Procrastination déconstructive
Faites pas gaffe, juste un n-ième délire chelou. Pas à propos de déchets pour une fois.
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On marmonne lorsque la vallée s’offre au regard pour la première fois. Toujours : cette terre nichée dans la rocaille des montagnes n’a rien pour elle à première vue. Aucun ruisseau ne dévale ses pentes, aucune rivière n’en fait son lit, et des plantes rares. Il n’y a pas d’eau.
Il n’y a pas d’eau, et pourtant il y a ce petit bosquet de pins, un peu d’herbe. Des îlots de poussière surnagent dans la verdure clairsemée, dédaignés par la vie pour quelque raison bizarre. Se dit-on que c’est plus que ce que la pluie seule peut abreuver ? En tout cas, ils ont été plusieurs à tenter leur chance, et une poignée de maisons ont poussé çà et là. Pas vraiment un village, à moins qu’on ne veuille faire de toute la vallée sa place centrale.
Les gens ne sont pas partis. Ils ont tenté de creuser un puit, ils ont eu la joie de le voir se remplir rapidement. Trop rapidement, peut-être ? Mais aucun d’eux ne releva le mauvais présage ; il y avait de l’eau en sous-sol, c’était tout ce qui comptait.
D’autres viennent, certains partent. On voyage un peu, on dit des contes d’ailleurs. D’autres vallées, dans ces montagnes qui ne semblent jamais finir, plus accueillantes. Les gens du coin restent, pourtant. Cette terre est juste assez fertile pour leur récolte, et juste assez aride pour qu’on ne vienne jamais la leur prendre : le lieu est peut-être plus rude que d’autres, mais il leur convient. Ils célèbrent la pluie rare, ils entretiennent soigneusement leur puit, et le temps passe. Sans que jamais la vallée ne bouge.
Car il n’y a pas d’eau. Parfois, un oiseau en voyage se pose sur la margelle du puit, et ose plonger s’abreuver au fond ; pour le reste, la vallée est à peu près inhabitée. Rien que des humains, et une poignée d’oiseaux qui goûtent la tranquillité des nids qu’ils construisent dans les pins.
Il arrive que ce lieu mort et inerte laisse retentir un grondement grave, une vibration dans la roche. Les gens du coin ont cru à un monstre endormi, peut-être quelque part du côté du puit. Ils l’ont cherché en vain, puis lui ont inventé une histoire.
Et quand ils l’ont racontée plusieurs fois, la vallée a finalement remarqué leur présence.
Mais elle n’a pas bougé. Les paysans étaient accommodants, ils ne la dérangent pas. D’autres, elle le sait, seraient agacées de sentir leurs charrues sillonner leur terre ; pas elle. Sa conscience repose trop profondément, sous la roche et la poussière.
Là, dans l’obscurité et le froid, court la force vive de la vallée. Une rivière, un flot d’eau souterrain qui l’a creusée patiemment au fil des millénaires et l’a recouverte de poussière. Parfois l’eau s’infiltrant en tourbillonnant autour des pierres provoque un éboulement, dans un grondement grave et assourdi qui s’échappe par le puit. Le terrain s’enfonce un peu, trois fois rien, et puis l’eau recommence à creuser vers le bas. Ainsi la vallée est-elle née, bien longtemps auparavant.
Les paysans, lui a-t-il semblé, n’avaient pas la force de menacer un courant si profond. Elle a tout de même envisagé qu’ils le puissent, et décidé de préparer une riposte. Des infiltrations d’eau sont remontées du courant principal, attaquant des roches choisies avec soin — senties, plutôt. Les éboulements se sont faits un peu plus fréquents, la qualité du terrain changea peut-être un peu. Les paysans ne se rendirent compte de rien et continuèrent de se faire peur avec le monstre qu’ils avaient inventé.
Satisfaite, la vallée s’est replongée dans le flot paisible d’où leur présence l’avait tirée, quoiqu’en gardant un œil sur eux et en entretenant ses sapes précises. Lorsque ce sera nécessaire, elle sera capable d’engloutir chacune de leurs maisons dans un puit prévu pour elle.
Les paysans, pourtant, se sont rendus compte de quelque chose. L’eau remonte un peu mieux vers la surface là où ils ont bâti leurs maisons, les plantes poussent plus facilement, et les récoltes sont meilleures. Alors beaucoup se disent que la vallée les a acceptés, et plusieurs ont décidé de la remercier. Chaque année, ils font une offrande d’eau de pluie au puit creusé en bas de la vallée, et demandent à cette dernière de les accueillir une année de plus.
C’est un rituel idiot, mais la vallée l’aime bien. Alors le jour où un voyageur fraîchement installé l’a critiqué, elle a asséché ses champs. Personne dans la vallée, en voyant ceci, n’a voulu lui vendre de nourriture ; il est parti, et l’année suivante, tous les habitants firent l’offrande à leur vallée. Il en est ainsi depuis.
Loin de la satisfaire encore, cela l’inquiète. La vallée se demande s’il n’était pas imprudent de révéler ainsi sa nature souterraine, et craint que quelqu’un ne se mette en tête de venir voir ce qu’il y a sous le sol. Elle sait qu’on parle d’elle, dans les autres vallées ; elle s’est dépêchée de rendre leur fertilité aux champs détruits en remarquant qu’on venait désormais parfois pour les voir, d’autres vallées.
Peut-être devrait-elle simplement redevenir une terre aride et inhospitalière, comme avant de se creuser elle-même. Et pourtant, sans savoir pourquoi, elle hésite à l’idée de chasser ses paysans.
Article ajouté le Mardi 07 Décembre 2021 à 15h23 |
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