Narrateur pas fiable qu'ils disaient
L'autre jour, lors d'une expérience mystique dont je ne me rappelle même plus bien (je sais que ça impliquait la magie noire qui gouverne le mouvement des pendules et Tvtropes est évidemment impliqué (c'est toujours de la faute de Tvtropes) mais alors où est le rapport, ptt), je me suis rendu compte que depuis trois-quatre ans que j'écris à peu près sérieusement, je ne me suis pas demandé une seule fois qui est mon narrateur. Et je me suis alors rendu compte que c'était un peu trop souvent un personnage qui n'avait absolument rien à faire là.
J'ai trouvé un nouveau jeu idiot.
Borsa
D’une façon ou d’une autre, Maître Corbeau s’était procuré un fromage et l’avait ramené sur sa branche pour l’avaler en paix. Il en était encore à chercher où déposer le moelleux trophée qui menaçait de dégouliner le long de son bec et de foutre en l’air son plumage, quand Maître Renard le remarqua. Le goupil aurait pu faire preuve d’un peu de clémence, ou peut-être s’amuser au spectacle d’un corbeau couvert de fromage, mais il préféra jouer les opportunistes.
« Mon cher Corbeau, le bois entier vous aime ! s’exclama-t-il à belle voix. Que vous êtes joli, ce matin, avec juste un soupçon de soleil pour dévoiler les iridescences de vos plumes ! Allons, lâchez un peu ce fromage, il pâlit à côté de vous ; donnez-nous un récital, nous voudrions entendre votre belle voix ! »
Moins malin qu’il n’aimait à le prétendre, le Corbeau s’empressa de larguer le fromage et se mit à crier à tue-tête. Il beuglait encore quelques secondes plus tard en s’envolant pour aller houspiller le renard, lequel s’enfuyait avec un fromage dans le museau et qui ne tarderait pas à se retrouver oublié par terre ou étalé dans sa fourrure.
L’histoire ne dit pas si le corbeau arriva à récupérer son bien, ou si sa connerie offrit un repas gratuit au renard. À mon avis, le fromage avait traîné dans la boue pendant cinq minutes quand il a fini par être mangé.
Capone
Maintenant, la Cigale a faim. Elle a dansé tout le jour, tout l’été, et sent l’étreindre la froide politesse de l’hiver. Elle a perdu son pari et elle le sait : elle avait pensé ne pas survivre jusque-là, ne pas avoir besoin de préparer un avenir sous la glace. Mais la faim qui était une compagne joueuse sous le soleil, la morne fraîcheur qui invite à se faire lent et paisible, elles ont une autre saveur au seuil de la mort. La Cigale se découvre moins fière qu’elle ne le croyait. Elle se découvre capable d’aller toquer à la porte de la Fourmi, humblement, et bien des animaux n'en auraient pas eu le courage.
« Vous, ici ? s’indigne la laborieuse. Il ne vous a pas suffi de chanter à mes fenêtres, voilà que vous voulez maintenant tenir votre cirque dans mon salon ? Ouste !
— Non, non. Je viens seulement mendier un peu à manger. Je vous en prie, je vais mourir de faim.
— Auriez-vous perdu les réserves que vous aviez faites, je vous aurais prise en pitié. Vous n’avez rien fait d’autre que vous pavaner, et ma générosité a des limites. »
Sur ces mots, la Fourmi claque la porte, et retourne savourer le confort qu’elle a bâti pour elle-même. Dehors, la Cigale s’en va errer ailleurs, penaude. Elle le sent au plus profond d’elle-même. L’hiver sera court.
Sombrero
Il était une fois un lac… plutôt sympa, pour y avoir fait un peu de plongée, et je pense qu’on y a retrouvé plus d’un dormeur, mais ce n’est pas le sujet. Je comptais vous parler d’une paire d’ivrognes sur la berge, par chance incapables de rouler sous la table. Il n’y a pas de table et pas d’alcool, point. Notez que nos deux compères étaient un chêne et un roseau, ce qui ne les empêche absolument pas de boire comme des trous ; le roseau, en particulier, ces trucs-là ne vivent pas dans le désert.
Bref, un jour de pluie où nos deux plantules se gobergeaient, le Chêne se pencha vers le Roseau et lui tint à peu près ce langage.
« Hips ! Eh, vieux, je m’disais. Ç’doit quand même être lourd, à la longue, d’être voisins. J’veux dire, t’es toujours dans mon ombre, tu plie dès qu’il y a du vent. J’dois vraiment t’mener la vie dure, j’suis désolé !
— Arrête d’avoir la pluie triste ! rétorque le vieux. J’aurais pu germer sous un saule ou ce genre de débilos, là ça aurait chialé tout le temps !
— J’suis désolééé ! »
Ce que ces deux hurluberlus ne remarquaient pas, c’est que l’orage s’énervait lentement, soufflait et grondait. Les branches du Chêne craquaient, grinçaient, et le Roseau brinquebalait en tous sens. Notez, ils étaient tous les deux beaucoup trop gris pour le remarquer, un peu comme le ciel, mais ça faisait quand même un sacré son et lumière.
Dans la nuit, subrepticement, la tempête sortit des tréfonds de son inconscience le plus terrible cyclone qu’on ait jamais vu sur un petit lac de montagne non propice aux cyclones, mais comme c’était la nuit, personne ne s’est trop embêté à vérifier ce qu’il se passait et vous allez devoir me croire sur parole.
Au réveil, le Roseau constata que le Chêne avait ce qu’il convient d’appeler une terrible gueule de bois. Il était effondré de tout son long, dans l’étang, une masse d’écorce inerte aux feuilles arrachées. Et le Roseau eut beau l’appeler de toutes se forces, crier et tempêter, le Chêne ne se réveillerait jamais. Il faudrait que la petite plante d’eau vive sans la présence réconfortante et immuable de son ami droit et ferme.
Moralité : longue vie aux tordus !
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Pourquoi des chapeaux ? Aucune idée, mais je me suis efforcé de faire coller mes maigres connaissances en langages bizarres aux personnalités des trois glandus. Vous remarquerez que Sombrero est mon narrateur le plus naturel, vu qu'il s'incruste à peu près partout dans le blog, et quand on le joue sérieusement il peut vous foutre une histoire en l'air sans une seule arrière-pensée. Mais maintenant que je suis prévenu, je vais... le jouer sérieusement et avec une justification.
(C'est pas forcément trop sensible sur des fables de La Fontaine (ce ne sont pas des adaptations, c'est vraiment comme ça que ces trois-là les auraient racontées), mais j'ai essayé une poignée de trucs moins identifiables et quand on les place dans le contexte, ils arrivent tous les trois à faire un taf sympa. Donc je suis content d'avoir fait la connerie :D)
Article ajouté le Vendredi 21 Octobre 2022 à 15h37 |
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