Le silence se fit dans l’amphithéâtre. La porte avait laissé le passage au garde, un policier vêtu de l’uniforme des gardiens de prison. Il avait la quarantaine, un léger hâle et un air peu avenant sur le visage, et il portait son pistolet à la main. Il alla se poster à côté de l’estrade.
Dans un silence de plus en plus pesant, le second garde entra, et le professeur du jour avec lui. Ce qui frappait le plus, dans l’apparence de ce dernier, ce n’était pas son uniforme de prisonnier, une combinaison bleu sombre et mal ajustée. Ce n’étaient pas non plus ses cheveux bleus ternes, étrangement bien accordés à l’uniforme. Non : c’était l’air de détermination farouche qu’il arborait. S’il le pouvait, cet homme s’échapperait de la salle. S’il le fallait, il tuerait chaque élève présent au passage.
Les plus compatissants se sentirent une pointe de tristesse pour cet homme de tout juste trente ans à la vie condamnée. Les plus émotifs durent se retenir de huer le terroriste. Ceux qui avaient perdu un proche détournèrent les yeux. Pour eux tous, le savoir de cet homme passait avant ses crimes.
Le second policier, guère différent du premier, monta sur l’estrade et prit le micro.
Dans le cadre de votre cursus en physique universelle profonde, vous recevrez aujourd’hui un cours d’Hélio Morgenstern. Veuillez respecter les règles de sécurité qui vous ont été remises au préalable, et si vous vous sentez sur le point de craquer, n’hésitez pas à sortir de la salle. Je vous rappelle également que cet homme doit retourner en prison dès la fin du cours. Si vous tentez de l’aider en quoi que ce soit, vous serez passibles du même sort.
— Je ne vous en tiendrais pas rigueur.
Hélio a parlé d’une voix atone, morne. Un frisson secoue la salle. Ce cours serait éprouvant. Les enseignements d’un psychopathe ne s’acquièrent jamais sans une contrepartie.
Le policier donne le micro au professeur, qui s’approcha du pupitre de commande du vidéoprojecteur.
Bien, le temps que cette machine démarre… Voici. Ce premier schéma présente une frise chronologique. Maintenant, vous pouvez sans doute vous imaginer, sans que je n’aie besoin de le projeter, quelques dates posées sur cette frise. Un zéro juste au milieu, quelques grands événements historiques, que sais-je encore… Votre date de naissance, pourquoi pas ? Ce genre de futilités.
Eh bien justement, vous pouvez oublier toutes ces futilités. Le temps n’est pas une flèche. Cette image ne signifie rien.
Les premières grimaces se forment dans la salle. On commence à douter. À se demander si le savoir doit passer avant le crime. Au centre de l’attention, Hélio sent cela. Son regard vide glisse sur la salle, s’arrête sur quelques étudiants. Intérieurement, il se délecte de la fascination qu’il sait commencer à exercer sur eux. Et ça ne va pas s’arranger. La pause dans le discours a assez duré ; bientôt, les gardes s’impatienteront.
Oubliez tout ce que vous croyez savoir, et au plus vite : ces fadaises ne peuvent que vous ralentir et vous enfoncer dans l’ignorance. L’univers n’est pas régenté par quelques petites équations toutes gentilles. Ou par des systèmes matriciels infinis, puisque c’est avec cela que vous travaillez… Non. L’univers est un résidu. Un rejet de l’activité de Pokémon à l’envergure divine.
Vous ne pouvez pas prédire la façon dont vous allez souffler. De même, vous ne pouvez pas prédire comment l’espace sera modifié par le prochain souffle de Palkia. De même, vous ne pouvez pas appréhender le moins du monde ce qu’est ce Temps qui pulse dans les veines de Dialga.
Ce qu’on peut affirmer de source sûre de nos jours tient en très peu de mots. Le Temps est lié à Dialga, à la fois parce qu’il est produit par Dialga, et parce que Dialga s’en sert. C’est tout.
Le criminel éteint crânement l’ordinateur posé sur le bureau de l’estrade, et s’assoit sur la chaise réservée aux professeurs.
Un ange passe. Le silence n’est pas naturel, pas dans un amphi conçu pour amplifier le moindre son et transmettre les savoirs. Même en devoir, le cliquetis des stylos et le bruissement des feuillets que l’on tourne prennent la place de l’orateur, et se font discours.
Rien. Silence. Oppression. Un meurtrier psychopathe est dans la salle, et il joue avec les élèves.
On est presque soulagé quand la voix d’Hélio retentit à nouveau, repoussant le silence dans l’obscurité d’où il est sorti. Même si c’est une voix pleine de sarcasme, qui moque et qui harcèle. Tout plutôt que le silence.
Dois-je comprendre que vous, les futurs théoriciens curieux de tout savoir sur l’Univers… Vous n’avez pas de questions ? Décevant. C’est exactement pourquoi on m’a amené ici, pourtant : parce que je suis le seul à pouvoir répondre à vos questions.
Soudain la voix d’Hélio, sa voix froide et impersonnelle qui deux ans plus tôt a annoncé au monde les pires horreurs qui soient, sa voix aussi célèbre que lui, sa voix meurt en se développant. Le timbre blasé et méprisant que tous connaissent mue, se transforme ; il s’élève et prend de l’ampleur. Il devient humain à nouveau, plein de passion et de rage. Oublié, le terroriste sadique.
Sur toute cette planète, il n’y a qu’un seul homme qui sache répondre aux questions que pose la nature du Temps ! Sur toute cette planète, il n’y a qu’une seule université qui daigne faire appel à cet homme ! Et vous, vous qui désirez ardemment percer les mystères du monde… Vous refuseriez votre chance ?
Sous le coup de la colère, le détenu se lève de sa chaise et se met à faire les cent pas.
Je sais ce que c’est, vous savez. Ce désir ardent de savoir. Cette folie qui vous pousse à n’importe quelle extrémité pour apprendre. Moi, j’ai appris. Aujourd’hui, je viens partager ce savoir… Mais pour cela, vous devez poser vos questions. Si j’ai trois heures de cours, c’est pour adapter mes explications à chacun de vous. Il n’y a qu’au travers du prisme posé par votre vision du monde que je puis colorer mes connaissances.
Sans lâcher le micro, Hélio se met soudain à crier, et sa voix amplifiée démesurément roule dans l’amphithéâtre comme un raz-de-marée.
Mais pour cela, j’ai besoin de vos questions !
Un vent de panique souffle sur les étudiants. Un policier se précipite sur la console de commande, et baisse le son aussi vite qu’il peut. Mais en vain : Hélio pose le micro sur le bureau, très calmement. Quand il reprend la parole, sa voix s’étend sur la salle naturellement, sans technologie.
Alors. Qui sera le premier à oser me parler ? Qui entraînera avec lui le reste de ses camarades sur la pente glissante de la connaissance ?
Enfin, il se tait. Il se tait. Le silence revient, en force.
Il suinte de partout, envahit la salle avec le panache des conquérants. Comme un démon invoqué par quelque sortilège de terreur, le silence apparaît partout en même temps et commence à murmurer les secrets de leurs vies aux oreilles des humains qui l’entendent.
Le règne du silence est absolu, car il ne peut en aller autrement, et s’il suffit d’un rien, d’une parole, d’un seul soupir, pour que l’amphithéâtre, temple de la parole, s’anime à nouveau et bruisse de vie, personne n’ose faire ce premier pas, pas dans ce silence trop imposant et qui semble prêt à engloutir la parole, le savoir, à les perdre à jamais, comme ils le sont déjà, futiles, suppositions dérisoires dans un océan d’infini…
Une main timide se lève. Terreur ou soulagement ? Silence bientôt rompu ou sur le point de tuer ? Mais si une question est posée à Hélio, il répondra. Il détruira le silence, une fois de plus, il le conjurera dans les limbes d’où il est sorti. Soulagement, plutôt que terreur ; il faut y croire.
Que vouliez-vous dire par,
le Temps est produit par Dialga et Dialga se sert du Temps
?
— Précisez. J’ai besoin de connaître votre ignorance.
Si peu ? Déjà le silence revient, ramenant la terreur avec lui. Mais l’élève, tenace, lui tient tête, et prend le relais d’Hélio pour repousser le silence. Sa voix est faible ; mais dans la nuit, la moindre bougie semble éclairer plus que ne le peut le soleil en plein jour.
Eh bien, euh. Comme vous l’avez dit plus tôt, on a tendance à voir le temps comme un flot continu, ininterrompu. Un long fleuve tranquille, comme le dit l’expression. Mais vous nous dîtes que ce n’est pas le cas ; que le Temps est quelque chose de produit et d’utilisé par Dialga. Quelle chose ? Qu’est-ce, comment Dialga s’en sert-il, d’où vient-il, où va-t-il ?
— Je ne vais pas pouvoir rajouter grand-chose par-dessus ceci, mais le peu que je dirais pourrait éclairer votre lanterne. Voici : vous pouvez vous imaginer que le cœur de Dialga pulse à un rythme parfaitement régulier. En effet, ce rythme est le Temps. Et ce Temps est associé au monde : l’esprit de Dialga compte les battements, et les attribue. Par exemple, il peut décider, ou plutôt
verbaliser, qui est un terme un peu plus approprié… Dialga, donc, verbalise le Temps. Il affirme que deux événements distincts sont séparés par un certain nombre de battements de son cœur.
Le professeur se tait, tandis que les pensées bouillonnantes de ses élèves remplissent le silence. Alors, le dieu ne serait qu’une sorte de machine géante, qui définit les distances sur la ligne du temps ? Ce n’est guère reluisant…
Vous faites erreur.
La voix d’Hélio a retenti dans l’amphithéâtre avec une force mesurée, pas assez puissante pour agresser, mais capable d’atteindre tous les élèves et de les tirer de leurs pensées.
Vous avez de nouveau imaginé une frise chronologique, affirme-t-il à la stupéfaction générale : comment peut-il le savoir, avec une telle certitude ? Et je vous l’ai dit, la frise est une erreur.
Considérez trois événements : A, B, et C. Mettons qu’ils soient consécutifs. Et bien si ça se trouve, il y a dix battements entre A et C, six entre A et B et
huit entre B et C. Ceci n’est en rien impossible à Dialga. Pour ceux que cela intéresse, ces sont les dimensions des côtés d’un triangle rectangle.
Bref. Dialga mesure la distance qui sépare les événements, et ne se limite pas à un temps linéaire. J’ignore moi-même en combien de dimensions il établit le Temps ; une infinité, peut-être. Toujours est-il que ce processus semble être le moteur profond de sa pensée. Nous, Humains, sommes en permanence conduits par nos émotions, nos sentiments. Dialga fait de même avec le Temps qu’il établit.
Bouillonnement, incertitude, questions. Silence, encore ; mais ce silence-ci met les élèves en face de l’Univers. Il leur apprend à entendre son chant. La salle est sereine, plus que la dernière fois… mais certains élèves, voient le gouffre de leur ignorance, encore. Plus fragiles, ou plus sensibles à la connaissance ? Toujours est-il qu’à nouveau, une question s’élève.
Vous avez dit vous-même que le Temps coule dans les veines de Dialga… Mais comment est-ce possible si c’est un nombre ? Les nombres n’existent pas ; comment pourraient-ils se comporter comme du sang ? Et j’ajouterais que je vois plus mal encore comment cela se passerait avec une association d’idée. Dialga est-il un nombre ? Voire une fonction numérique ?
— Une fonction ? demande Hélio avec un amusement non feint. On ne me l’avait encore jamais faite, celle-là ! Dialga n’a rien d’une machine.
Le professeur Tilleul, responsable de vos cours de Théologie, vous a peut-être expliqué qu’on soupçonne que les dieux se composent de plusieurs corps mis en réseau, qui forment une Conscience ? Bien. Imaginez, alors, un réseau immense. Plus large que l’Univers. Ne peut-on pas bâtir un niveau supérieur de Conscience en utilisant les Consciences de chaque univers ?
Cette question sort un peu du sujet, mais des théories affirment qu’Arceus serait une telle Méta-Conscience, composée de réseaux de dieux inférieurs… Bien que cela me semble tiré par les cheveux, cette hypothèse ne peut pas être écartée. Et elle amène la question suivante : est-ce une forme d’existence ?
La question résonne dans la salle pendant de longues secondes. Hélio semble connaître l’acoustique de l’amphithéâtre : sa voix parfaitement mesurée rebondit entre les murs, répétant des échos de sa question. Il ne reprend que quand tous ces échos se sont dissipés, coupant la parole au silence qui s’installait.
Dialga est-il un nombre ? Après tout, peut-être. Pourquoi serait-il limité à une seule forme d’existence ? Le fait est que le Temps, lui, ne l’est pas. Il a des manifestations physiques, parmi lesquelles le sang qui coule dans les veines du dieu. Ce sang, aussi étrange cela soit-il, est une forme de Temps très pur. Comment Dialga transforme-t-il le Temps qui anime son esprit en sang qui pulse dans ses corps ? Mystère. Cela pourrait aussi bien être l’inverse, d’ailleurs : il pourrait transformer son sang en Temps. Cela fait partie des questions auxquelles ce sera à vous de répondre.
Une question fuse, à nouveau. Portée par une voix qui manque de se briser.
En disséquant un Pokémon Légendaire ?
Un élève a craqué. Hélio sourit, et répond comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
Le terme exact est vivisséquer. Et la réponse est, pourquoi pas ? Je trouve d’ailleurs intéressant le fait que vous ayez employé le terme
Pokémon
, et non
dieu
. Intéressant, et révélateur…
Sans prêter attention à l’élève qui sort de la salle, ni aux visages blêmes qui parsèment l’assistance, Hélio continue.
Dîtes-moi, vous aviez peut-être l’intention de ne jamais toucher un outil ? Vous oubliez votre héritage, jeunes gens. La science a toujours progressé dans la boue et l’infamie. Le savoir ne s’acquiert qu’au corps-à-corps ! Oui, c’est bien cela : vous devez faire corps avec votre objet d’étude ! Il est futile de croire que vous pouvez comprendre le monde depuis un bureau aseptisé. Vous n’y comprendrez que votre fiche de paie.
Silence dans l’amphithéâtre. Un bon nombre d’élèves regrettent vraiment d’être venus, finalement. Mais pas tous. Une main se lève, arrachant un sourire carnassier au professeur. Les deux policiers se regardent, tendus. Hélio a brusqué la salle trop vite.
Une question ?
Ils jettent un coup d’œil vers leurs montres.
Oui, Monsieur. C’est par rapport au flot du temps : comment pourrions-nous nous le représenter, s’il n’est pas un fleuve ? Comment les choses coulent-elles dans l’espace ?
— C’est là l’une de mes métaphores préférées… Vous pouvez voir l’Univers comme un bol, avec Dialga au fond. Le Temps s’écoule hors du corps du dieu, et remplit le bol. Plus il est loin de Dialga, moins il est pur. Et ce qu’il ne faut surtout pas dire, c’est que le bol se remplit au fur et à mesure que le Temps passe. C’est l’inverse : comme le Temps passe, le bol se remplit. Et vous, vous êtes à une certaine altitude dans le bol. De ce point de vue, vous pouvez considérer que Dialga crée le Temps depuis votre futur.
Huit heures vingt-trois. Si tôt, et le psychopathe contrôle déjà complètement la salle. Il faudra l’évacuer. Il aurait fallu le faire plus tôt.
Peut-être aurait-il fallu ne jamais songer à ce cours.