Musique d’ambiance conseillée.« On est y est presque, Chimpenfeu. » lançai-je.
Ma voix était rauque et rouillée. Ça faisait des heures que je n’avais pas parlé. Depuis le sacrifice de Massko, je ne savais même plus pourquoi j’avançais.
Face à nous, au sommet du promontoire rocheux que mes pattes de Delcatty peinaient à gravir, il y avait la Tour du Temps.
Notre destination. L’endroit que Noctunoir avait cherché à protéger coûte que coûte.
Il avait été prêt à nous tuer pour nous empêcher d’approcher. Il nous avait enlevés à notre propre époque, pour nous faire exécuter dans le futur – il avait menti, manipulé et menacé.
« J’aurai aimé que Massko soit avec nous, avouai-je.
- C’est à nous de faire en sorte qu’il ne se soit pas sacrifié pour rien. » me répondit Chimpenfeu.
Ah, Chimpenfeu. Le pragmatique. Le concentré. Je ne sais pas comment je serai arrivée jusqu’ici sans toi.
Tout en gravissant le promontoire, je ne pouvais m’empêcher d’observer cette maudite Tour du Temps, que l’on avait dû atteindre au prix de tant de sacrifices.
L’édifice était gigantesque. A côté de cette immense tour qui s’élançait vers les cieux, je me sentais toute petite. Elle avait dû être belle, jadis – mais maintenant, d’immenses fissures lézardaient sa façade, et les nuages pourpres qui tourbillonnaient à son sommet n’auguraient rien de bon. Çà et là, d’immenses blocs de pierre s’étaient détachés de l’édifice, stoppés net dans leur chute par le pouvoir de Dialga. Comment était-on censés affronter un Pokémon aussi puissant ?

Mes pattes me faisaient souffrir, et l’espace d’un instant, je regrettai mes jambes d’humaine. On marchait depuis si longtemps. La traversée des Terres Illusoires m’avait percluse de courbatures, mais je continuai.
Au bout de minutes qui me paraissaient interminables, nous parvînmes enfin au pied de la Tour.
« Dialga est là-haut. Tu te sens prête ? me demanda Chimpenfeu.
- Non, répondis-je. Mais il n’y a plus que nous deux, maintenant. Il faut qu’on le fasse. Pour Massko.
- Pour Massko. » approuva le Pokémon Feu d’un signe de tête.
Il rajusta son sac, celui où il avait rangé les Rouages du Temps que nous avions récupéré avant que le portail vers le futur ne se referme, emportant Massko et Noctunoir.
En le regardant, je ne pus m’empêcher d’admirer sa détermination. C’était lui, le vrai héros de cette histoire. Pas moi ; pas l’humaine transformée en Delcatty. Moi, j’étais effrayée, fatiguée et perdue. Certainement pas capable de sauver le monde.
Et pourtant, je rentrai à sa suite dans la tour. L’intérieur était silencieux, presque mort. Peut-être que la folie de Dialga n’avait pas encore atteint les étages inférieurs ?
C’est moi qui découvrit le premier escalier. De ma voix épuisée, j’appelai Chimpenfeu, et nous commençâmes bientôt notre ascension.
Au début, tout allait bien – enfin, aussi bien que pouvait se dérouler l’escalade d’une tour dont l’effondrement était uniquement empêché par le pouvoir magistral du dieu qui vivait à son sommet.
Pendant un moment, je m’étais demandée ce qui allait se passer si l’on atteignait le sommet et que l’on remettait le temps en marche. Est-ce que la tour allait s’effondrer ?
Probablement. A vrai dire, en cet instant, ça n’avait plus vraiment d’importance. Depuis que Massko était parti, je me moquais de ce qui pouvait m’arriver.
Vers le septième étage -ou était-ce le huitième ? J’avais arrêté de compter-, un Solaroc nous tomba dessus. J’avais espéré discuter, mais la folie qui se lisait dans ses yeux ne trompait pas. L’arrêt du temps l’avait rendu ivre de rage.
J’attaquai la première, sans remords. Chimpenfeu n’aurait pas pu s’en sortir contre un Pokémon Psy – c’est donc moi qui devait m’y coller.
Je ne crois pas que le Solaroc s’était attendu à ce que le gentille Delcatty lui fasse un tel Coup Bas. Quoiqu’il en soit, quelques secondes de combat plus tard, et sa masse rocheuse s’effondra au sol, éclatant en une multitude de cailloux dénués de vie.
J’avais tué un Pokémon. Encore. Comme les Ténéfix de Noctunoir. Comme Spiritomb. Comme beaucoup trop de monde.
Jusqu’où allai-je devoir sacrifier mon humanité pour atteindre le sommet ?
« Tu étais amoureuse de lui, n’est-ce pas ? » me demanda Chimpenfeu vers le dixième étage.
L’entendre parler me surprit. Chimpenfeu parlait peu pendant les explorations. Ou peut-être étais-je celle qui s’enfermait dans le mutisme à chaque fois ?
La tentative de conversation me prit de court :
« Qui ça ?
- Massko. J’ai vu comment tu le regardais. »
Massko. Etais-je tombée amoureuse de Massko ? Peut-être, oui. Je n’avais jamais cru à cette histoire de criminel renégat. Dans une autre vie, un autre temps, lui et moi étions partenaires – et maintenant, j’étais une Pokémon, et il était probablement mort, ou coincé dans un futur qui m’était inaccessible.
« Ça n’a plus d’importance, maintenant. »
Je sentis la jalousie que ma réponse suscitait chez lui. J’imagine qu’il pensait qu’en tant que partenaire d’exploration, il avait une relation privilégiée avec moi. Et c’était le cas. Mais depuis que j’avais appris qui j’étais réellement, Chimpenfeu avait vu d’un mauvais œil ma relation avec Massko.
Au quatorzième étage -le quinzième, peut-être ? -, il me sauva des griffes d’un Métalosse qui m’avait prise par surprise. Je vis la chair d’acier du Pokémon fondre sous le brasier de Chimpenfeu. J’entendis ses hurlements métalliques. Mais rien ne se produisit chez moi.
Aucun de nous deux ne s’attarda sur l’incident, et nous continuâmes notre ascension. Bientôt, les Pokémon sauvages devinrent plus coriaces, plus enragés, plus retords. Il me semblait entendre le
tic, tac incessant de l’horloge du monde qui nous rappelait perpétuellement que la fin approchait.
« On fera quoi, quand on sera face à Dialga ? demandai-je à Chimpenfeu vers le seizième étage.
- On le convainc de nous laisser remettre les Rouages du Temps en place, répondit mon partenaire.
- Tu as vu comment il est dans le futur. On ne peut pas raisonner un Pokémon comme lui.
- Alors on le fera sans son accord. » conclut Chimpenfeu, pragmatique.
Je savais qu’il pensait à la même chose que moi. Etions-nous de taille à affronter un Pokémon légendaire ? Un vrai ? Des illusions de Groudon, des gardiens de lac, nous en avions affronté – mais là, on parlait d’un dieu du temps, d’un être mythique aussi ancien que notre monde. Comment une Delcatty et un Chimpenfeu épuisé par des jours de voyage pouvaient-ils espérer venir à bout de pareil titan ?
Le silence oppressant de la tour fit de mon esprit un terreau fertile, et bientôt, les grains du doute germèrent en moi, sapant mon moral et dévorant le peu de détermination qu’il me restait, tant et si bien qu’il eut fallu d’un mot de Chimpenfeu pour que j’accepte de faire demi-tour.
Je ne suis pas une héroïne. Je ne l’ai jamais été.
Alors pourquoi continuais-je à gravir les échelons de cet escalier infernal ?
Le cœur au bord des lèvres, je m’apprêtai à avouer ma peur à mon partenaire quand je la sentis.
La brise. Le léger courant d’air frais qui souffla sur mon visage. On approchait.
Au détour d’une maison de monstres que nous contournâmes soigneusement, le dernier escalier s’offrit à nos regards. Avec un ultime regard l’un pour l’autre, Chimpenfeu et moi grimpâmes les marches craquelées, la boule au ventre.
~*~Musique d’ambiance conseilléeLe spectacle qui s’offrit à nous lorsque nous parvînmes sur le toit me coupa le souffle.
Les nuages pourpres étaient juste au-dessus de nos têtes, tourbillonnant avec fureur. Des entrailles du siphon cramoisi jaillissaient des éclairs rageurs, qui venaient frapper les colonnes brisées du Pinacle du Temps.
Et au milieu de ce décor de fin du monde se tenait Dialga, debout de tout son haut, dardant ses yeux fous sur nous.
En nous apercevant, il rugit de haine, et le temps sembla se déchirer. Mes tympans furent assourdis, et je sentis mes muscles se paralyser de terreur. Chimpenfeu ouvrit vaillamment le sac et montra les Rouages du Temps à Dialga, tout en criant :
« On est venus remettre le temps en marche !
- VOUS ÊTES VENUS DETRUIRE LA TOUR DU TEMPS ! » hurla le Pokémon légendaire.
Je tressaillis, terrifiée, mais trouvai le courage de répondre :
« Si on ne fait rien, le temps va s’arrêter dans le monde entier !
- Il est complètement consumé par la rage, me lança Chimpenfeu. L’arrêt du temps lui a fait perdre le contrôle.
- Non ! Il a l’air plus lucide que le Dialga du futur. On peut le raisonner ! protestai-je.
- Ça ne sert à rien. Tu vois la plaque de pierre derrière lui ? Il y a cinq trous crantés gravés à l’intérieur. Je parie que c’est là qu’il faut mettre les Rouages. Divertis-le pendant que j’y vais.
- Attends ! »
Mon partenaire s’élança, trop rapide pour que je puisse l’en empêcher. Dialga accueillit son mouvement avec un nouveau rugissement, et commença à se diriger vers lui, toutes griffes dehors.
Je chargeai. Je n’étais ni la plus brave, ni la plus forte des Pokémon – à vrai dire, je n’étais même pas vraiment un Pokémon.
Mais il était hors de question que je baisse les bras maintenant.
Mon attaque Damoclès fit à peine réagir Dialga, mais le choc fut suffisant pour attirer son attention. D’un monstrueux coup de patte, il me projeta contre une colonne de pierre.
Le choc me fit cracher du sang, et j’entendis un craquement inquiétant. La douleur fusa dans mon flanc droit, mais je me relevai. Les secousses provoquées par les pas de Dialga se rapprochèrent tandis que je reculai en gémissant.
Du coin de l’œil, j’aperçus Chimpenfeu qui approchait du Pinacle du Temps, les Rouages à la main. Avec agilité, il sortit les artefacts du sac et se mit à les encastrer dans les trous crantés.
« CEUX QUI VEULENT DETRUIRE LA TOUR DOIVENT MOURIR ! » hurla Dialga.
Chimpenfeu se retourna. Dans son regard, je vis qu’il avait fait son choix. Revenir sur ses pas et sauver sa partenaire d’exploration d’une mort imminente… ou placer le dernier Rouage et sauver le monde.
Chimpenfeu avait toujours rêvé d’être un héros. Il rêvait d’être reconnu, d’être admiré comme il avait admiré ces grands explorateurs de jadis. Il rêvait d’avenir.
Les Griffes Acier de Dialga déchirèrent mon poitrail au moment où mon partenaire plaçait le dernier Rouage du Temps dans le Pinacle.
Je ne criai pas. Peut-être étais-je courageuse, finalement.
Alors que le temps reprenait son cours et que la vie me quittait en même temps que mon sang, je vis le sol se fracturer. La Tour toute entière s’ébranla. Une colonne de pierre, déstabilisée par les tremblements, tomba sur Dialga, qui hurla avant de disparaître dans un nuage de poussière.
A l’autre bout du Pinacle, j’aperçus Chimpenfeu qui sautait de bloc de roche en bloc de roche avec agilité tandis que la Tour s’effondrait.
Avec amertume, je sentais le sol sous moi se dérober, avant d’être projetée dans le vide.
Ma dernière pensée fut pour Massko, prisonnier d’un futur que je venais d’effacer en sauvant le passé.