Chapitre précédent : Intégration volcanique #17 par FlageolaidSalué par le chant des Roucool, le soleil laissait ses doux rayons s’infiltrer par la fenêtre entrouverte, frappant les grains de poussière qui flottaient paresseusement dans la pièce silencieuse. De temps à autre, une légère brise faisait se soulever les fins rideaux blancs tel le voile d’une jeune mariée.
Assise sur un lit spartiate mais confortable, Rose tentait d’occuper ses pensées par la lecture d’un livre, généreusement offert par l'infirmière qui prenait soin d'elle. Derrière ses lunettes fraîchement acquises – mais dont les verres n’étaient pas tout à fait réglés pour sa myopie, hélas – ses yeux noisette allaient et venaient à mesure qu’ils suivaient les mots, qu’ils suivaient les phrases, qu’ils suivaient les lignes. Au moment de tourner la page, une hésitation. De quoi traitait le précédent paragraphe, déjà ?
Rose laissa échapper un léger soupir. Rien à faire, elle ne parvenait pas à se concentrer sur sa lecture. Si ses yeux parcouraient les mots, les phrases, les lignes, elle ne voyait rien d’autre danser devant ses prunelles que les images traumatisantes des derniers jours passés sur Cramois’Île.
L’éruption. Le feu, la fumée, les tremblements de terre, les explosions.
Dwight. Et ce Zoroark qui partageait ses yeux azur profonds.
Résignée à abandonner sa lecture, Rose referma le livre, et le posa sur la table de chevet. Sa surface lisse et ronde sublimée par les rayons chatoyants de l’astre du jour, une Pokéball reposait sur ladite table, maintenue immobile au moyen d’un socle spécialisé. N’osant attarder son regard sur la sphère rouge et blanche, Rose leva son frêle corps engourdi, et se dirigea vers la fenêtre. Dehors, la ville de Jadielle resplendissait, vivante et animée d’une liesse générale, tandis que les gamins jouaient sous les arbres verdoyants, manquant parfois de percuter les adultes qui se dirigeaient vers leur lieu de travail, téléphone à la main. Rose ne put s’empêcher de les envier. D’envier leur quotidien si paisible, si anodin. Le même quotidien qui avait été le sien avant que son monde ne s’effondre.
Il s’était écoulé trois jours depuis l’éruption du volcan de Cramois’Île. Trois jours pendant lesquels Rose était restée à l’hôpital, où l’avait conduite cette dresseuse possédant un Tentacruel. Cette jeune femme – Rose savait désormais qu’elle s’appelait Irène – était par la suite revenue lui rendre visite, pour prendre de ses nouvelles et l’informer du peu qu’elle avait réussi à apprendre sur la situation.
L’île avait entièrement disparu. L’éruption s’était achevée sur une formidable explosion, qui avait pratiquement tout balayé sur son passage. Tel un prédateur poursuivant sa proie sans relâche, la colère du volcan avait déclenché un tsunami, dont les conséquences – tant pour les habitants en fuite que pour ceux du continent – auraient pu être dramatiques sans l’intervention des dresseurs de Pokémon.
Ceux déjà présents à Cramois’Île au moment du désastre, et qui avaient aidé à l’évacuation de la population, avaient été rejoints par d’autres dresseurs venus du continent, envoyés sur place sur demande express du Professeur Pokémon Samuel Chen. L’éminence scientifique de Kanto, suite à l’appel de son ami Auguste, avait immédiatement contacté les nombreux dresseurs qu’il connaissait, notamment parce qu’ils avaient reçu leur premier Pokémon grâce à lui. À grand renfort de Pokémon Eau, Psy et Vol, la menace du raz-de-marée avait pu être enrayée, et les habitants évacués sans encombre jusqu’au Îles Écume. Fait miraculeux, l’un des dresseurs envoyés par Chen possédait un Wailord, dont le soutien avait été des plus précieux. Lorsqu’il l’avait retrouvé, Auguste avait serré ce dresseur dans ses bras jusqu’à ce que leurs os craquent, à tous les deux.
On recensait à présent 8 morts, une centaine de blessés et 2 portés disparus. Un bilan qui aurait pu s’avérer bien plus lourd sans le soutien des dresseurs et de leurs Pokémon. Grâce à eux, le pire avait été évité.
Cependant, le retour à la normale serait encore long. Rose le savait. De leur île, il ne restait aujourd’hui qu’un rocher nu, difforme, d’où s’échappait encore une colonne de cendres noire. Jamais la population de Cramois’Île ne pourrait s’y réinstaller.
Les métropolitains étaient parfaitement au courant de la situation. Et pourtant, rien de tout cela ne transparaissait dans leur comportement. Pour eux, la vie continuait à suivre son cours, comme si rien ne s’était passé. Cette insouciance, Rose la leur enviait également.
On toqua soudain à la porte. Tirée de ses sombres pensées, Rose s’empressa de répondre :
« Entrez ! »
La jeune femme fut à la fois surprise et soulagée de voir le visage familier d’Auguste passer le pas de la porte. La moustache blanche du vieil homme se souleva en même temps qu’un sourire étira ses lèvres.
« Bien le bonjour, jeune demoiselle. Comment te portes-tu ?
— Je… Très bien, merci. Plusieurs côtes cassées et une belle fracture au crâne, mais je me remets. »
Machinalement, Rose porta ses doigts au bandage qui enserrait sa tête, et l’effleura pensivement. Auguste hocha la tête, un soulagement perceptible faisant se dénouer les muscles de ses épaules.
« Tant mieux. La dresseuse qui ta aidée – Irène, je crois ? – a été récompensée pour son aide offerte aux cramoisiliens, tout comme ses confrères.
— Vous aussi, je suppose ? C’est tout de même vous qui avez mené l’évacuation…
— Ha ! Le vieux Chen et moi avons été accueillis en héros, grinça le sexagénaire, amer. Quelle bande d’imbéciles heureux. C’est tellement facile de traiter les autres en héros quand on n’a pas été fichu de se bouger le train soi-même… »
Comme pris d’un soudain vertige, Auguste se pinça l’arête du nez, en continuant de psalmodier dans sa barbe.
« Asseyez-vous, monsieur, proposa Rose en désignant une chaise près du mur. Vous devez être épuisé après tous ces… événements.
— Volontiers, merci. Je me bats nuit et jour depuis cette fichue éruption pour faire rentrer les exilés sur le continent. Les Îles Écume n’étaient qu’un moyen de mettre tout le monde en sûreté, mais on ne peut pas y vivre. Les îles sont trop petites et impossibles à aménager. Sans compter que de nombreux courants les traversent, impossible de reconstruire une Cramois’Île 2.0. Il faut reloger plusieurs centaines de personnes sur le continent et ça, le gouvernement l’accueille en grinçant des dents. Enfin, on a déjà réussi, toujours avec Chen – je ne saurais le remercier assez – à obtenir un statut de catastrophe naturelle. Mais je dois t’ennuyer avec mes histoires…
— Oh non ! Pas du tout, voyons… Je trouve au contraire votre dévouement admirable. Mais vous devriez tout de même songer à vous reposer. »
Auguste partit d’un rire sonore qui fit sursauter la blessée.
« Ah, ma chère, apprends que la vie de Dresseur n’est jamais de tout repos ! Et c’est d’autant plus vrai lorsque l’on est champion d’arène. Tous ces gens sont sous ma responsabilité, et je me battrai jusqu’à la fin pour leur permettre de se reconstruire. »
Un silence marqua la fin de sa phrase. Rose ressentit une bouffée d’admiration pour ce vieil homme qui, derrière ses airs excentriques, cachait un cœur en or et une loyauté sans faille envers ses concitoyens .
« Au fait, avez-vous des nouvelles de Guido ? »
Auguste ne chercha pas à cacher sa surprise.
« Guido ? Le pauvre a été salement amoché, bien plus que toi. Mais heureusement, quelques-uns de mes employés l’ont trouvé juste à temps et l’ont fait évacuer. Il se trouve dans un hôpital à Céladopole. »
Rose ne put retenir un soupir de soulagement. S’il le remarqua, Auguste n’en montra rien et poursuivit :
« Son état est stable. Je suis passé le voir avant de te rendre visite. Et figure-toi qu’à peine réveillé, il m’a remis sa démission. Le bougre veut s’installer à Unys ! Tu parles d’un retournement de veste… »
Unys…La terre natale de Dwight. Pouvait-ce être une coïncidence ? Sans doute pas. Cela dit, Rose avait bien du mal à imaginer ce qui avait pu pousser Guido à partir pour le pays qui avait vu naître la créature qu’il avait qualifiée de monstre. De monstre, et de menteur…
Comme s’il avait lu dans ses pensées, Auguste demanda :
« Comment va Dwight ? »
Rose ne répondit pas tout de suite. Comme attiré par aimant, son regard glissa jusqu’à la Pokéball posée à côté de son livre.
« L’infirmière Joëlle du Centre Pokémon m’a rendu sa Pokéball ce matin, dit-elle finalement. (Un temps.) Il va bien. Ses blessures sont en voie de guérison : tout ce dont il a besoin, c’est de beaucoup de repos. »
Auguste hocha de nouveau la tête. Un silence pesant s’installa dans la pièce. Détournant son regard vers les frondaisons aux multiples nuances de vert qui s’étalaient de l’autre côté de la fenêtre de l’hôpital, le champion de l’île détruite fut le premier à le briser :
« Tu sais, j’ignore pourquoi il tenait tant à s’intégrer parmi les humains. Mais cela devait vraiment être important pour lui, au point de se créer sa propre apparence humaine. »
Le visage déformé par la haine de Guido revint hanter la mémoire de la jeune femme. Ses paroles acérées tels des couperets parurent résonner encore à ses oreilles.
Prise d’un soudain vertige, Rose s’assit sur le bord du lit. Auguste la laissa reprendre son souffle avant de poursuivre :
« Mais quoi qu’il en soit, je ne pense pas que la docilité dont il faisait preuve fasse partie de son illusion. Il drapait certes son corps dans un faux, mais sa personnalité n’a jamais été altérée. J’en suis persuadé.
— … Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? »
Le vieil homme sonda un instant le visage de Rose, puis se leva et se positionna juste devant elle, la dominant de toute sa hauteur. Sentant cette présence imposante au-dessus d’elle, Rose leva timidement la tête vers son aîné.
« Si tu osais enfin le regarder dans les yeux, tu saurais ce qui me fait dire ça. Tu y verrais le Dwight que j’ai vu, et à qui j’ai fait confiance au moment d’organiser ton sauvetage. »
Rose écarquilla les yeux, lesquels commencèrent à s’alourdir sous le poids de larmes refoulées refaisant subitement surface. Mais avant que quoi que ce soit, mot ou sanglot, ne s’échappe de sa gorge, Auguste posa une main ferme mais néanmoins paternelle sur son épaule.
« Donne-lui une seconde chance. Je peux te promettre qu’il le mérite. »
Sur ce, il la salua comme à son habitude, en soulevant son chapeau blanc, avant de quitter la pièce en lui souhaitant bon rétablissement sur le ton à la fois enjoué et malicieux qui le caractérisait si bien.
Désemparée par les mots plus énigmatiques que jamais d’Auguste, Rose se tourna de nouveau vers la Pokéball, sagement posée à moins d’un mètre d’elle. Souvent, elle s’était demandée si les Pokémon pouvaient entendre ou voir ce qu’il se passait dans le monde extérieur depuis leur capsule de fer.
Lentement, en décomposant chaque mouvement, la jeune femme contourna le lit et tendit ses doigts fins, du bout desquels elle effleura la surface lisse et froide de la Pokéball. Elle s’en saisit ensuite et la fixa avec intensité, comme si elle espérait voir Dwight au travers. Mais la balle ne lui renvoyait rien d’autre que son propre reflet.
Donne-lui une seconde chance.Rose ne savait que faire. Tant de questions se bousculaient dans sa pauvre tête. Tenant la Pokéball à deux mains, elle s’intéressa de nouveau à la vie qui s’écoulait au-dehors, bien loin de ses doutes et de ses préoccupations.
L’ombre d’un Roucool passant à vive allure au-dessus de l’hôpital l’incita à lever les yeux vers le ciel. Un ciel pur couleur azur, sans aucun nuage pour venir troubler sa monotonie chromatique. Rose laissa son regard s'y perdre pendant de longues minutes, avant de reposer la Pokéball sur son socle, et de replonger sous ses draps. Elle médita longtemps les paroles d'Auguste, avant que le sommeil ne la rattrape...
*~*~*Dwight n’avait aucune idée du jour qu’il était. Tout comme il n’avait aucune idée de l’heure qu’il était. Il ne savait plus rien. Enfermé dans sa prison de métal, il appréciait la sensation qui l’avait paralysé de peur, autrefois. Celle d’être à la fois tout et rien. Celle d’être à la fois perdu dans une immensité infinie et d’être confiné dans une cage.
S’il se concentrait suffisamment, il pouvait voir son corps se mouvoir dans ce vide où il ne faisait ni chaud ni froid. Mais il ne pouvait pas le sentir. Il savait que ses blessures étaient guéries, mais ne pouvait sentir leurs brûlures s’estomper. Ses sensations avaient été noyées dans l’intangibilité de son être lorsque l’humaine soigneuse l’avait réintroduit dans la Pokéball.
En revanche, s’il y avait bien une chose que le monde impalpable de cette sphère n’effaçait pas, c’était les souvenirs. Au contraire, Dwight n’avait plus que cela à ressasser, désormais. Comme les images du livre que lui avait offert Rose, les images de sa vie défilaient devant ses yeux, tantôt heureuses, tantôt tristes. Plus souvent tristes qu’heureuses, d’ailleurs, à son grand regret. Le bonheur semblait le fuir comme la peste. Il avait vécu de bons moments aux côtés de Terrence ; hélas, celui-ci était parti bien trop vite, emporté par la maladie. Puis après son arrivée à Cramois’Île, il avait connu Rose. De nouveau, il avait embrassé une vie faite de sourires et de joies toutes simples.
Et encore une fois, tout avait basculé. L’éruption avait tout emporté. La maison de Rose, celle d’Auguste, celle de tous les insulaires. Elle avait balayé son masque, fait fondre son mensonge comme neige au soleil.
Le vide dans lequel Dwight flottait à présent n’était rien en comparaison de celui qui s’était établi dans son cœur lorsque Guido l’avait acculé, prêt à l’occire comme le monstre qu’il était. En cet instant, Dwight avait compris que quoi qu’il fasse, où qu’il aille, le malheur le suivrait partout comme son ombre. Et ce malheur s’en prenait toujours aux êtres qui lui étaient chers. D’abord Terrence. Ensuite Rose. Il avait juste voulu que ça s’arrête. De toute manière, il était fautif dans l’histoire, non ? C’était bien lui qui avait dupé Rose et tous les habitants, n’est-ce pas ? Il méritait d’être puni pour ses mensonges. Alors il s’était résigné à accepter son sort. Quoi que Guido ait voulu lui faire subir, il s’était préparé à l’encaisser.
Sauf que Rose s’était interposée. Rose l’avait défendu. Rose l’avait
sauvé.
Pourquoi ? Il était bien incapable de fournir une réponse à cette question. Sans doute ne le saurait-il jamais. Tout comme jamais il ne saurait pourquoi Terrence avait sauvé ce chétif Zorua malmené par un Miasmax, il y avait tant d’années de cela. Il était bien incapable de comprendre.
Terrence… Le Zoroark aurait tant voulu lui dire combien il était désolé. Il avait sincèrement cru que le masque pourrait tenir éternellement, que tant qu’il restait sage et ne faisait pas de bêtises, il pourrait vivre avec Rose et Auguste pour toujours. Qu’il pourrait tenir sa promesse, et couler des jours heureux aux côtés de personnes qu’il aimait et qui l’appréciaient. Quel naïf il avait été. Désormais, tout était fichu. Il n’y aurait pas de seconde fois. Il resterait un paria, pour le restant de ses jours.
Soudain, un rai de lumière perça les ténèbres du monde de Dwight. Il reconnut la sensation qui l’envahit comme un brusque coup de vent : celle de sentir chaque atome de son corps s’assembler, fusionner, rendre à chaque parcelle de son organisme sa consistance. Puis vint celle de se sentir porté, soulevé par une force invisible, avant de retomber, de sentir son centre de gravité s’inverser et ses entrailles se retourner.
Lorsque l’équilibre de Dwight fut de nouveau stabilisé, il ouvrit lentement les paupières, agressé par la vive lumière du soleil. Quand enfin ses prunelles se furent habituées à cette soudaine luminosité après une longue période passée dans l’univers sombre et opaque de la Pokéball, Dwight inspecta du regard le lieu où on l’avait relâché.
Il ne reconnaissait pas l’endroit. Mais selon lui, il se trouvait dans une sorte de clairière. Après avoir passé tant de temps sur le sol pierreux de Cramois’Île, il en avait presque oublié la douceur de l’herbe fraîche sous ses pattes. Des arbres plus grands qu’il n’en avait jamais vu se dressaient à l’horizon sur sa droite, séparant ciel et terre par une ligne crénelée vert sombre. A sa gauche, on pouvait apercevoir un bâtiment aux murs blancs, également très haut. La forme de la bâtisse rappela de mauvais souvenirs à Dwight : c’était dans ce genre de bâtiment que Terrence avait rendu son dernier souffle. Comment cela s’appelait-il déjà ? Ah oui : un hôpital.
Le cœur de Dwight manqua soudain un battement lorsqu’il s’aperçut qu’
elle était là. Une expression indéchiffrable peinte sur le visage, Rose regardait le Pokémon Polymorphox sans mot dire. Une Pokéball ouverte gisait dans sa main. La même Pokéball dans laquelle elle avait enfermé Dwight, juste après avoir assommé Guido. Dwight n’avait aucune idée de ce qu’il s’était passé ensuite ; à son réveil, il se trouvait déjà dans une salle de soins, un Leveinard tendant ses petites pattes roses vers lui pour le soulager à coups de Vibra-Soin.
Rose se mit à genoux devant lui, comme autrefois lorsqu’elle lui apprenait la signification des mots du livre qu’elle lui avait offert, quand son travail ne l’accaparait pas trop. Dwight s’étonna de la voir, elle qui était d’ordinaire si coquette, ne porter qu’une longue chemise d’un blanc laiteux, bien trop large pour elle. Régulièrement, elle devait remonter les manches qui s’étiraient jusqu’à plus loin que ses fines mains. Du sparadrap enserrait également sa tête, donnant à ses cheveux roux une coupe étrange, avec des mèches sortant ici et là.
Cependant, hormis tous ces détails, Rose restait toujours la même que dans ses souvenirs, et sa voix était toujours aussi douce qu’avant quand elle lui demanda :
« Comment te sens-tu ? »
Dans un premier temps, Dwight fut tenté de lui répondre. Puis il se ravisa. N’étant pas déguisé sous sa forme humaine, parler tel un humain ne serait-il pas… dérangeant ? aberrant ? D’autant plus qu’avec tout ce qu’il s’était passé, Dwight n’oserait plus jamais réutiliser son identité illusoire devant Rose, ni même devant quiconque.
Ne sachant quelle attitude adopter, Dwight gratta nerveusement le sol, jetant des coups d’œil furtifs autour de lui, comme si ce qu’il devait faire pouvait être inscrit sur ce brin d’herbe, sur ce tronc d’arbre, sur cette fine lézarde dans le mur. Au moins tout aussi mal à l’aise que lui, Rose choisit un autre angle d’approche.
« J’ai reçu une permission de sortie, expliqua-t-elle au Pokémon. Encore quelques jours de repos, et je pourrai définitivement quitter l’hôpital. Mais je ne voulais pas partir sans te parler une dernière fois… »
Dwight n’avait aucune idée de ce qu’était une « permission de sortie », mais il comprit que cela avait un rapport avec l’accoutrement de Rose, et leur présence près de ce bâtiment aux murs blancs. Et par-dessus tout, il comprit que Rose était saine et sauve. Cette nouvelle le soulagea au-delà des mots.
« … Tu comprends ce que je te dis, n’est-ce pas ? »
Dwight hocha la tête, tiraillé entre son envie de s’exprimer, de discuter avec Rose comme au bon vieux temps, et le poids des regrets qu’il éprouvait.
Rose soupira longuement. Subitement angoissé quant à sa réaction, Dwight ne réagit pourtant pas. Car si Rose choisissait de lui tourner le dos et de le laisser à sa solitude d’erreur de la nature, il l’accepterait. Il s’était résigné à le faire au cours de ses longues réflexions, enfermé dans sa Pokéball. Mais Rose, contre toute attente, étira ses lèvres en un sourire triste.
« Tu ne veux plus me parler, et moi, je refuse de te regarder à nouveau dans les yeux… Haha ! On forme une belle paire, toi et moi… »
Le Zororark pencha la tête sur le côté, comme chaque fois qu’il ne comprenait pas quelque chose. Ce simple geste suffit à élargir le sourire de la jeune femme.
« Tu sais, Auguste est passé, l’autre jour. Il s’inquiétait pour nous deux. Il serait bien resté, mais ses obligations de maire et de champions le retiennent pour… (Elle s’interrompit, remarquant le museau levé de Dwight, dont la tête toujours penchée.) Oh, suis-je bête… tu ne dois être au courant de rien. Logique, puisque tu as passé tout ce temps dans ta Pokéball… »
Alors Rose lui raconta tout. Tout ce qu’il s’était passé après avoir échappé à Guido. Comment l’éruption avait fini par détruire l’île, comment les habitants avaient pu être sauvés, combien ils devraient s’accrocher pour pouvoir démarrer une nouvelle vie, et se reconstruire.
Épris de pitié pour tous ces pauvres gens, Dwight gémit doucement. Certes Auguste et la majorité des insulaires étaient vivants et en sécurité, mais… ils avaient tout perdu. Et Dwight savait mieux que quiconque combien c’était douloureux de perdre tout ce à quoi l’on tenait.
« Qu’y a-t-il ? demanda Rose. Est-ce que tu es triste ? (Dwight opina du chef, sans jamais desserrer les dents. Rose resta silencieuse un moment.) Tu te souviens de ce que j’ai dit une fois ? Que tu es étais très empathique ? Je le pense toujours aujourd’hui. Peut-être qu’Auguste avait raison… et que ta personnalité ne dépendait pas de ton apparence. »
Dwight se souvenait à peu près de la définition d’« empathique », et comprit que c’était un compliment. Il s’en trouva ragaillardi, un sentiment qui ne dura guère lorsqu’il vit Rose détourner les yeux pour fixer des enfants humains jouer au loin.
« Une fois que je serai autorisée à sortir de l’hôpital, je compte m’installer à Jadielle. C’est une ville agréable. Je suis sûre que je pourrai trouver un petit boulot pas trop mal payé et un logement pas trop cher… Enfin, je verrai bien. (Sans se retourner, elle lança :) La question est : qu’est-ce que toi tu vas faire, à présent ? »
Ce qu’il allait faire ? Dwight n’en avait strictement aucune idée. Autant, après la mort de Terrence, il avait un but, un objectif en tête, ainsi que la volonté de le réaliser. Mais aujourd’hui, que lui restait-il ? Il n’avait nulle part où aller, aucun rêve à poursuivre, et aucune volonté d’avancer. il avait abandonné l’idée de vivre un jour une vie normale. Quand on n’était ni vraiment Pokémon, ni vraiment humain, quelle place pouvait-on bien avoir dans ce monde ?
« Je ne sais pas vraiment ce que cette Pokéball fait de moi, dit la jeune femme sans tenir compte du silence obstiné de Dwight. Ta dresseuse ? Je ne pense pas être faite pour ce genre de responsabilités. Je veux dire… les combats ne m’intéressent pas. Et de toute manière, j’aurais bien du mal à te traiter comme une bête à faire combattre, ou comme un animal de compagnie… »
Mû par une soudaine inspiration, Dwight oublia un court instant sa gêne et laissa les mots franchir tous seuls la frontière de ses babines :
« Dwight est quoi ? »
Était-ce la honte de parler après tant de silence buté ou bien l’expression abasourdie de Rose ? Toujours est-il que Dwight regretta aussitôt de s’être laissé emporter.
Rose, quant à elle, se sentait comme pétrifiée. Pour la première fois depuis longtemps – trop longtemps, sans doute – elle parvint à regarder Dwight droit dans les yeux. Ce qu’elle lut dans ses prunelles azur – un mélange d’angoisse et d’innocence – la bouleversa. Tout comme cela lui permit de comprendre enfin. De comprendre ce qu’il fallait qu’elle fasse, ce qu’il fallait qu’elle dise.
« Dis-moi Dwight… Tu te rappelles ce voyage à Kanto que je t’avais promis ? »
Inspirant à fond, elle rassembla tout son courage, et offrit son plus beau sourire à un Zoroark quelque peu déboussolé.
« Je suis désolée, mais il va devoir attendre encore un peu. En attendant, tu peux peut-être rester avec moi ? Pas en tant que mon Pokémon, ni en tant que compagnon… Mais en tant que Dwight, le meilleur ami que j’aie jamais eu. Qu’en dis-tu ? »
Dwight en resta bouche bée.
« Je me fiche bien de l’apparence que tu voudras prendre. Choisis celle qui te convient le mieux. Mais sache une chose : que tu apparaisses sous les traits d’un humain ou d’un Pokémon, j’ai compris que cela n’avait pas beaucoup d’importance. Car quel que soit ton choix, tu es et resteras toujours Dwight. »
Les paroles de Rose eurent sur le cœur de Dwight l’effet d’un rayon de soleil frappant pour la première fois depuis longtemps une terre gelée ayant connu un trop long et sinistre hiver.
Fermant les yeux, il rassembla ses pouvoirs, et créa autour d’eux une ultime illusion. Rose, époustouflée, se revit dans son bureau, dans ses habits de secrétaire, en train de gérer les papiers d’un étranger unysien fraîchement débarqué à Cramois’Île, à la tignasse noire ébouriffée et aux yeux bleu azur fuyants. Sauf que contrairement à son souvenir, l’étranger n’en était plus un, et il osait à présent la regarder droit dans les yeux, lui aussi. Ses lèvres discrètes formèrent un mot, et un seul :
« Merci. »
Puis l’illusion s’évanouit, et les deux amis furent de nouveau assis sur la pelouse récemment tondue du jardin de l’hôpital, assis l’un en face de l’autre. Un sourire rasséréné sur le visage, Rose tendit sa main à Dwight. Et cette fois, celui-ci la saisit sans aucune hésitation.
Sa dernière pensée avant de rentrer aux côtés de son amie fut pour Terrence. Finalement, il réussirait à tenir sa promesse. Il vivrait heureux, non seulement sans sa vie, mais aussi dans son cœur.
Il n’était ni vraiment Pokémon. Ni vraiment humain. Mais désormais, il savait combien cela importait peu. Tant qu’il avait à ses côtés des gens prêts à voir par-delà les apparences, capables de lire dans son cœur, l’image qu’il présentait à leurs rétines n’avait aucune espèce d’importance.
Il était Dwight. Le partenaire de Terrence. L’étranger à la timidité maladive. Le protégé d’Auguste. L’ami de Rose. Dwight, simplement Dwight.
Et cela lui suffisait amplement.
**FIN**