougie.
Je contemplai mes dernières volutes d’ombre s’unir à ma lumière, le cœur léger, et l’âme en paix.
Amy n’était plus mon ennemie.
Amy avait enfin une amie.